Planifier un rationnement

Kommentar
Édition
2022/36
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.21034
Bull Med Suisses. 2022;103(36):24-25

Publié le 06.09.2022

Sécurité de l’approvisionnement La crise énergétique et les expériences d’autres pays nous montrent l’importance de la sécurité de l’approvisionnement – et qu’un rationnement ne se planifie pas. La Suisse devrait donc examiner les conséquences possibles de nouvelles lois sur sa politique de santé.
Cette année, la perspective de l’hiver qui arrive fait naître des comportements que personne n’aurait crus possibles: les Suisses font des provisions de bois de chauffage et de bougies, de pellets et de bidons d’essence, d’appareils de chauffage électrique, de couvertures chauffantes et de générateurs d’électricité [1]. Malgré la «Stratégie énergétique 2050», malgré les analyses de risques et rapports officiels [2] et un monitorage détaillé avec 45 indicateurs [3] – également sur la sécurité de l’approvisionnement –, l’électricité et le gaz risquent d’être rationnés cet hiver. Et cela, personne ne l’a planifié.
Yvonne Gilli
Dre méd., présidente de la FMH
Dans le domaine de la santé aussi, la réalité est parfois imperméable aux plans politiques. Les millions de personnes actuellement privées de soins dentaires en Grande-Bretagne en sont un triste exemple. En théorie, le service national de santé (NHS) devrait soigner les adultes contre un paiement supplémentaire et même soigner gratuitement les enfants, mais cela reste une pure théorie [4]. En raison des objectifs imposés politiquement aux dentistes, les soins dentaires sont sous-financés [5] et les dentistes paient de leur poche lorsqu’ils traitent les patients du NHS [5]. Par conséquent, le nombre de dentistes diminue et pratiquement aucun cabinet dentaire n’accepte de nouveaux patients. Les personnes qui ont besoin d’un rendez-vous mais ne peuvent pas payer elles-mêmes s’arrachent parfois les dents, au sens propre comme au figuré [4]. Ça aussi, personne ne l’avait planifié.

Il est question d’impact et non d’intention

Ce qui prime, ce n’est donc pas forcément l’intention qui se cache derrière un projet de loi, mais surtout l’impact des lois sur le réel. Même si notre ministre de la santé ne veut pas de rationnement et qu’il souhaite que chacun bénéficie du traitement médical dont il a besoin [6], son intention n’offre malheureusement pas de protection contre le manque de soins ni contre le rationnement. Car le chemin pour passer d’une bonne intention à une bonne loi est sinueux, sans que le succès soit toujours au rendez-vous.

Conséquences d’un sous-financement

L’impact d’une loi sur la pratique quotidienne n’est pas toujours facile à évaluer. Les conséquences possibles d’une intervention dans une loi régissant la rémunération des prestations médicales et les tarifs sont particulièrement sous-estimées. Ce que démontrent notamment les dentistes britanniques, et ils ne sont pas les seuls, qui ne peuvent espérer une rémunération appropriée ni pour les obturations simples ni pour les traitements complexes [5]. En Allemagne, à la fin de chaque trimestre, les médecins installés donnent également moins de rendez-vous en raison du sous-financement imposé politiquement, ce qui a pour conséquence que les patients se rendent aux urgences [7]. Parce qu’une rémunération insuffisante s’est transformée en une attente de plusieurs mois pour que de nouveaux patients obtiennent un rendez-vous [8], le Bundestag a décidé en 2019 de rémunérer le traitement des nouveaux patients sans les réductions imposées par la politique. Aujourd’hui, on souhaite à nouveau économiser en supprimant cette mesure; une nouvelle réduction du nombre de rendez-vous est donc prévisible [9]. Un système de santé sous-financé, c’est comme une voiture qui manque de carburant: elle finit par s’arrêter.

