Le système de santé britannique ébranlé par la pandémie

Horizonte
Édition
2022/11
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.20618
Bull Med Suisses. 2022;103(11):364-366

Affiliations
Journaliste basée à Londres

Publié le 16.03.2022

Depuis deux ans, les bouleversements liés à la pandémie de Covid-19 ont provoqué des retards tout au long de la chaîne médicale au Royaume-Uni. Des patients ­attendent plus de deux ans pour une opération. D’autres doivent se rendre aux ­urgences en taxi. Témoignages du front.
La grand-mère de Emily a plus de 80 ans. Cela fait des ­années qu’elle souffre de problèmes de santé, mais rien ne pouvait la préparer à la mésaventure de cet hiver. «Elle s’est sentie faible et a été prise de vertiges, elle a alors appelé une ambulance», relate la jeune femme. «Mais l’hôpital n’avait plus de lit à disposition. On l’a placée sur une chaise au milieu d’un couloir, où elle est restée durant plus de 10 heures, effrayée et désorientée.» On lui a finale­ment trouvé une place dans un petit établissement du sud-est de l’Angleterre, mais il était déjà trop tard. «Elle est tombée dans le coma peu après», glisse sa petite-fille. «Elle n’en a plus pour très longtemps.»
Ces derniers mois, alors que le variant Omicron sévissait au Royaume-Uni, les récits de ce genre se sont ­multipliés. «Il est devenu tout à fait commun de voir des ­dizaines d’ambulances faire la file devant les urgences», note Tracy Nicholls, directrice de l’Association ­britannique des ambulanciers. «Les patients attendent ­régulièrement quatre à six heures avant d’être pris en charge, certains jusqu’à douze heures, alors que le délai standard devrait être de 15 minutes pour les cas les plus urgents. Certains ambulanciers ont vu des personnes mourir à l’arrière de leur véhicule.» Les ­directives du gouvernement stipulent que 95% des ­patients se présentant aux urgences doivent être vus en moins de quatre heures, une norme qui était le plus souvent respectée avant la pandémie.

Prendre le taxi au lieu de l’ambulance

D’autres malades espèrent en vain voir arriver une ambulance, comme cette femme âgée qui a passé sept heures par terre avec la hanche et le poignet brisés et cet adolescent qui a attendu l’arrivée des secouristes durant seize heures, après avoir chuté à ­cheval, dont le calvaire a été relaté dans les médias ­britanniques. En début d’année, le service en charge des ambulances dans le nord-est de l’Angleterre, une région particulièrement touchée, a appelé les personnes ayant subi une crise cardiaque à se rendre à l’hôpital en taxi.
Les répercussions se font sentir tout au long de la chaîne médicale. «Nous avons dû maintenir une personne souffrant d’insuffisance cardiaque aiguë sur un respirateur durant plus de quatre heures dans notre ­cabinet, en attendant qu’une ambulance arrive», raconte Richard Greenway, médecin généraliste à Bristol. La situation est alarmante également dans les foyers pour personnes âgées: par manque de personnel, certains homes ont commencé à rationner les soins fournis à leurs résidents, les gardant alités la plupart du temps pour pouvoir assurer la continuité de services essentiels comme la fourniture de repas.
Mais les problèmes qui affectent le système de santé britannique sont bien plus profonds que les lacunes révélées par la récente vague Omicron. Après deux ans de pandémie, la NHS – le système de santé public – est à terre, selon la plupart des experts interrogés. «Fin 2021, 6 millions de personnes étaient en attente d’un traitement électif rien qu’en Angleterre, contre 4,4 millions en 2019», détaille Max Warner, économiste de la santé auprès de l’Institut pour les études fiscales.
Ces retards sans précédent concernent surtout des opérations non urgentes, comme les remplacements de la hanche ou des articulations du genou et les cataractes. «Mais il y a aussi des gens qui souffrent de ­problèmes plus pressants, comme les calculs rénaux», ajoute-t-il. Certains attendent un diagnostic confirmant un cancer. D’autres, une intervention pour soulager une endométriose ou une sciatique douloureuse.
Dans un certain nombre de cas, l’attente se prolonge bien au-delà des 18 semaines que le gouvernement s’est fixé comme limite pour traiter les personnes sur la liste d’attente. «Il y aujourd’hui 300 000 personnes qui patientent depuis plus d’un an, contre 1600 avant la pandémie», note Siva Anandaciva, expert des politiques de santé auprès de l’ONG The King’s Fund. Elles sont même 18 500 à avoir attendu plus de deux ans avant d’être prises en charge, selon les données officielles du gouvernement.
Des ­dizaines d’ambulances faisant la file devant les urgences: une scène devenue courante en Angeleterre depuis la pandémie (VVShots | Dreamstime.com).

