La formation médicale basée sur les compétences: le contexte

FMH
Édition
2022/18
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.20762
Bull Med Suisses. 2022;103(18):582-585

Affiliations
a Chirurgie Ausserschwyz GmbH, Pfäffikon; b Clinique universitaire de psychiatrie et psychothérapie de la personne âgée, Université de Berne, Institut d’enseignement médical (IML), Département d’évaluation, Université de Berne

Publié le 03.05.2022

Le quatrième article de la série thématique de l’ISFM sur la formation médicale ­basée sur les compétences (CBME) se penche sur le contexte historique et les arguments qui ont conduit à l’introduction de cursus basés sur les compétences, aujourd’hui inclus dans la formation postgraduée de plus de 26 pays. Nous exposons en outre les implications et les défis relatifs au contexte suisse.

Pourquoi la formation basée sur les compétences?

D’intenses débats publics sur la qualité de la formation médicale prégraduée et postgraduée ont été menés dès le début du XXe siècle, principalement aux Etats-Unis et au Canada, en réaction au rapport de Flexner de 1910 (fig. 1) [1]. Suite à cela, de nombreuses facultés de médecine d’Amérique du Nord ont été fermées, ou réformées en profondeur. L’enseignement au lit du malade et l’apprentissage par la pratique (Learning by doing) ont été introduits et sont devenus les piliers de la formation médicale. C’est ainsi que s’est établie, dans les facultés de médecine, la triptyque «clinique, enseignement, recherche». Dans ses recommandations, le rapport de Flexner s’est d’ailleurs fortement appuyé sur des modèles européens, notamment allemands.
Figure 1: Chronologie du développement de la formation médicale basée sur les compétences (Competency-based medical education , CBME).
L’élément central de ce nouveau concept était la forte référence à une base scientifique (correspondant à une phase préclinique). Un autre élément clé a consisté à fixer et exiger un temps minimum passé à l’université pour l’obtention d’un diplôme de médecine. Ce Time-based model considérait la durée de la formation comme un élément fortement représentatif de la compétence acquise. En plus des contenus relatifs aux connaissances, le processus de formation faisait pour la première fois l’objet d’une attention particulière. ­Similaire sur le principe, la situation en Europe se caractérisait alors par une grande hétérogénéité en ce qui concerne la formation clinique pratique, la durée et le contenu des études ainsi que les normes d’examen [2].
Il a fallu attendre les années 1960 et 1970 pour que se ­développe une nouvelle vision, l’Outcome-based edu­cation (OBE). Le résultat de la formation (outcome) est ­devenu central. De plus, le contenu de la formation et la structure du cursus devaient s’y conformer. Au cours de cette phase, certaines universités ont déjà introduit les concepts d’apprentissage orienté vers les ­problèmes (POL) et d’apprentissage basé sur les problèmes (PBL) [3]. Ces concepts évaluent la capacité des personnes en formation à résoudre un problème donné, par exemple une consultation ambulatoire motivée par une toux. La définition de l’outcome se calque ici sur ­l’aptitude à acquérir: gérer une situation spécifique de manière largement autonome, sous supervision d’une personne responsable. La formation médicale basée sur les compétences (CBME) peut être considérée comme une forme développée de la formation basée sur les résultats (Outcome-based education, OBE), c’est-à-dire que la compétencesouhaitée correspond à l’outcome auquel tend le cursus. Les processus employés pour y parvenir étant tout d’abord secondaires. Les premières propositions en ce sens ont été publiées dans une prise de position de l’Organisation mondiale de la Santé en 1978 [4].
