La science à l’aube d’un grand saut

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Édition
2023/2021
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21731
Bull Med Suisses. 2023;(2021):12-15

Publié le 17.05.2023

Innovation Organoïdes et tumoroïdes doivent permettre de limiter l’expérimentation animale et de trouver plus rapidement le meilleur traitement: la médecine du futur place beaucoup d’espoir dans les copies d’organes développées en laboratoire. Même si elles ne sont pas encore parfaites.
Le modèle animal a-t-il fait son temps dans la recherche et en médecine? Actuellement, deux solutions de remplacement, tout au moins deux modèles humains complémentaires se profilent pour l’avenir. Il s’agit d’une part de ce qu’on appelle le jumeau numérique [1]. C’est la copie virtuelle d’un être en chair et en os, alimentée avec toutes les données disponibles sur son alter ego, et dotée d’une intelligence artificielle. Elle devrait permettre de prévoir quelles maladies une personne pourrait développer dans l’avenir, et à quels traitements elle réagirait.
Un autre modèle humain apparaît actuellement dans les laboratoires du monde entier: les organoïdes. Ces cultures cellulaires en 3D sont des copies simplifiées d’organes réels, développées à partir de cellules souches. Actuellement, les équipes de recherche cultivent entre autres des intestins, des foies, des poumons, des prostates et même des cerveaux miniatures, sous forme d’organoïdes de maximum quelques millimètres de diamètre. À la différence des cellules cultivées, ils sont en trois dimensions, plus complexes, et reproduisent donc des parties de l’organisme humain en se rapprochant plus de la réalité. Ils sont censés dépasser les résultats des cultures cellulaires et des modèles animaux et ouvrent de nouvelles perspectives, notamment sur la façon dont les organes se développent et dont les maladies apparaissent. Bon nombre de ces dernières sont étudiées aujourd’hui sur les organoïdes, des maladies infectieuses à l’autisme, en passant par Alzheimer et Parkinson. Il est possible de cultiver en laboratoire des tumoroïdes, à partir de cellules tumorales de patientes et de patients, pour en faire d’importants modèles de progression des maladies, utilisés dans la recherche sur le cancer.
Les organoïdes et les tumoroïdes sont aussi très intéressants pour le développement des médicaments et la médecine clinique. Ils servent, entre autres, à tester les substances actives, à personnaliser les traitements et à identifier très tôt les effets indésirables de ces derniers. Les modifications génétiques permettent également de déclencher des maladies dans les organoïdes, de façon ciblée, pour la recherche.
«Les plus grandes avancées avec les organoïdes sont devant nous», affirme l’ingénieur biomédical Matthias Lütolf.
© Djordje Petrovic / Pexels

Des progrès pour la mucoviscidose

Mais qu’est-ce que la recherche sur les organoïdes a déjà apporté aux connaissances existantes? «L’un des résultats les plus étonnants est le constat que les cellules souches s’organisent de façon autonome et complètement indépendante d’un embryon ou d’un organisme, et peuvent devenir un organoïde. Il y a vingt ans, personne n’aurait cru cela possible», répond l’ingénieur biomédical Matthias Lütolf. Il fait partie des pionniers de la recherche sur les organoïdes en Suisse. Il enseigne à l'EPFL et il est désormais directeur du Roche Institute of Human Biology.
Très concrètement, la recherche sur les organoïdes a révélé le rôle de différents types de cellules dans le développement et la configuration de l’épithélium intestinal. Dans la maladie infectieuse à virus Zika, les organoïdes ont permis de comprendre quelles cellules étaient endommagées par le virus et quels mécanismes entraient en jeu. Les progrès dans le traitement personnalisé de la mucoviscidose constituent l’une des avancées majeures de la recherche sur les organoïdes. Le Néerlandais Hans Clevers, professeur de génétique moléculaire et co-inventeur de la technologie des organoïdes, a réussi à démontrer que les organoïdes d’intestin de patientes ou de patients atteints de mucoviscidose réagissent aux médicaments de façon très similaire aux organes réels [2]. Ce résultat est d’ores et déjà utilisé au quotidien au niveau clinique, pour trouver les traitements adéquats.

