Le terme de «triage» suscite la controverse

Le terme de «triage» suscite la controverse

Article de fond
Édition
2023/40
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.22058
Bull Med Suisses. 2023;104(40):18-21

Publié le 04.10.2023

Accès aux soins Avec la pandémie de COVID-19, la question du triage médical s’est imposée dans la conscience collective. En Suisse, toutes les patientes et tous les patients reçoivent les soins nécessaires, expliquent Antje Heise, présidente de la Société Suisse de Médecine Intensive, et Dagmar Keller, médecin urgentiste. Mais la pression est devenue plus forte.
En mars 2020, des images chocs faisaient le tour du monde, celles de colonnes de véhicules militaires transportant de nuit des cercueils de victimes du coronavirus depuis Bergame au crématorium voisin. La Prof. Dre méd. Dagmar Keller, à la tête de l’Institut de médecine d’urgence de l’Hôpital universitaire de Zurich jusqu’à fin juin 2023, se souvient: «On n’avait aucune idée de la façon dont se développait le virus.» Tous les hôpitaux du pays tentaient de s’adapter à cette situation d’exception et, en coulisse, tout le monde travaillait d’arrache-pied. «Quand ces images nous sont parvenues, personne ne savait vraiment ce qui arrivait», dit Sibylle Ackermann. Théologue et biologiste, elle dirige la division Éthique de l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM), dont elle était porte-parole à l’époque.
En médecine d’urgence et aux soins intensifs, les décisions prises concernent la vie et la mort. Cela ne doit toutefois pas être confondu avec du triage.
© Andrei Malov / Dreamstime

Une action rapide

Sous l’égide de l’ASSM, Sibylle Ackermann raconte que «dans la nuit ou presque», un petit groupe d’experts en médecine intensive et en éthique se met immédiatement au travail. Ils révisent l’annexe des directives médico-éthiques de 2013 pour la médecine intensive, intitulé «Triage des traitements de médecine intensive en cas de pénurie exceptionnelle des ressources» et, le 20 mars 2020, ils livrent une première mouture (cf. encadré). En temps normal, l’élaboration de directives prend deux ou trois ans, consultation publique incluse. Mais il fallait agir rapidement. «On craignait de voir les choses évoluer chez nous comme à Bergame et on voulait fournir à tout le personnel médical suisse un cadre d’orientation homogène», explique Sibylle Ackermann. Retravaillée plusieurs fois, cette annexe s’axe, dans sa version actuelle [1], sur une pénurie exceptionnelle des ressources en général et plus uniquement sur la pandémie de coronavirus.

Triage en cas de pénurie des ressources

Au printemps 2020, l’ASSM et la Société Suisse de Médecine Intensive (SSMI) ont élaboré des indications de mise en œuvre du chapitre publié en 2013 sur le triage en cas de pénurie des ressources, qui sont une aide concrète à ce type de décision difficile. Ces indications ont été publiées le 20 mars 2020. Elles ont ensuite été adaptées dès que l’expérience pratique ou de nouveaux enseignements scientifiques l’exigeaient, et sont publiées sur le site Web de l’ASSM [1]. La version actuellement en vigueur date de septembre 2021. Le triage en cas de pénurie des ressources doit servir lors d’événements d’envergure touchant l’ensemble du pays et non, par exemple, pour gérer le problème de capacité d’un hôpital.

