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La réduction des risques en médecine des addictions
a Dr méd., Centre du jeu excessif, Médecine des addictions, Département de psychiatrie, CHUV, et Collège romand de médecine de l’addiction; b Prof. Dr méd, Collège romand de médecine de l’addiction et Service d’addictologie, Département de santé mentale et de psychiatrie, HUG; c Centre du jeu excessif, Médecine des addictions, Département de psychiatrie, CHUV; d Groupement romand d’étude des addictions; e Dre clin. psy., Centre du jeu excessif, Médecine des addictions, Département de psychiatrie, CHUV
Addictions Réduire les risques, prévenir, traiter, réguler: quatre piliers historiques d’une politique fédérale «drogue» devenue aujourd’hui Stratégie nationale Addictions. Le concept de réduction des risques en médecine des addictions présente toutefois une définition incertaine. Quelles sont ses forces et ses faiblesses?
Dans une récente publication du Bulletin des médecins suisses intitulée «La signification de la réduction des risques en médecine des addictions», il est rappelé combien le concept de réduction des risques (ci-après RDR) a eu un effet structurant sur le développement de l’addictologie, en particulier dans son volet médical [1]. Ancré dans la politique publique «drogues» depuis 30 ans, le concept de RDR souffre néanmoins de l’absence d’une définition scientifiquement et juridiquement établie, en tant que concept de santé publique.
Cet article présente quelques réflexions visant à moderniser la définition de la RDR dans l’abord des troubles addictifs, avec ou sans substances. Ces réflexions se basent sur une précédente publication du Centre du jeu excessif (CHUV) et du Groupement romand d’études des addictions (GREA) dans l’ouvrage collectif «Harm Reduction for Gambling» [2].
Du travail de rue à la crise du sida
Dans les années 1970, la RDR se limitait à quelques initiatives locales, issues des usagers et des travailleurs de rue, qui avaient pour objectif de réduire les conséquences négatives de la consommation de substances psychoactives d’usage non médical, dont plusieurs mesures particulièrement efficaces pour diminuer les risques dus à l’injection. Celles-ci comprenaient en particulier la mise à disposition de matériel stérile et, pour l’héroïne, au large accès à la prescription de méthadone lors de la crise du sida dans les années 1980–90 [3]. Ces mesures mettaient en avant une série de devoirs démocratiques, en particulier le droit à la vie et le droit à la santé. Ainsi, le concept de RDR a émergé de manière pragmatique, plaçant la personne au centre d’un droit à l’accompagnement et à la survie, dans le sens où la personne pourrait «ne pas vouloir ou pouvoir renoncer» à l’usage non médical de substances [2].


© Ben Wicks / Unsplash
Des définitions historiques imprécises
Les premières définitions de la RDR apparaissent dans les documents institutionnels et réglementaires des services d’aide aux personnes consommant des substances psychoactives. Elles font référence aux personnes qui ne sont «pas encore prêtes» à abandonner leur consommation [4]. Selon cette perspective, la RDR concernerait toute politique ou tout programme visant à améliorer la santé ou le statut social des personnes consommant des substances, sans viser la réduction de cette consommation. Une telle définition reconnaît le fait que certaines personnes ne sont pas dans une situation leur permettant d’arrêter de consommer, mais elle ne met pas en avant explicitement la perspective des droits fondamentaux, laquelle prend en compte le choix de la personne et place sa responsabilité au centre de la démarche. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’être capable de réduire ou d’arrêter la consommation, mais aussi de savoir si la personne souhaite le faire, dans une perspective non jugeante.
En opposition à ces premières définitions, qui se focalisent sur le public cible plutôt que sur les processus ou les résultats de la RDR, différents protagonistes de la santé se sont concentrés sur l’objectif ultime de l’approche. Ainsi, en 1995, Wodak et Saunders ont proposé que le terme RDR puisse couvrir «l’emploi de tout moyen pour réduire les dommages résultant des drogues illicites» [5]. Cette proposition présente l’avantage de dépasser la dichotomie «réduction de la consommation ou non» précédemment évoquée. Cependant, elle soulève une nouvelle question: comment mesurer les dommages et élaborer des méthodes scientifiques pour calculer le «gain ou la perte nette liée à une politique ou un programme de RDR donné» [4]? S’il existe des méthodes scientifiques robustes pour évaluer les politiques publiques, elles reposent globalement sur des études coûteuses et difficiles à répliquer périodiquement.
Des points controversés
Afin de poursuivre les objectifs de la RDR, il est possible de mettre en œuvre des mesures combinées de natures très différentes. Il peut s’agir, par exemple, de stratégies pour lutter contre la stigmatisation, de mesures visant à encourager les personnes consommant des substances à participer aux débats publics, ou l’accès à un soutien spécialisé grâce à des espaces de consommation sécurisés. Les mesures structurelles, comme une augmentation des taxes ou une protection contre le tabagisme passif, peuvent-elles sous certaines conditions être considérées comme de la RDR [6]? Il y a clairement un risque de confusion entre prévention et RDR si l’on considère que la prévention concerne la décision d’amorcer une consommation alors que la RDR relève des conséquences d’une consommation décidée.
Un autre point controversé est la place accordée à l’information sur les risques, ou même la promotion d’une consommation à faibles risques, si des intérêts commerciaux sont en jeu. On pourrait considérer par exemple qu’une initiative limitant ou interdisant la publicité pour le tabac ou pour les jeux d’argent pourrait être considérée comme de la RDR, si cette publicité avait pour effet d’amplifier le comportement addictif. En revanche, des messages de modération communiqués sur des supports marketing peuvent en réalité viser une extension du marché conduisant in fine à une augmentation des risques et dommages (typiquement promotion d’une consommation «responsable» par l’industrie).