La Suisse est en avance

D’après le site ClinicalTrials, environ 130 études cliniques sur les organoïdes sont en cours dans le monde entier [3]. «La Suisse est l’un des sites de recherche les plus intéressants sur la planète», affirme Matthias Lütolf. Presque toutes les universités de ce pays ont des équipes de recherche et des laboratoires qui travaillent sur ce sujet. Le scientifique indique qu’à Bâle, par exemple, de nombreux instituts et hautes écoles ainsi que l’industrie pharmaceutique sont actifs dans ce domaine, faisant de cette ville un lieu central, qui rayonne dans le monde entier.
La recherche sur le cancer est devenue l’un des principaux champs d’application, grâce aux tumoroïdes. C’est à ce domaine que s’est consacrée, entre autres, Chantal Pauli. Professeure au service de pathologie de l’Hôpital universitaire de Zurich, elle dispose d’une banque de données biologiques d’environ 150 tumoroïdes, issus de 14 types de cancer différents. Elle souhaite notamment aider les patientes et les patients pour qui l’analyse moléculaire n’a fourni aucun indice de traitement efficace.
Pour cela, elle et son équipe développent près de 300  tumoroïdes par patiente ou patient, pour finalement leur proposer 50 à 70 substances actives, en différents dosages. Une fois la solution la plus efficace dégagée, elle pourra être administrée aux personnes atteintes du cancer, sans essais thérapeutiques inutiles, dans le cadre d’une véritable médecine personnalisée. Mais nous n’en sommes pas encore là. «Il nous reste encore à prouver l’efficacité de la méthode avec des études cliniques», précise Chantal Pauli. L’équipe de recherche veut aussi étudier sur les tumoroïdes les mécanismes de résistance, pour tester comment les surmonter.

Une intelligence hybride?

Aux États-Unis, les National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine placent aussi beaucoup d’espoir dans la technologie des organoïdes. Dans un rapport, les membres de ces académies décrivent les opportunités créées par les organoïdes cérébraux, ou cérébroïdes, pour mieux comprendre et traiter par exemple des maladies neurologiques et psychiatriques encore difficiles à soigner [4].
Le rapport Science Breakthrough Radar de la fondation Geneva Science and Diplomacy Anticipator (GESDA) semble tout droit sorti de la science-fiction [5]. La fondation s’est fixé comme objectif de décrire les évolutions possibles de la science. Dans son dernier rapport, les autrices et auteurs émettent par exemple l’hypothèse d’une accélération du vieillissement de cérébroïdes, qui permettrait d’optimiser les recherches sur l’apparition de maladies à progression lente, comme Alzheimer. D’ici à environ vingt-cinq ans, il pourrait être envisageable d’associer des organoïdes humains et de les combiner avec des organoïdes d’animaux, ou avec des robots et de l’intelligence artificielle. L’intelligence hybride qui en résulterait permettrait de comprendre comment le cerveau apprend et de fournir aux robots de nouvelles aptitudes cognitives.
Le rapport de la fondation GESDA attribue en outre un rôle essentiel aux organoïdes dans la médecine régénératrice du futur: d’ici 2050, la fabrication en 3D d’organes complexes comme les reins pourrait être envisageable en vue d’une transplantation. À titre de comparaison, les équipes de recherche, notamment au Japon, travaillent actuellement sur une rétine artificielle, transplantable, et déjà testée dans le cadre d’études cliniques.
Il est clair que cette technologie des organoïdes, aux multiples usages, pose aussi des questions éthiques. C’est entre autres l’objet du projet HYBRIDA de l’Union européenne [6]. En outre, la Société Internationale de Recherche sur les Cellules Souches (ISSCR) a intégré à ses Lignes directrices la question de la recherche sur les organoïdes [7].

