L’interprofessionnalité dans la pratique quotidienne

Métiers de la santé en mutation

Tribüne
Édition
2022/05
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.20433
Bull Med Suisses. 2022;103(05):154-157

Affiliations
Rédacteur en chef du Bulletin des médecins suisses

Publié le 01.02.2022

La pénurie de personnel qualifié pose des défis majeurs, notamment pour la prise en charge de patients atteints de maladies chroniques et polymorbides. Pour y ­répondre, l’inclusion de nouveaux groupes professionnels constitue une approche centrale. Sur le papier, ces récents métiers de la santé existent depuis un moment. Mais où en est leur intégration au quotidien et quels sont les obstacles à celle-ci? Trois femmes ­issues de ces nouvelles professions médicales racontent leur quotidien.

Caroline Fröhli: «Le nouveau profil professionnel de CMA et les possibilités qui en découlent sont encore trop peu connus des médecins»

Le travail d’assistante médicale (AM) m’a toujours plu. Développer mes connaissances et assumer de nouvelles tâches au quotidien sont des défis que j’ai toujours aimé relever. Lorsque la nouvelle formation continue de coordinatrice en médecine ambulatoire (CMA) a été pro­posée, je n’ai pas hésité longtemps. J’ai suivi les orientations possibles d’une CMA: pratique et clinique.
Je travaille aujourd’hui en tant qu’ambassadrice AM/CMA auprès d’Argomed Ärzte AG. Ma mission est de mettre en place et d’entretenir un réseau pour les AM/CMA engagées sur des thèmes axés sur la pratique, de promouvoir et de renforcer de manière ciblée le rôle des AM/CMA. A côté de cette tâche passionnante, je travaille à temps partiel comme AM/CMA dans un cabinet médical. J’y effectue des tâches quotidiennes en tant qu’assistante médicale et, en parallèle, j’ai mis en place une consultation pour les maladies rhumatismales avec une spécialisation en ostéoporose.
Caroline Fröhli s’engage pour que le rôle des AM/CMA soit renforcé et valorisé.
Pendant cette consultation CMA, je conseille et j’accompagne les patientes et les patients en poursuivant les trois objectifs suivants: il s’agit en premier lieu de clarifier les questions ouvertes ou, en cas de nouveau diagnostic, d’informer de manière adéquate les patients sur leur maladie chronique. Bien souvent, les personnes concernées n’ont pas eu la possibilité de ­poser toutes les questions qui leur tenaient à cœur lors de la consultation ou ne sont pas sûres d’avoir tout compris. Le deuxième objectif consiste à encourager l’autogestion. Il s’agit notamment pour le patient d’apprendre à identifier à temps les signaux d’alarme liés à une maladie et les signes qui doivent l’amener à consulter un médecin le plus rapidement possible. Il s’avère que les patients atteints de maladies chroniques ­attendent souvent trop longtemps avant de demander une aide médicale, rendant un traitement hospitalier inévitable. Troisièmement, je procède à un contrôle des médicaments. Ce qui a été prescrit est-il pris ­correctement? Existe-t-il des doutes ou des craintes concernant d’éventuels effets secondaires? Toujours avec ­l’objectif principal de maintenir une adhésion au traitement au plus haut niveau.
Pendant mes consultations, le médecin traitant de notre cabinet est également présent, selon les besoins, pour discuter ensemble des résultats de laboratoire ou, par exemple, ajuster le dosage d’un médicament. Cette tâche incombe naturellement toujours au médecin.
Nos patients et patientes atteints de rhumatisme apprécient cette offre de consultation CMA. L’accompa­gnement individuel, l’échange personnel et le temps mis à disposition sont très appréciés.
Malheureusement, des obstacles subsistent dans la mise en œuvre, principalement au niveau de la réglementation. Par exemple, le financement des prestations CMA n’est pas encore suffisamment légiféré. Pour la ­facturation, il existe une position TARMED uniquement dans le domaine du diabète. Mon travail avec les ­patientes et les patients atteints de rhumatisme est ­cofinancé par la Ligue suisse contre le rhumatisme via le projet KOMPASS. Il reste également beaucoup à faire en matière d’information: le manque de clarté par rapport à la rémunération et les ressources nécessaires à l’utilisation d’une CMA clinique ont jusqu’à présent découragé de nombreux cabinets. Le nouveau profil professionnel de CMA et les possibilités qui en découlent sont encore trop peu connus des médecins. Le médecin, les AM, les CMA devraient constituer une équipe avec des compétences définies et des interfaces de sorte à atténuer les problèmes d’effectif au cabinet. En déléguant certaines tâches de suivi ciblées aux AM/CMA formées à cet effet, les médecins disposent de capacités pour prendre en charge d’autres patients ou effectuer d’autres tâches.
CMA: les assistantes médicales (AM) ont la possibilité de se ­former pour devenir coordinatrices en médecine ambulatoire (CMA), sachant qu’il existe une distinction entre une orientation pratique et une orientation clinique. Les CMA qui choisissent une formation continue clinique obtiennent ainsi un aperçu ­approfondi de pathologies telles que le diabète, la BPCO ou le traitement des plaies. Elles peuvent ensuite se charger du conseil et du contrôle des soins de longue durée de malades chroniques stables dans le cadre du cabinet médical.
Caroline Fröhli, assistante médicale (AM) / coordinatrice en médecine ambulatoire (CMA) au cabinet médical St. Wolfgang et ambassadrice AM/CMA auprès de Argomed Ärzte AG

