Une motion au Parlament pour plus de data literacy

Tribüne

Affiliations
a Dre méd., executive MBA focus healthcare, présidente Société Médicale du Valais (SMVS), co-initiatrice «Data Literacy – Suisse»; b Prof. ès sc., ­CStat ­PStat, statisticien, CEO Statoo Consulting Berne, professeur en science des données, Université de Genève, co-initiateur «Data Literacy – Suisse»

Publié le 03.05.2022

A la mi-mai 2022, le Conseil national se prononcera pour la première fois sur la mise en œuvre d’une stratégie de data literacy en Suisse en réponse à la numérisation du système de santé. En cas d’acceptation, la Suisse serait, après l’Allemagne, un des premiers pays au monde à reconnaître l’importance fondamentale d’une promotion pérenne de la littératie des données au niveau sociétal, en l’intégrant à l’agenda politique.
La littératie des données (data literacy) est la capacité à collecter, gérer, évaluer et appliquer les données de manière critique. Elle nécessite une approche interprofessionnelle et la mise en place d’une culture d’implication et de feed-back continue entre les fournisseurs des données et leurs utilisateurs. Elle nécessite aussi le développement, la mise en place et le respect d’une éthique et d’une utilisation adéquate des données dans un contexte donné, tout comme le développement d’une culture de communication appropriée. En janvier 2021 déjà, les auteurs lançaient dans le Bulletin des médecins suisses un appel pour plus de littératie des données comme base pour prendre des décisions appropriées [1].

Notion encore méconnue

Malheureusement, il s’avère trop souvent que la notion de littératie des données et les concepts et compétences qui y sont liés ne sont pas suffisamment connus et ne sont implémentés que de façon fragmentaire. La conviction selon laquelle il suffit d’avoir une couverture de 100% de données (quelconques) pour arriver aux résultats «justes» reste répandue. Le fait qu’un relevé exhaustif est extrêmement onéreux et rarement réalisable correctement, en remplissant toutes les exigences de qualité et de représentativité, reste méconnu. Que ces problèmes puissent mener à des distorsions non négligeables est souvent ignoré. Le fait que de telles distorsions peuvent conduire à des conclusions erronées si les principes de base data literacy ne sont pas respectés n’est pas encore suffisamment connu de nombreuses personnes et de nombreux politiciens. Ceci explique pourquoi des méthodologies alternatives existantes permettant de relever des données de meilleure qualité plus rapidement, de manière plus ciblée et plus économique grâce à un échantillonnage statistiquement validé ne sont que rarement proposées dans des projets exigés au niveau politique. La digitalisation en cours, qui va de pair avec une croissance quantitative de données disponibles, nous incite à utiliser la masse des données indépendamment de leur destination primaire et de leur qualité pour faire des analyses de tout genre. Ainsi, les grandes quantités de données génèrent théoriquement plus de corrélations soi-disant «statistiquement significatives» qui ris­quent d’être prises pour des causalités non vérifiées. Ceci peut mener à de fausses interprétations, lourdes de conséquences si elles conduisent à des décisions erronées – d’autant plus tragiques dans le domaine de la santé.
Il est donc crucial d’exiger plus de qualité que de quantité dans le cadre des collectes et analyses de données – et d’éviter de nous laisser aveugler par les immenses quantités de données disponibles.

Pourquoi cette motion

La pandémie du COVID-19 a montré l’importance de relever de façon coordonnée et cohérente des données de qualité afin de pouvoir les comparer et les interpréter selon le contexte. Malgré une stratégie de test très fastidieuse et coûteuse, nous n’avons réussi à générer que très peu de données véritablement utiles et comparables en Suisse. Cela devrait nous inciter à repenser nos stratégies des données de façon fondamentale et à entreprendre les modifications indispensables. Peu étonnant donc que l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) retienne dans son Rapport concernant l’amélioration de la gestion des données dans le domaine de la santé du 12 janvier 2022 le besoin d’améliorations importantes à différents niveaux [2]. La «littératie des données» n’y apparaît qu’indirectement et le domaine ambulatoire est quasiment exclu, une fois de plus, comme cela fut déjà le cas dans la gestion de la pandémie.
En même temps, des voix s’élèvent pour renforcer la numérisation dans le secteur de la santé, notamment dans l’ambulatoire. L’utilisation des fax est jugée dépassée pour la transmission de données. Certes, une utilisation adéquate des outils numériques à disposition est de mise. Mais la technologie n’est qu’un instrument pour arriver au but souhaité. Ce n’est pas l’uti­lisation des moyens technologiques à elle seule qui permettra de résoudre le problème d’importance stratégique de garantir la récolte, l’interprétation et l’uti­lisation des données adéquate. Au contraire. Comme lors de la pandémie du COVID-19, la masse de données qualitativement inutilisables pourrait paradoxalement augmenter le risque d’analyses erronées.
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Ce que demande la motion