Résultat d’un «cocktail toxique»

Cette situation est le résultat de ce que Siva Anandaciva décrit comme «un cocktail toxique exacerbé par la pandémie». Notoirement longues dans les années 1990, les listes d’attente de la NHS avaient été progressivement réduites sous l’impulsion du gouvernement travailliste. Elles ont cependant recommencé à grimper à partir de 2010. «Cela a coïncidé avec l’arrivée au pouvoir des conservateurs qui ont trop peu investi dans le système de santé alors que la demande augmentait», relève Martin Marshall, qui préside l’association faîtière britannique des généralistes.
Juste avant la pandémie, la NHS comptait 100 000 postes vacants. A 2,45 lits hospitaliers par 1000 habitants, le Royaume-Uni détient l’une des proportions les plus basses d’Europe. Les pénuries concernent aussi les services non hospitaliers, comme les soins à domicile ou les services de réhabilitation. «Un tiers des patients n’ont plus besoin de soins aigus mais ne peuvent pas quitter l’hôpital car ils sont en attente de ce type de prestations», note Siva Anandaciva. «Ils occupent des lits qui pourraient bénéficier à d’autres personnes plus malades.»
La pandémie a accentué ces déséquilibres. «Durant la première vague, au printemps 2020, de nombreux services non essentiels ont fermé durant trois mois», explique Tim Gardner, expert de l’ONG The Health Foundation. «Cela a entraîné des reports que le système n’a pas encore fini d’absorber.» A cela se sont ajoutés les lits occupés par les 600 000 patients hospitalisés ­à cause du Covid-19 depuis le début de la pandémie.
Au pic de la vague Omicron, la NHS comptait près de 50 000 personnes en congé maladie, soit 4,2% de son personnel (Matthew Waring / Unsplash).

Personnel contaminé par Omicron

Plus récemment, le variant Omicron, extrêmement contagieux, a causé d’importantes pénuries de personnel. «Dans mon cabinet, nous enregistrons un taux d’absentéisme record, de l’ordre de 20%», dit le docteur Richard Greenway. «Nous avons plusieurs ­employés triple vaccinés qui ont eu Delta, puis Omicron à quelques mois d’intervalle.» A chaque fois, ils ont dû s’isoler durant une dizaine de jours. Au pic de la vague Omicron, en janvier, la NHS recensait 49 941 personnes en congé maladie, soit 4,2% du per­sonnel.
Sur le moyen terme, les longues attentes subies par les patients britanniques risquent d’avoir un impact désastreux sur leur santé. «Certains souffrent de douleurs insoutenables, d’autres ne peuvent plus travailler en raison de leur maladie», relève Tim Gardner. «Dans certains cas, un trop long report met en danger les chances de guérison, voire de survie.» Un patient nécessitant une prothèse de la hanche pourrait ne ­jamais retrouver la mobilité. Une personne souffrant d’une ­cataracte pourrait perdre la vue.
«Cela fait 18 mois que je ne reçois plus de traitements pour mes problèmes d’articulation», raconte un patient interviewé par l’ONG Healthwatch qui a rassemblé des témoignages dans une étude. «Chaque mois, je perds un peu plus de mobilité. Je serai bientôt obligé de me ­déplacer en chaise roulante et aurai besoin d’aide pour effectuer ma toilette.» Une autre, qui a dû attendre 18 mois pour être opérée de la hanche, dit avoir souffert de douleurs atroces. «Je ne pouvais presque plus quitter la maison», confie-t-elle. «Il y a eu des ­moments où j’ai pensé qu’il ne valait plus la peine de vivre.»

Des millions de malades «manquants»

Loin de s’améliorer, la situation risque de s’empirer ces prochains mois. «Durant la pandémie, de nombreux patients ne se sont pas présentés dans les hôpitaux ou les cabinets car ils craignaient d’attraper le Covid-19 ou ont écouté les appels du gouvernement à ne pas surcharger les urgences», note Martin Marshall.
Ces malades «manquants» finiront par s’annoncer. «Nous estimons leur nombre à environ huit millions et ne savons pas quand ils vont se présenter, ni dans quel état ils seront», dit Max Warner. La liste d’attente de la NHS pourrait atteindre onze millions de personnes d’ici fin 2023, selon ses projections. «Il faudra des années pour la résorber», glisse-t-il.
Davantage en cas de résurgence de la pandémie. En février, le premier ministre Boris Johnson a levé toutes les restrictions destinées à contrôler la pandémie, telles que l’obligation de s’isoler en cas d’infection et le port du masque dans les espaces publics, faisant craindre une recrudescence des cas, alors même qu’ils commencent tout juste à marquer le pas.
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