Compromis en vue

Ces dernières années, la FMH s’est régulièrement penchée sur les effets néfastes que peut avoir l’interaction politique sur la rémunération de la prise en charge médicale et a notamment beaucoup commenté l’article 47c, qui vise à obliger les partenaires tarifaires à piloter les coûts conformément aux directives des autorités [10]. Grâce à des adaptations importantes de la commission de la santé du Conseil des États, un compromis susceptible d’écarter le danger pour la prise en charge médicale des patients semble se profiler pour la session d’automne. En supprimant plusieurs alinéas (5 et 7–9) de la version du Conseil national, il serait possible que l’article 47c ne soit plus utilisé pour imposer des objectifs budgétaires politiques. Avec la seule compétence des partenaires tarifaires pour monitorer les coûts et prendre des mesures correctives, et sans compétences subsidiaires des autorités, le risque d’un sous-financement imposé au niveau politique et donc le risque pour la prise en charge médicale des patients seraient écartés.
Après les mises en garde du Conseil fédéral sur le rationnement [11], le Conseil national a lui aussi clairement rejeté l’initiative pour un frein aux coûts du Centre, la considérant comme un danger pour notre système de santé [12]. En parallèle, il a maintenu le principe des objectifs de coûts en approuvant, à une courte majorité, un contre-projet instaurant des objectifs en matière de coûts et de qualité mais avec lequel un dépassement des objectifs de coûts ne peut plus engendrer de réductions tarifaires motivées politiquement – un détail important pour éviter un sous-financement décrété au niveau politique.
Un système de santé sous-financé, c’est comme une voiture qui manque de carburant: elle finit par s’arrêter.
© Hebi B / Pixabay

Supprimé ici pour le remettre ailleurs?

En ce qui concerne l’article 47c LAMal et les objectifs en matière de coûts et de qualité selon l’article 54 LAMal, le Parlement souhaite donc éviter que des tarifs pilotés au niveau politique ne débouchent sur beaucoup d’administration mais aussi sur un sous-financement et donc une sous-médicalisation. Pourtant, c’est précisément ce que prévoit le contre-projet du Conseil fédéral à l’initiative pour un frein aux coûts: les autorités d’approbation pourraient à l’avenir exiger à tout moment des adaptations tarifaires et les fixer elles-mêmes après un an (art. 46a). Le Conseil national souhaiterait même qu’elles puissent édicter des «tarifs différenciés» en fonction des positions ou des groupes. Cela constituerait une violation des principes centraux du droit tarifaire tels que l’adéquation et le principe d’économicité. Il reste à espérer que ces exigences seront combattues lors de la session d’automne.

Des outils contre le poids des primes...

L’augmentation des primes est un sujet qui permet de montrer qu’il ne suffit pas de prendre des mesures mais qu’il faut une maîtrise efficace des primes et des coûts. En premier lieu, il serait important de reconnaître que les primes augmentent plus fortement que les coûts [13] et de prendre des mesures ciblées sur la base d’analyses différenciées du poids des primes [14] et de leur évolution [15, 16]. La réforme du financement uniforme EFAS, soutenue avec force par la FMH, pourrait non seulement freiner les coûts, mais aussi soulager considérablement les payeurs de primes [17]. Le TARDOC que nous avons présenté pourrait lui aussi freiner l’évolution des primes [18] – si le Conseil fédéral ne lui mettait pas des bâtons dans les roues.

… au lieu de recettes inefficaces

Les recettes pour un pilotage politique des coûts, inspirées surtout de ce qui se fait en Allemagne, ne devraient cependant pas engendrer les effets espérés: les Allemands peuvent s’attendre l’année prochaine à une augmentation moyenne des cotisations aux caisses-maladie à un niveau record de 16,2% du salaire brut [19], ce qui portera chez eux les cotisations sociales à un total de 40,45%. Aujourd’hui, un ménage suisse moyen dépense beaucoup moins pour les primes d’assurance-maladie (7%), même si on y ajoute les dépenses de santé privées (2,6%) [20]. Les objectifs en matière de coûts n’aident pas non plus l’Allemagne à lutter contre les prestations inutiles – au contraire, elle affiche nettement plus de sur- et de sous-médicalisation qu’en Suisse, comme vous pouvez le lire dans ce numéro à la p. 30 [21].

Seules les bonnes solutions sont utiles

Nous partageons tous l’objectif de primes aussi basses que possible tout en bénéficiant d’une très bonne prise en charge médicale. La question est de savoir si les projets de loi en cours peuvent y contribuer. Car si les bonnes intentions ne se transforment pas en bonne loi, le système de santé suisse pourrait rencontrer des problèmes jusqu’ici inconnus, qui ne se résoudront pas avec du bois de chauffage. Nous souhaitons donc au Parlement une session d’automne fructueuse, avec un examen approfondi des projets de loi quant à leur impact potentiel.