Simone Beck: «En tant que spécialiste clinique, je fais partie de l’équipe médicale»

J’ai terminé ma formation de physiothérapeute il y a un peu plus de neuf ans. Il y a bientôt deux ans, lorsqu’un poste de spécialiste clinique a été mis au concours en interne à la ZurzachCare Rehaklinik Sonnmatt, j’ai postulé avec succès et suivi la formation en cours d’emploi de «Spécialiste clinique CAS» auprès de la ZHAW. Aujourd’hui, quatre collègues, qu’on appelle également Physician ­Assistant en anglais, travaillent chez nous. Ce poste me plaît beaucoup et comme je peux énormément profiter de la formation étendue, j’ai décidé de poursuivre le cursus jusqu’à l’obtention d’un Master of Advanced Studies (MAS).
L’interprofessionnalité fait partie du quotidien de la spécialiste clinique Simone Beck.
En tant que spécialiste clinique, je fais partie intégrante de l’équipe médicale. A la Rehaklinik, elle est constituée du médecin-chef, de deux chefs de clinique et de nous quatre spécialistes cliniques. Quand je suis de garde du matin, ma journée de travail habituelle commence à 7h par le transfert du téléphone du médecin qui était de garde la nuit. Il ou elle me rapporte les éventuels événements qui peuvent être importants pour nous. L’heure suivante est consacrée aux urgen­ces, aux questions liées aux soins, au traitement administratif des admissions et des sorties actuelles, à l’élaboration et à l’envoi de prises en charge des frais.
Le rapport médical a lieu à 8h15. C’est le moment de rendre compte de ce qui s’est passé pendant la nuit et de présenter aux médecins les admissions prévues. Je m’occupe ensuite des départs. J’apporte aux patients les rapports de sortie, les prescriptions et les ordonnances et je les leur explique dans le cadre d’un entretien de sortie.
A 9h, c’est l’heure de la visite. Deux fois par semaine, je les fais seule. Si des questions médicales se posent, j’en discute ultérieurement avec le chef de clinique. Les jours où les médecins viennent aussi en visite, je présente les patientes et les patients et je mets ensuite à jour leur dossier.
Je m’occupe ensuite des arrivées. Outre l’anamnèse et l’évaluation d’éventuelles maladies secondaires, je m’occupe également d’un examen physique. Je ­présente les résultats à la cheffe de clinique avant que nous ne rendions visite auprès du patient ensemble, afin de clarifier d’éventuelles questions en suspens.
Une fois par semaine, un rapport interdisciplinaire a lieu avec des représentants de la physiothérapie, des soins infirmiers, du service social, d’une neuropsychologue et de nous au service médical. Nous abordons les cas particuliers pour lesquels une prise en charge interdisciplinaire est nécessaire pendant et après le séjour en clinique. Une bonne prise en charge des patients requiert la collaboration de toutes les disciplines.
En qualité de spécialiste clinique, je veille à ce que tout se passe bien, de l’admission à la sortie, et je suis à la disposition des patients en tant qu’interlocutrice pour toutes les questions relatives à leur bien-être. Les ­retours positifs dans le cadre des enquêtes réalisées ­auprès des patients montrent que cette prestation est également très appréciée des malades.
Je suis convaincue que la fonction de spécialiste clinique gagnera encore en importance à l’avenir, afin que la communication entre toutes les personnes concernées soit optimale et que l’on puisse réagir rapidement et efficacement. A titre personnel, je souhaite qu’à l’avenir, grâce à une filière d’études jusqu’au ­niveau bachelor, la profession soit ouverte aux personnes intéressées sans connaissances médicales ­préalables et que notre image professionnelle gagne ­rapidement en notoriété.
Les spécialistes cliniques (également appelés Physician Assistant [PA]) se chargent de manière autonome de tâches cliniques et médicales déléguées. Par ailleurs, ils peuvent assister pendant les opérations. Les PA travaillent généralement dans des ­services de chirurgie de grandes cliniques, dans des services ou des cabinets spécialisés (par ex. ORL, ophtalmologie, urologie). A noter que la formation de Physician Assistant vient des Etats-Unis, où elle est proposée sous la forme d’un master spécifiquement ­destiné aux personnes ayant un passé militaire dans le ­domaine sanitaire. Le cursus de formation proposé en Suisse est clairement différent.
Simone Beck, spécialiste clinique, ZurzachCare
Rehaklinik Sonnmatt, Lucerne

