… Daniel Fishman, spécialiste en médecine d’urgence et directeur médical de Soignez-moi.ch

«Arrêtons de dire que les gens se rendent trop aux urgences»

Horizonte
Édition
2022/08
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.20486
Bull Med Suisses. 2022;103(08):265-267

Affiliations
Rédactrice du Bulletin des médecins suisses

Publié le 22.02.2022

On le sent quelque peu à l’étroit dans ce petit bureau du cabinet de médecine interne et générale au centre de Bulle. C’est que Daniel Fishman s’est consacré jusqu’en 2018 corps et âme aux urgences hospitalières: «Ma présence ici montre peut-être que l’hôpital ne m’a pas rendu tout l’amour que je lui ai donné», glisse-t-il de sa voix grave et lente, presque en train de se justifier.
Spécialiste en médecine interne et en médecine intensive, le tout juste sexagénaire aux lunettes noires a fait ses armes au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV), titulaire d’une formation complémentaire hospitalière et préhospitalière. De la direction ad interim du service des urgences du CHUV, à la création et à la conduite du département des urgences de l’Hôpital de Sion puis de celui de l’Hôpital Riviera-Chablais: sa carrière a entièrement tourné autour de la médecine d’urgence durant plus de deux décennies.
Pour Daniel Fishman, les patients n’ont pas à faire des kilomètres pour un examen: «Nous sommes au service des gens.»

Les urgences, un lieu incroyable

Il a jeté son dévolu sur la médecine, parce que «pourquoi pas», explique-t-il sur le ton nonchalant qui le ­caractérise. «Ce choix s’est imposé. J’ai mis les pieds dans une discipline dont je n’avais pas la moindre idée. J’avais l’image de mon généraliste vieillissant qui ­regardait au fond de ma gorge avec une bougie. A l’époque, travailler dans un bureau ne faisait pas vraiment rêver. La médecine était une discipline où l’on pouvait encore avoir des idéaux.» Son idéal à lui? ­Daniel Fishman le découvre quand il pousse la porte de l’hôpital, dont il tombe aussitôt amoureux: «Je ne ­savais pas que l’hôpital était un lieu de vie pour les médecins, en tout cas ça l’était à l’époque. La porte d’entrée, ce sont les urgences. C’est un lieu incroyable: on entre en contact avec un nombre inouï de gens, souvent en situation de crise, on ne sait pas qui ils sont, d’où ils viennent, mais on fait le mieux qu’on peut.» Un idéal imparfait: le généraliste remarque vite que les services d’urgence souffrent d’un grand manque de coordination. Il va dès lors tout mettre en œuvre pour atteindre son idéal absolu, fil rouge de son parcours: des urgences hospitalières bien organisées et efficaces. «On n’a qu’une seule occasion de donner la première impression et elle est cruciale. Cela se passe aux urgences, qui sont l’entrée d’un système de soins. Or, si l’accueil fonctionne mal, si les patients attendent des heures, on a complètement loupé la première impression.»

Faire face aux catastrophes

Pourquoi le système cloche-t-il et comment l’améliorer? Daniel Fishman voit le problème avec beaucoup de pragmatisme: «La médecine d’urgence est une ­médecine de flux. Des salles d’attente pleines n’ont pas raison d’être. Le problème, c’est que chaque service pense à son propre nombril. Quand je suis arrivé aux urgences du CHUV, il y avait un mur de Berlin entre le couloir de médecine et celui de chirurgie. Les goulets d’étranglement se créent à cause de patients mal orientés.» Sa vision des urgences n’a «rien de ­révolutionnaire»: à l’image d’une ‘fast track’, les spécialistes doivent voir tous les patients qui arrivent afin d’identifier les cas les plus graves et de les orienter rapidement au bon endroit. Seul 1% des patients sont en danger de mort, souligne l’expert, d’où l’importance de les extraire du flux. Le reste sont des ­urgences ressenties: «Un vilain panari, c’est très douloureux.»

Biographie express

Né en 1961, Daniel Fishman obtient son diplôme de médecin en 1989. Il se spécialise en médecine interne (1998) et en médecine intensive (1999) avant de se former en médecine d’urgence au CHUV. De 1999 à 2004, il est responsable du secteur de médecine d’urgence extra­hospitalière (SMUR, REGA, 144) du CHUV. En 2004, il rejoint le Centre Hospitalier du Centre du Valais en tant que ­médecin chef du Département des urgences. Parallèlement, il reste médecin adjoint du service interdisciplinaire des urgences du CHUV (10%). En 2014, il revient en terres vaudoises au poste de médecin chef du service des urgences de l’Hôpital Riviera-Chablais. Il est impliqué dans la conception du nouvel hôpital intercantonal, le Centre hospitalier de Rennaz, qu’il quitte en 2018. Il rejoint alors le cabinet de médecine interne et générale «Bulle Santé» et devient directeur médical de la plateforme de consultations en ligne Soignez-moi.ch. Marié et père de quatre enfants, Daniel Fishman vit à Montreux.
Casser les murs, développer les collaborations entre les services, mettre ceux-ci sur un pied d’égalité: une ­vision pragmatique que le sexagénaire s’est efforcé d’appliquer dans les différents centres d’urgence où il est passé. A Sion, il a participé à créer une «machine de guerre». Grâce à elle, le médecin surmonte un épisode traumatisant à l’Hôpital sédunois en mars 2012: l’accident mortel de car de Sierre. «Quand j’ai reçu l’appel de la cheffe de clinique, j’ai vite compris que je n’allais pas manger avec ma famille.» Daniel Fishman a quatre enfants; ce soir-là, les urgences porteront secours à près de 24 petits Belges. Au total, 28 personnes périront dont 22 enfants. L’adrénaline n’a jamais été sa drogue, dit-il. Avant de nuancer: «Peut-être un peu. L’adrénaline, c’est être prêt à faire face.» Le service des urgences y est parvenu ce jour-là, qui n’en reste pas moins sombre. «Ce n’est pas pour ce genre d’événements qu’on fait les urgences, mais il faut y être préparé. Et nous étions prêts. C’est notre devoir de prendre en charge ces catastrophes, mais on n’a pas envie, c’est ­affreux. Je préfère nettement tenir la main à une grand-maman anxieuse. C’est aussi ça les urgences. Moi, ça me nourrit.»