C’est à cette époque que John Carroll a publié son modèle d’apprentissage à l’école [5]. Il a notamment insisté sur la qualité de l’encadrement et sur le besoin d’instruc­tions structurées et communiquées de manière claire pour que la personne en apprentissage sache ce qu’on attend d’elle. Cela signifie que les médecins en formation postgraduée doivent également connaître le résultat attendu ou les compétences en termes d’EPA qu’ils doivent maîtriser à la fin de leur formation [6]. Plus tard, le développement de la formation médicale basée sur les compétences a intégré ces approches (tab. 1).
Tableau 1: Comparaison entre les éléments d’un programme de formation postgraduée basé sur la structure / le processus et ceux d’un programme basé sur les compétences.
Eléments du cursusBasé sur la structure / le processus ­(traditionnel)Basé sur les compétences
Objectif du cursusContenu / temps de formation à accomplirCompétence à atteindre
Responsable principal de l’apprentissagePersonnes chargées de la formationCorps enseignant et personnes en ­formation
Orientation de l’interaction d’appren­tissageHiérarchique
(personnes chargées de la formation → personnes en formation)
D’égal à égal
(personnes chargées de la formation ↔ personnes en formation)
Responsable du contenuPersonnes chargées de la formationPersonnes chargées de la formation et personnes en formation
Objectifs d’apprentissagePrincipalement, acquisition de ­connaissancesApplication clinique des connaissances (p. ex. sous forme d’EPA)
Méthode et cadre de l’évaluationExamens théoriques, servant principalement à mesurer les connaissancesDiversifiés,
y compris évaluations en milieu de travail (EMiT): observation directe en situation clinique
EvaluationAxée sur une normeAxée sur des critères de compétence ­définis
Moment / forme des examensAccent mis sur l’examen final (examens sommatifs)Accent supplémentaire sur les examens «de soutien» (examens formatifs)
Terme de la formationDurée prédéfinie / nombre de cas à traiterDurée variable 
(selon les besoins individuels)
Adapté et traduit d’après: Iobst WF, et al. Competency-based medical education in postgraduate medical education. Med Teach. 2010;32(8):651–6.
EPA = Entrustable professional activities (activités professionnelles pouvant être réalisées de manière autonome).
Au départ, le concept de formation basée sur les résultats (OBE) a peu suscité l’attention. Ce n’est qu’après la publication d’un rapport sur les erreurs médicales, in­titulé To err is human [7], que la question de la compétence dans la formation médicale postgraduée, en lien avec la sécurité des patients, a connu un regain d’intérêt. Des études ultérieures ont montré que les premières années d’assistanat correspondent à une phase particulièrement critique en termes de formation postgraduée, de supervision et de sécurité des patients [8].
Il est devenu évident qu’il était temps de modifier la formation médicale postgraduée et qu’il fallait mettre en évidence les compétences réelles afin de pouvoir ­garantir la sécurité des patients. Mais il fallait tout d’abord déterminer celles souhaitées pour le poste et celles visées pour la personne en formation. C’est ce qui a été fait au début du XXIe siècle au Canada avec le développement du référentiel CanMEDS, ainsi qu’aux Etats-Unis avec l’ACGME Outcome Project. De nombreux pays, dont la Suisse, ont ensuite adopté des projets de forme identique ou similaire.