Rester réaliste

S’il est possible de combiner des organoïdes et de les associer à l’intelligence artificielle, l’être humain va-t-il pouvoir un jour être totalement fabriqué en laboratoire? Matthias Lütolf et Chantal Pauli mettent en garde contre cet engouement pour les organoïdes. «Il faut rester réaliste. D’autres domaines de recherche en plein essor, comme l’ingénierie tissulaire, étaient très prometteurs il y a vingt-cinq ans», ajoute Matthias Lütolf. «On nous disait alors qu’il serait possible, d’ici 2005, de fabriquer un foie fonctionnel en laboratoire. Or ce n’est toujours pas le cas aujourd’hui.»
Développer un seul et unique organe, proche de la réalité, est incroyablement complexe, nous dit-il. On peut effectivement imaginer combiner différents organoïdes dans le futur, et on peut aussi trouver intéressant de simuler l’interaction entre les intestins et le cerveau. «Mais avant d’y arriver, un énorme travail d’analyse et de recherche est nécessaire. Je doute fortement que nous soyons un jour capables de modéliser un organisme humain complet», déclare l’ingénieur.

Peaufiner les organoïdes

Pour Matthias Lütolf comme pour Chantal Pauli, une chose est claire: les organoïdes ne sont pas encore des répliques parfaites des organes et ne reproduisent pas exactement la progression des maladies. Il leur manque encore cruellement certains éléments: le métabolisme, les vaisseaux sanguins, les cellules immunitaires, ou pour quelques-uns, le microbiome. De plus, certains organoïdes ont une durée de vie limitée. Par exemple, les cérébroïdes ne dépassent pas le stade du cerveau de fœtus.
«Nous devons continuer de peaufiner la technologie des organoïdes», ajoute Matthias Lütolf. C’est par exemple possible avec la bioingénierie. Matthias Lütolf et Chantal Pauli sont aussi d’accord pour dire que la technologie des organoïdes se fond de plus en plus dans une approche organ-on-a-chip (implantation des organoïdes sur puces). Les organoïdes sont basés sur une approche biologique et sur l’auto-organisation des cellules souches dans un milieu de culture. La technologie organ-on-a-chip est issue, elle, de la microtechnologie. L’implantation sur puce permet de mieux simuler les facteurs environnementaux et de mieux contrôler la croissance des cellules. «Les deux approches se combinent bien, et à l’avenir, on cultivera les organoïdes directement sur les puces», explique Chantal Pauli.
Le mot d’ordre de ces deux chercheurs est de ne pas entretenir l’engouement, mais de se tourner vers l’avenir avec beaucoup d’espoir. Ils pensent par exemple qu’il sera possible d’améliorer les organoïdes avec des vaisseaux sanguins et des composantes du système immunitaire. Chantal Pauli estime que presque toutes les maladies pourront être modélisées avec les organoïdes: «C’est l’avenir pour trouver des traitements personnalisés.»
Des tumoroïdes cultivés en laboratoire comme modèles de maladies pour la recherche sur le cancer. Image: tumoroïdes du cancer du pancréas.
© Sabrina Steiner, USZ

L’être humain reste le principal modèle

«Les plus grandes avancées avec les organoïdes sont devant nous», affirme Matthias Lütolf. Pour lui, les organoïdes vont s’imposer dans tous les laboratoires du monde: grâce à eux, l’être humain va devenir un modèle important pour la biologie et la médecine, aux côtés des drosophiles, des souris et autres organismes. De multiples possibilités se dessinent alors: diminuer l’expérimentation animale, améliorer et personnaliser les traitements, enfin accélérer le développement de nouveaux médicaments.
Matthias Lütolf et son institut veulent étendre l’usage des organoïdes à la recherche sur les médicaments. Pour développer de nouveaux modèles de progression de maladie, obtenir de nouveaux résultats en biologie et pouvoir identifier très tôt les substances actives prometteuses.
Chantal Pauli a elle aussi un objectif quand elle travaille à l’Hôpital universitaire de Zurich: en coopération avec la start-up PreComb, elle souhaite mettre au point le premier appareil totalement automatique, autorisé au niveau clinique dans le monde entier, pour tester les substances actives sur les tumoroïdes, et participer ainsi au choix thérapeutique [8]. Le prototype est déjà dans son laboratoire. La première étude clinique qui l’utilise doit démarrer en 2023. Jusqu’à maintenant, elle a testé les substances actives administrées aux personnes atteintes d’un cancer parallèlement sur les organoïdes, pour valider la méthode. Mais cela va bientôt changer: les substances actives vont d’abord être testées sur l’organoïde d’une patiente ou d’un patient, pour ensuite pouvoir lui proposer un traitement efficace immédiatement.