Mieux définir pour mieux évaluer
L’élargissement des définitions de la RDR aux comportements addictifs sans substances et aux jeux d’argent est une opportunité de consolider le concept de RDR. Bien qu’il soit prématuré de fixer une définition précise et consensuelle, il est néanmoins possible d’en proposer une esquisse.
Tout d’abord, pour les conduites addictives sans substances, comme pour les autres troubles, la RDR doit placer la personne, son choix et sa communauté, au centre de ses préoccupations. Cela exige de l’État qu’Il considère la personne et ses proches autant du point de vue de la protection que de la promotion des droits fondamentaux. La RDR devrait être une approche «bottom up» qui ne juge pas.
Deuxièmement, une définition de la RDR devrait considérer que l’objectif final n’est pas une réduction de la prévalence de la conduite addictive, mais une réduction de la charge des problèmes et de la perte de qualité de vie. Par exemple, dans une juridiction X, qui dispose d’offres très peu régulées, sans exigences de protection des personnes, un trouble lié au jeu causera des préjudices personnels et socioprofessionnels considérables. Cependant, dans une juridiction Y, imposant aux exploitants des mesures de protection, une personne avec le même diagnostic limitera les dommages causés à son entourage et à la communauté. Dans les deux juridictions, la personne atteindra bel et bien le seuil diagnostic «maladie» du «trouble addictif», mais la charge effective des problèmes qu’elle engendrera variera considérablement selon les conditions-cadres. Il s’ensuit que la cible de la RDR doit être déterminée en concertation avec les proches et la communauté, car les effets des pertes d’argent entraînent une perte de qualité de vie non seulement pour la personne usagère mais aussi pour son entourage.
Troisièmement, la définition d’une approche de RDR pour des objets d’addiction régulés devrait inclure des conditions imposées à l’exploitant qui commercialise l’objet. Par exemple, pour les jeux d’argent, l’homologation de mesures de protection indexées sur l’évaluation de la dangerosité d’un jeu précis. C’est en partie le cas en Suisse dans le cadre de la loi fédérale sur les jeux d’argent. Enfin, en tant que politique publique, la RDR devrait faire l’objet d’un effort d’évaluation rigoureux, sur la base d’un système d’indicateurs de structure, de processus et de résultats. Cela implique des approches qualitatives et quantitatives pour décrire et mesurer les dommages.
Finalement, si la RDR est un processus dont le «primum movens» est la participation citoyenne, il n’en reste pas moins que l’engagement de l’État est essentiel, en raison des conflits d’objectifs inhérents entre la santé publique, l’économie et l’ordre public. In fine, les personnes qui jouent, leurs proches et la communauté dans son ensemble, devraient pouvoir vérifier scientifiquement, de manière indépendante et transparente, que les objectifs de la RDR soient effectivement atteints.
Limites de la définition de la RDR proposée par la Stratégie nationale Addictions 2017–2024 [7]
Selon la Stratégie nationale Addictions, les mesures de réduction des risques «visent à stabiliser l’état de santé des personnes concernées (par exemple, en les orientant vers des comportements moins risqués ou moins dommageables), à préserver leur intégration sociale ou à faciliter leur réinsertion sociale et à leur offrir une aide à la survie. Le but est de maintenir la qualité de vie des personnes concernées afin qu’elles puissent mener une vie aussi autonome et sereine que possible malgré leur comportement à risque ou leur addiction. On prépare ainsi le terrain pour une future thérapie ou un futur sevrage. Au-delà de l’aspect individuel, il s’agit aussi de réduire les dommages que peuvent entraîner les comportements d’addiction pour la société prise dans son ensemble, par exemple de faire reculer le nombre d’accidents liés à la consommation de substances psychoactives ou d’endiguer la propagation de maladies transmissibles.»
Les principales critiques de cette définition portent sur le fait qu’elle ne précise pas ce que la réduction des risques n’est pas (régulation, traitement et prévention) et qu’elle omet notamment de souligner deux spécificités de la RDR: d’une part, son caractère «bottom up» (les prestations sont constituées sur la base des besoins des personnes concernées) et d’autre part, le fait que la RDR ne relève pas d’une temporalité particulière (comme le suggère ici l’idée que la «thérapie» ou le «sevrage» pourraient constituer une étape postérieure à la RDR) [8].
Correspondance
Remerciements
Les auteurs remercient chaleureusement Madame Ingrid Vogel pour sa contribution à la relecture.
Adresse de correspondance
Olivier.Simon[at]chuv.ch
Références
1 Astrid Tomczak-Plewka, Thilo Beck. Die Bedeutung der Schadensminderung in der Suchtmedezin. Bull Med Suisses. 2021;102(42):1359-1361.
2 Bowden-Jones, H., Dickson, C., Dunand, C., & Simon, O. (Eds.). (2019). Harm Reduction for Gambling: A Public Health Approach (1st ed.). Routledge. https://doi.org/10.4324/9780429490750
3 EMCDDA (2010), Harm reduction: evidence, impacts and challenges, Monograph series 8,
4 Lenton, S., & Single, E. (1998). The definition of harm reduction. Drug and Alcohol Review, 17(2), 213-219.
5 Wodak, A., & Sanders, B. (1995). Harm reduction means what I choose it to mean. Drug and Alcohol Review, 14(3), 269–271.
6 Chaloupka, F. J., Straif, K., & Leon, M. E. (2011). Effectiveness of tax and price policies in tobacco control. Tobacco Control, 20(3), 235-238.
7 Rapport du Conseil Fédéral (2015), Stratégie nationale Addictions 2017–2024.
8 Commentaires du Groupement Romand d’Études des Addictions (GREA) au papier de l’OFSP sur la réduction des risques et des dommages dans le domaine des addictions» (2022).
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