Un hôtel sans concept

Daniel Fishman est un fervent défenseur du patient et de l’accès aux soins pour toutes et tous. Une approche qui a été son leitmotiv à chaque fois qu’il a entrepris de réorganiser un centre d’urgence. La phrase «Les gens courent aux urgences pour le moindre bobo» le sort fissa de son flegme. «Il faut arrêter de faire reposer la faute sur la population: elle est poussée à aller aux ­urgences.» Les causes sont multiples: démographie croissante, population migrante avec d’autres repères culturels, pénurie de généralistes, système de garde déficient. «La nuit, il n’y a pas grand-chose à disposition des patients à part les urgences hospitalières. Vous ne pouvez pas dire aux gens de rester à la maison s’ils ont mal à la poitrine et risquent de faire un infarctus. Et les personnes qui souffrent d’angoisse sévère? C’est terrible d’avoir une crise à 2 heures du matin.»
Bien que la Suisse soit dotée d’une médecine hightech, avec des prestations de haute qualité mais onéreuses, ces moyens luxueux ne sont pas coordonnés. «C’est la grande maladie de la prise en charge du patient», soupire-t-il, lassé. Il a fait ce constat frustrant à l’Hôpital de Rennaz, dernier né en Suisse, où il était chargé de concevoir le service des urgences. «A son ouverture, cet hôpital était un superbe hôtel, avec des salles d’opération dernier cri. Mais si on ne réfléchit pas au ­parcours du patient, on genère des temps d’attente interminables dans les couloirs. Cela ne sert à rien.»

Reconversion

Là-bas, l’idée de Daniel Fishman de dessiner le parcours du patient pour «mettre autour de lui tout ce dont il a besoin» est mal comprise. Il quitte Rennaz avec regret et tourne définitivement le dos au monde hospitalier, son «biotope». Une fin abrupte qui le force à se reconvertir. Il rejoint en tant que premier médecin le tout ­récent cabinet «Bulle Santé». Puis on l’approche pour adhérer à Soignez-moi.ch, plateforme romande pour les consultations en ligne, concurrente des leaders Medgate et Medi24. Ce sont 15 médecins qui répondent dans l’heure à une demande de consultation, avec une ordonnance et un suivi médical à la clé. Pour lui, la ­télémédecine n’est rien de nouveau. «Le corps médical règle beaucoup de choses par téléphone. Grâce à la technologie, on a pu y ajouter des ‘gadgets’ comme les algorithmes et la vidéo. Tout est plus immédiat et rapide.» Cela permet notamment de poser un catalogue exhaustif de questions, chose impossible pour le ­médecin.

Une goutte d’eau

Soignez-moi.ch, Daniel Fishman le voit comme un service public face à la difficulté d’accès aux soins dans certaines régions et à la pénurie de médecins de premier recours toujours plus criante. Il ne supporte pas l’idée que des patients soient envoyés à l’autre bout d’un canton pour un examen. «Il faut arrêter de faire se déplacer les gens, on est au service des gens.» La plateforme reste un service à petite échelle. Car c’est tout un système qu’il faudrait refondre. «Soignez-moi.ch n’est qu’une goutte d’eau, la volonté politique a bien plus d’impact.» Et puis la télémédecine contribue à juguler les coûts de la santé. «Il n’y a pas de raison qu’une bonne médecine doive coûter cher.»
Si la pandémie a donné un coup de fouet à la télémédecine, cet outil n’est pas encore ancré dans la culture suisse. D’ailleurs le projet Soignez-moi.ch n’est pas à flot. «Mais tout fonctionne, notamment concernant la sécurité des données et la satisfaction mesurée des ­patients.»
Ding. Le smartphone de Daniel Fishman sonne. «Excusez-moi, c’est la télémédecine. Je dois vite regarder si c’est urgent.» Il se penche sur l’écran: rien d’urgent. Le monde hospitalier semble bien loin. Il a toutefois gagné le fait de ne plus travailler trois weekends par mois, 70 heures d’affilée. «Je ne pensais jamais dire ça», lâche-t-il, un brin nostalgique. S’il n’est plus dans le feu de l’action, il peut soulager rapidement la cystite aiguë d’une patiente qui s’est adressée à ­Soignez-moi.ch au lieu d’aller à l’hôpital. Il garde un lien imperceptible avec les urgences, mais ce lien est bien là.
julia.rippstein[at]emh.ch