Concepts clés de la CBME

La réforme de la formation postgraduée basée sur les compétences en Suisse accorde donc une attention particulière à plusieurs aspects résumés ci-après. Le cursus dépend des compétences à atteindre en fin de formation postgraduée (et non l’inverse) et ces compétences se mesurent par l’exécution la plus autonome possible de tâches en conditions réelles. Le degré de ­supervision nécessaire pour les EPA (Entrustable professional activities) devient un critère d’évaluation pour mesurer la progression de la formation. Qu’est-ce qu’une personne en formation doit être effectivement en mesure de réaliser au terme de sa formation, par ­opposition au simple fait d’«avoir vu» ou de «savoir» le réaliser? Comment observer et vérifier les principaux résultats de la formation, afin d’apporter un soutien optimal aux médecins en formation et d’accomplir le mandat sociétal de formation.
Dans la perspective actuelle de la plupart des programmes de formation postgraduée en Suisse, cela ­signifie que la validation d’EPA définies repose sur l’instau­ration d’évaluations en milieu de travail. Pour les étapes importantes de la formation postgraduée, les évaluations formelles et informelles des médecins en formation sont typiquement discutées au sein du cercle des chefs de clinique (plus formalisé dans les pays anglo-saxons sous le nom de Clinical Competence Committees,ou CCC). Ces discussions fournissent l’occasion de formuler des recommandations à l’intention des personnes en formation.
Les scénarios usuels de ces discussions ne sont pas toujours simples. Il n’est pas rare, par exemple, qu’elles abor­dent la décision de savoir si telles ou tels ont les «aptitudes requises» pour exercer, comment accompagner les personnes en formation de manière optimale jusqu’à l’obtention de leur spécialisation, ainsi que les individus qui présentent un parcours «problématique», et de quel degré de supervision ont-elles besoin et qui les supervisent [9, 10].
Dans le contexte de la CBME, l’individu est mis en avant et les progrès d’apprentissage sont évalués en premier lieu par l’acquisition de compétences observables et vérifiables, et non par un nombre fixe de mois de formation clinique et de rotation durant les années d’assistanat. Comme, théoriquement, la durée des stages pourra être raccourcie ou rallongée en fonction des individus, il faudrait également que les formats et les contenus de la formation puissent, dans l’idéal, être adaptés aux besoins individuels de chacun et chacune. Les défis surviennent généralement là où la théorie ­didactique se heurte à la réalité des structures organisationnelles, des dispositions juridiques formelles et des ressources humaines.

Preuves en faveur de la CBME

Si les personnes en formation postgraduée se posent la question du rapport coût/bénéfice de cette réforme, nous aimerions présenter ci-dessous quelques arguments convaincants en sa faveur. De façon isolée, les études randomisées et contrôlées ne peuvent pas rendre compte d’interventions complexes telles qu’une réforme nationale de la formation postgraduée. C’est pourquoi, en matière de preuves, nous restons tributaires de la synthèse d’aspects partiels. Certaines études ont examiné les liens entre la qualité de la formation postgraduée et celle des soins, tant sur le plan quantitatif que qualitatif [11–14]. Dans le domaine de la gynécologie, une étude a notamment montré que les taux de complications différaient de manière significative en fonction de l’établissement dans lequel les médecins avaient suivi leur formation [11]. Une étude de revue sur la supervision clinique dans différentes spécialités a révélé qu’une supervision plus étroite des personnes en formation était corrélée à un effet positif sur la qualité des soins aux patients, mais aussi sur la formation postgraduée. Cependant, en raison du faible nombre d’études incluses dans cette synthèse, aucun effet ­statistiquement significatif n’a pu être démontré [12].
Marqueur de qualité en partie difficile à mesurer pour la formation postgraduée, le patient outcome est précédé par de nombreux autres marqueurs dans une chaîne de causalité hypothétique, à savoir le feed-back formatif (notamment par une fréquence élevée d’évaluations en milieu de travail), des cursus de formation cohérents sur le plan didactique (formats et offres de formation adaptés en fonction des compétences / EPA définies selon une phase de formation individuelle), la santé physique et psychique tant des médecins formateurs que des médecins en formation, ou encore des marqueurs structurels (durée de la formation, taux de fluctuation des médecins-assistants dans les établissements de formation) [9].

Controverses et défis

L’évolution des concepts de la CBME a également fait l’objet de commentaires critiques au cours des 15 dernières années. Les reproches formulés visent en particulier les éléments réductionnistes (rôles et compétences définis) et béhavioristes (focalisation sur des activités observables) de la CBME. Notamment, elle ne permettrait pas de restituer le comportement humain et l’apprentissage au cours de l’activité médicale dans toute leur complexité. Même si ces objections peuvent s’avérer pertinentes, aucune stratégie pédagogique mieux adaptée n’a été mise en place durant les dernières décennies de sorte à pouvoir répondre aux besoins de la société, actuels et à venir, ainsi qu’aux attentes en matière de qualité.
Au vu des exigences posées tant aux responsables de la formation qu’aux personnes formées, il est important de leur communiquer tous les changements relatifs à la forme et aux objectifs de la formation postgraduée [15, 16]. Si ce n’est pas fait, il faut s’attendre à des résistances de part et d’autre. Nous pensons par ailleurs que pour soutenir les établissements de formation dans cette tran­sition et viser un certain allègement administratif, il ­serait également nécessaire et judicieux d’investir dans la numérisation des contenus de formation (portefeuille électronique permettant d’enregistrer et de consulter les différentes étapes de formations franchies) [17].