C’est pourquoi la motion soumise par la commission de la santé du Conseil national pour la «mise en œuvre d’une stratégie durable de littératie des données (data literacy) dans le cadre de la transformation numérique du système de santé» [3] demande au Conseil fédéral de lancer des actions à différents niveaux stratégiques et opérationnels pour développer différents projets de data literacy. Elle comporte tres axes:
1 La motion demande au Conseil fédéral d’élaborer et de mettre en œuvre une stratégie cohérente de data literacy dans le cadre des démarches de numérisation.
Il s’agit de reconnaître la «littératie des données» en tant que compétence stratégique sociétale indispensable en lien avec la numérisation, de l’ancrer et de la promouvoir. D’autre part, il est demandé concrètement au Conseil fédéral de charger des instances telles que l’OFSP, l’Office fédéral de la statistique (OFS) et l’Académie Suisse des Sciences d’élaborer, en collabo­ration avec des statisticiennes et statisticiens com­pétents, des experts en data literacy ainsi qu’avec les représentants compétents des associations professionnelles concernées (p. ex. FMH, sociétés médicales cantonales), un Codede data literacy et des directives et méthodologies data literacy, compatibles avec les développements internationaux.
2 D’un point de vue opérationnel concret au niveau de l’amélioration de la gestion des données dans le domaine de la santé, la motion demande au Conseil fédéral de charger l’OFSP de développer et de mettre sur pied un projet de collecte de données data literacy dans le domaine ambulatoire, qui pourrait générer des connaissances importantes sur l’évolution clinique et d’éventuelles options de traitements en rapport avec le COVID-19.
Cela permettrait de pallier la lacune soulignée dans le rapport sur l’amélioration de la gestion des données dans le domaine de la santé, plus spécifiquement dans l’ambulatoire. Différentes propositions ont été soumises à l’OFSP, mais n’ont pas pu être développées ni implémentées faute de moyens logistiques et financiers. De tels projets pourraient naître une fonction plus proactive du type «sentinella» du corps médical ambulatoire permettant de générer plus rapidement des connaissances utiles avec un potentiel d’économie indiscutable en vue d’épidémies futures.
3 D’un point de vue de santé publique, la motion demande au Conseil fédéral de lancer une campagne interprofessionnelle de prévention contre les maladies infectieuses transmissibles comme le COVID-19, la grippe et d’autres virus.
Cela permettrait d’utiliser de façon adéquate les bonnes habitudes d’hygiène appliquées pendant deux ans de pandémie. Elle permettrait de diminuer les contaminations évitables, plus particulièrement dans les cabinets, hôpitaux, EMS et les manifestations publiques. Il s’agirait d’un investissement éthique et économique avec un haut facteur de «retour sur in­vestissement» par rapport aux coûts de la santé, à l’absentéisme et aux relations sociales. Une telle campagne illustrerait le fait que la littératie des données appliquée n’est pas une théorie abstraite. Grâce à une marche à suivre simple, elle peut être appliquée facilement au quotidien. Il serait judicieux de lancer une campagne dans ce sens en collaboration avec les cantons et les associations professionnelles. Cette campagne pourrait s’inspirer de la campagne data literacy «Unis pour la santé» [4]. Cette campagne montre que, malgré un contexte modifié, «le masque au bon moment au bon endroit» constitue une mesure d’hygiène adéquate méritant d’être pérennisée. La littératie des données nous permettrait ainsi de valoriser des connaissances acquises pendant la pandémie.
L’acceptation de cette motion permettrait d’initier des améliorations stratégiques importantes et urgentes de notre littératie des données sociétale, à différents niveaux. Elle pourrait faciliter le lancement d’une campagne de littératie des données pérenne menant à un renforcement de data literacy de notre société, au-delà du domaine de la santé. Ainsi, nous pourrions entamer un changement sociétal de notre culture des données commune indispensable à l’ère numérique.

L’essentiel en bref

• En mai, le Conseil national votera sur la motion 22.3016 Mise en œuvre d’une stratégie durable de littératie des données dans le cadre de la transformation numérique du système de santé.
• La littératie des données (data literacy) englobe les capacités à collecter, gérer, évaluer et appliquer les données de manière critique.
• La motion demande entre autres que des méthodes plus adéquates soient choisies pour la collecte et l’évaluation des données afin d’obtenir des résultats plus pertinents. En outre, la littératie des données de l’ensemble de la population doit être améliorée.
redaktion.saez[at]emh.ch
1 Lehky Hagen M, Kuonen D. Appel pour plus de littératie des données. Bull Med Suisses. 2021;102(4):121–3.