Les enseignements de la pandémie

Trois ans se sont écoulés depuis ces dramatiques premières semaines. La Suisse a échappé aux scénarios d’horreur de Bergame – mais la pression sur les urgences et les soins intensifs reste forte et fait régulièrement les gros titres. En janvier, le Prof. Dr méd. Vincent Ribordy, coprésident de la Société Suisse de Médecine d’Urgence et de Sauvetage sonnait ainsi l’alerte et prévenait, dans une interview donnée au «Sonntagszeitung» [2], du risque d’effondrement du système. Avec l’impression, pour le personnel médical, d’être de plus en plus souvent confronté à des décisions médicales critiques.
La Dre méd. Antje Heise indique qu’il faut toutefois s’entendre sur la terminologie. Directrice médicale des soins intensifs de l’Hôpital de Thoune et présidente de la Société Suisse de Médecine Intensive, elle a participé au travail de refonte des directives de l’ASSM et explique: «Le terme de triage au sens strict du terme vient de la médecine de guerre. Il s’agit, dans ce contexte, de décider qui, sur le champ de bataille, a de réelles chances de survie et va par conséquent recevoir des soins.» Ce sont donc des décisions qui concernent la vie et la mort. «En Suisse, les personnes admises aux urgences bénéficient dans tous les cas des soins médicaux», précise Antje Heise. Et il en a aussi été ainsi ces trois dernières années. «La pandémie de coronavirus n’a jamais généré de situation de triage, car on avait toujours assez de lits au niveau national», souligne la spécialiste en médecine intensive. Si certains hôpitaux étaient à la limite de leurs capacités, c’était avant tout dû à un souci de répartition. Il a fallu du temps pour casser la «pensée en vase clos» et transférer les patientes et les patients dans une autre ville ou un autre canton.
Les directives aident à gérer les situations d’exception telles qu’une pandémie.
© Thiago Rocha Dos Santos / Dreamstime
Dagmar Keller, urgentiste, confirme: «Nous n’avons jamais refusé quelqu’un aux urgences. On a eu des problèmes de place en soins intensifs, liés au fait que lors de la première vague, tout le monde venait chez nous, à l’Hôpital Triemli ou à l’Hôpital cantonal de Winterthour.» Et ce, parce que le canton de Zurich indiquait quels hôpitaux devaient prendre en charge les malades du COVID-19, soit les hôpitaux dits A. «À la deuxième vague, nous avons fait valoir que d’autres établissements zurichois devraient aussi accueillir des malades du COVID-19. Mais ces hôpitaux devaient d’abord adapter leurs concepts en la matière.» En médecine d’urgence, dit-elle, il est clair que «nous avons beaucoup appris et savons aujourd’hui comment surmonter une situation d’exception comme une pandémie.»

«Une médecine sensée»

Si la question ne se pose pas explicitement, il n’en reste pas moins que «nombre de médecins, de soignantes et soignants ont le sentiment d’être de plus en plus confrontés à des décisions de triage», constate Antje Heise. Il faut faire attention à la terminologie: «Quand des malades polymorbides arrivent en fin de vie aux urgences, il faut parfois décider si le recours aux soins intensifs est encore pertinent.» Or, ce sont des situations récurrentes. «Mais je ne qualifierais pas ça de triage», indique-t-elle. «Quand un malade de ce type n’est pas pris en soins intensifs, les urgences ont souvent la tâche chronophage et frustrante d’organiser des options alternatives à l’hospitalisation, que ce soit en soins palliatifs ou dans une autre unité», complète Dagmar Keller.
L’ASSM constate que «même hors de toute pénurie de ressources, le personnel de médecine intensive est régulièrement mis face au choix d’administrer ou non un traitement intensif. Ce n’est en rien une question de triage, mais de décider de ne pas initier de traitement intensif s’il est médicalement contre-indiqué et qu’il ne bénéficierait pas, voire nuirait, au malade concerné. C’est alors un devoir médical de ne pas prodiguer ces traitements.» Selon Antje Heise, la question de la définition d’une médecine «sensée» se pose de plus en plus souvent. Dans le milieu, on parle maintenant de «futility»: il faut savoir identifier les interventions médicales inefficaces ou vaines en tant que telles et s’abstenir d’y recourir – y compris pour le bien des patientes et des patients et de leurs proches. Cela dit, ce genre de situation ne se rencontre pas tous les jours.