Où en sommes-nous?

En Suisse, l’introduction du catalogue PROFILES dans les études de médecine a déjà permis de poser les fondements vers une formation médicale prégraduée et postgraduée basée sur les compétences. Les hôpitaux accueilleront bientôt les premières volées de jeunes ­diplômés qui auront suivi leurs études avec des EPA et la CBME. La formation médicale basée sur les compétences sera alors également demandée dans le cadre ­clinique quotidien. Or, jusqu’à présent, la plupart des programmes de formation postgraduée et des règlements relatifs aux examens de spécialiste ont conservé la tendance de mettre davantage l’accent sur l’acquisition de connaissances et la vérification de celle-ci.
A l’heure actuelle, la mise en œuvre de la CBME a cependant commencé dans certaines disciplines. C’est le cas de l’anesthésie et de la médecine intensive, pour lesquelles les programmes appliquent déjà la perspective de la CBME, sans toutefois inclure d’EPA. En revanche, les EPA font partie intégrante du cursus de chirurgie, où leur définition apparaît dans le cadre du Core surgical curriculum [18]. La Société suisse de cardiologie (SSC) a même déjà inauguré un cursus de ­formation postgraduée basé sur les EPA, avec l’implémentation pilote du Core curriculum de la Société européenne de cardiologie (ESC) [19]. D’autres disciplines, telles que la médecine d’urgence, la génétique médicale et la psychiatrie, ont développé les EPA jusqu’à un stade parfois très avancé.

Conclusion

Dix ans se sont écoulés depuis que la formation ­médicale basée sur les compétences a été introduite à l’échelle internationale et, entretemps, une compréhension commune de ses principaux concepts s’est établie. Dans ce contexte, les réformes de la formation postgraduée en cours ici en Suisse peuvent tirer profit des ­expériences acquises dans d’autres pays. Comme les premières pierres de cet édifice ont déjà été posées pour les études de médecine, c’est le moment idéal pour poursuivre cette démarche au niveau de la formation clinique. Nous devrions profiter du vent de renouveau qui souffle déjà dans de nombreuses sociétés de discipline et nous concentrer également sur la réflexion systématique et l’échange d’expériences concernant les résultats de la mise en œuvre de la CBME dans notre pays.
Les auteurs: Dr méd. Stefan Eisoldt est spécialiste en chi­rurgie et Fellow of the European Board of Surgeons (EBSQ ­coloproctology). Il travaille en tant que chirurgien installé dans le service de chirurgie Ausserschwyz, à Pfäffikon. Dr méd. Severin Pinilla, Ph.D., p.-d., est médecin spécialiste en psychiatrie et psychothérapie praticien et collaborateur scientifique à la clinique universitaire de psychiatrie et psychothérapie de la personne âgée, à Berne.
Photos: màd
seisoldt[at]googlemail.com
 1 Flexner A. Medical education in the United States and Canada. The Carnegie Foundation for the Advancement of Teaching. 1910;Bulletin Number Four.
 2 Custers EJ, Cate Ot. The history of medical education in Europe and the United States, with respect to time and proficiency. Acad Med. 2018;93(3):S49–S54.
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 4 McGaghie WC, Sajid AW, Miller GE, Telder TV, Lipson L, et al. Competency-based curriculum development in medical education: an introduction: World Health Organization; 1978.
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 7 Kohn LT, Corrigan J, Donaldson MS. To err is human: building a safer health system. Washington, DC: National academy press; 2000.
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