Michaela Moser: «La polyvalence de mon métier a aussi ses inconvénients»

Je travaille depuis près de 30 ans dans les soins intensifs. Une fois mes enfants assez grands, j’ai décidé d’augmenter à nouveau mon taux d’occupation et d’approfondir mes connaissances professionnelles. J’ai donc suivi une formation de formatrice d’adultes, puis j’ai travaillé pendant douze ans comme formatrice professionnelle dans le domaine des soins intensifs. L’arrivée dans notre service d’une experte en soins qui avait obtenu un master en soins infirmiers à l’étranger a été pour moi un nouveau tournant. Quand je parlais avec cette collègue, nous discutions de manière scientifique de sujets liés aux soins infirmiers. Une dimension totalement nouvelle et passionnante pour moi. J’ai ainsi décidé, à l’âge de 47 ans, de suivre des études de soins infirmiers et d’obtenir un master. Je n’ai jamais ­regretté cette décision. J’ai même quitté mon poste dans la formation professionnelle en faveur d’un poste d’experte en soins infirmiers APN CNS. Depuis cinq ans, je suis responsable de deux unités de soins intensifs.
Michaela Moser, experte en soins infirmiers APN CNS, aime la polyvalence de son métier.
L’une des caractéristiques de mon quotidien est le haut degré de flexibilité requis. Le matin, je ne sais jamais dans quel domaine mon expertise sera la plus demandée. Mes tâches comprennent d’une part le soutien des équipes et d’autre part le travail de développement. Les jours où je m’occupe davantage de tâches de conception, je suis tout de même présente dans le service pour garder une vue d’ensemble des patients de notre service et pour donner aux soignants et aux médecins la possibilité d’échanger avec moi.
Les médecins font souvent appel à moi pour transférer des cas plus complexes vers un autre service ou pour trouver une place en rééducation. Je suis à l’interface entre l’unité de soins intensifs et les unités ou institutions qui prennent en charge les patients.
Les soignants, quant à eux, viennent me voir pour les sujets les plus divers. Il peut s’agir de questions relatives aux soins ou à l’éthique, mais aussi de questions relatives aux relations avec les proches. Nous déterminons alors ensemble si je dois assumer directement une tâche ou si je dois simplement conseiller les soignants. Mes tâches vont donc du travail de routine au chevet du patient au coaching des équipes.
La polyvalence de mon métier a aussi ses inconvénients. Ce profil professionnel étant encore peu connu en Suisse, de nombreux soignants et médecins ne ­bénéficient pas de la compréhension nécessaire de cette fonction pour utiliser efficacement les ressources d’une infirmière en pratique avancée APN CNS. Quand je collabore avec des personnes qui ont travaillé à l’étranger, tout fonctionne mieux d’emblée, car dans de nombreux pays, l’experte en soins est déjà bien intégrée dans le secteur stationnaire. Ainsi, ces personnes connaissent le potentiel d’une experte en soins infirmiers APN CNS pour en avoir fait l’expérience et savent comment l’exploiter. Dans la littérature, les tâches d’une experte en soins infirmiers, comparées par exemple à celles d’une responsable d’unité de soins, sont plutôt décrites à un métaniveau. Il est donc difficile d’en mesurer l’impact direct et d’expliquer notre rôle.
L’interprofessionnalité fait depuis longtemps partie du quotidien dans les unités de soins intensifs. Mais le succès de sa mise en œuvre dépend en fin de compte des personnes impliquées et de leur attitude. Quand on travaille avec des personnes qui restent bloquées dans leur structure hiérarchique, cela devient difficile. Parfois cela fonctionne bien, parfois moins bien. Dans tous les cas, nous sommes encore loin de pouvoir affirmer que nous avons une culture uniforme de l’interprofessionnalité dans les différents services.

Série sur l’interprofessionnalité

La collaboration entre les spécialistes de différentes professions de la santé est considérée comme un levier important afin de relever les défis du système de santé. Où en est la Suisse dans ce domaine? Quels avantages apporte l’interprofessionnalité et quelles en sont les ­limites? Nous éclairons le sujet sous divers angles dans une série d’articles.
APN: La formation de Advanced Practice Nurse (APN) se fait par le biais d’un cursus de master dans une haute école spécialisée ou une université. L’orientation de base de la formation est scientifique et appliquée avec une forte orientation pratique. Les APN de formation planifient, aux côtés des médecins, les traitements et réalisent de manière autonome des gestes médicaux exigeants. De plus, les APN prodiguent des soins adaptés aux patients et basés sur l’évidence, de sorte que ceux-ci puissent gérer leur vie quotidienne avec une plus grande aisance.
L’orientation de la formation APN peut être adaptée au domaine d’activité visé grâce à différentes spécialisations. Parmi celles-ci: Clinical Nurse Specialist (CNS), Recherche ou Nurse Practitioner (NP).
Michaela Moser, experte en soins infirmiers APN CNS,
Solothurner Spitäler AG (Kantonsspital Olten und Bürgerspital Solothurn)