Connaître la position du malade

Dans le quotidien médical, il est par principe essentiel de savoir quels traitements un malade souhaiterait se voir administrer ou non. «Quand les gens arrivent en soins intensifs et qu’on ne connaît pas leur position en matière de mesures de soins intensifs et ce qu’ils estiment être une vie valant la peine d’être vécue, la décision est extrêmement difficile», dit Antje Heise. Si la personne n’a pas donné de directives anticipées pour le cas où elle ne puisse plus s’exprimer, on fait appel à ses proches. Le résultat peut être une limitation ou un changement d’orientation du traitement. Les médecins expérimentés peuvent, le cas échéant, émettre des recommandations. «J’imagine tout à fait que, dans une telle situation, de jeunes collègues se sentent dépassés ou aient le sentiment de ne pas pouvoir faire leur travail ou alors, pas comme il le faudrait», dit Antje Heise. «Cela peut leur donner l’impression d’avoir effectué un triage.» Et avec la pandémie, le concept de «triage» est beaucoup plus présent.
Dagmar Keller fait la même constatation en médecine d’urgence: «On note une sensibilité accrue au thème du triage.» Pourtant, la situation aux urgences diffère de celle des soins intensifs. «On constate l’urgence et on initie le processus de traitement.» Sur la base, par exemple, du score en 5 points de l’«Emergency Severity Index», qui évalue l’urgence et les ressources à consacrer au malade concerné. Le système fonctionne bien, estime Dagmar Keller. L’accueil de malades admis en urgence aux soins intensifs est plus compliqué, même hors période de pandémie. «La recherche d’une place peut parfois durer des heures», dit-elle. «Mais je n’ai pas souvenir de personnes gravement malades ou blessées en salle de réanimation, qu’il ait fallu diriger vers les soins palliatifs faute de place en soins intensifs.»

Les urgences comme carte de visite

Les discussions sur le triage sont-elles juste un débat alarmiste gonflé médiatiquement? Pour Antje Heise, il est clair que «nous avons assez de lits, mais malgré tout des goulots d’étranglement liés au manque de personnel.» C’est pourquoi les hôpitaux suisses, trois ans après la première vague de coronavirus, font encore des reports d’opérations – souvent mal accueillis par les malades ou les médecins traitants concernés.
Dagmar Keller souligne elle aussi le très gros problème de pénurie de personnel et en parallèle, le manque d’espace dont pâtissent les services d’urgence. «Les urgences sont la porte d’entrée et la carte de visite d’un hôpital», dit-elle. «Cela requiert des investissements.» Il serait par ailleurs souhaitable, du point de vue médical, «que la médecine d’urgence bénéficie enfin d’un titre de spécialiste et soit une spécialité pleinement reconnue.»

Une sécurité juridique serait utile

Par ailleurs, les deux expertes soulignent la nécessité d’un projet de soins anticipé. La grosse majorité de la population n’a pas de directives anticipées, dont on trouve en outre quelque 120 versions en circulation. «Certaines sont impossibles à interpréter», déplore Dagmar Keller. Elle est membre d’un groupe de travail national conjoint de l’OFSP et de l’ASSM, qui a rédigé une feuille de route de 12 recommandations visant à ancrer le projet de soins anticipé dans les mœurs [3].
Mais la Suisse est-elle vraiment équipée pour faire face à une potentielle épidémie mortelle à venir? «Nous devons nous préparer à devoir, le cas échéant, gérer des situations de triage», souligne Antje Heise. «Si cela devait survenir, il serait important de disposer d’une sécurité juridique. Il serait souhaitable que le législateur établisse clairement qu’en cas de pandémie avec afflux massifs de patients, les directives de l’ASSM soient diffusées et appliquées.»
Prof. Dre méd. Dagmar Keller Lang
Médecin-cheffe du service des urgences de la clinique Gut de Saint-Moritz, et membre du comité de la Société Suisse de Médecine d’Urgence et de Sauvetage (SSMUS).
Dre méd. Antje Heise
Responsable médicale de soins intensifs interdisciplinaires de l’Hôpital de Thoune, présidente et directrice de la Société Suisse de Médecine Intensive (SSMI).