Une forme d’isolement social

Zu guter Letzt
Édition
2021/45
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.20252
Bull Med Suisses. 2021;102(45):1502

Affiliations
Prof. Dr, éthique médicale et formation postgraduée médicale, Insel Gruppe, Hôpital de l’Ile, Berne

Publié le 10.11.2021

«A vrai dire, je me sens complètement seule et isolée.» Cette phrase ne sort pas de la bouche d’une patiente mais d’une étudiante. Ce printemps, lors d’un cours d’éthique en cercle restreint via zoom, j’avais demandé à mon auditoire comment il vivait l’enseignement à distance. Un silence consterné s’installa puis les langues se délièrent: «Je ne sors presque plus de chez moi, je suis assise 6 à 8 heures par jour devant mon écran: podcast, cours via zoom, plate-forme en ligne, je n’en peux plus», déclarait une étudiante, tandis que ses condisciples acquiesçaient d’un signe de tête par ­caméra interposée. Une seconde raconta: «J’ai dû consulter mon médecin, j’avais l’impression de devenir folle. Je ne voyais plus personne, je ne pouvais plus faire de sport, il n’y en avais plus que pour les études, et ce uniquement en ligne.» D’une certaine manière, ces aveux m’ont touché. Tout comme un très grand nombre de questions soulevées par la pandémie, sur des thèmes plutôt banals comme les personnes âgées en établissements médico-sociaux, les classes sociales inférieures privées d’accès aux soins, les opposants à la vaccination, les manifestations, le désenchantement politique, etc. La pandémie a agi sur ces questions comme un révélateur, leur conférant soudainement et de manière exponentielle une tournure dramatique d’un point de vue éthique – tout comme, du moins à mon avis, cette nouvelle solitude qu’ont connue mes étudiantes et étudiants. Une raison suffisante pour ­repenser l’enseignement dans les universités (il en va certainement de même pour la plupart des écoles, des hautes écoles spécialisées, etc.). Je souhaite pour cela me concentrer sur deux points qui sont les suivants:
1) Le nouveau sens attribué à l’enseignement: Il n’y a pas de secret. Si vous voulez faire carrière dans une université, ce qui compte avant tout, ce sont les fonds de recherche et les nombreuses publications. L’enseignement n’était (ou n’est) que secondaire et constitue un passage obligé sans grande importance pour la carrière universitaire proprement dite. Il ne faisait pas l’objet de discussions et était en quelque sorte considéré comme allant de soi. Vous le faites, mais il n’en est pas fait grand cas, vous n’êtes pratiquement jamais ­interrogé à ce sujet par la faculté. Et soudain tout a changé. L’enseignement a gagné en importance durant la crise du coronavirus et il fallait dès lors en parler: qui fait quoi, de quelle manière et, surtout, comment donner un bon cours «en ligne». Nous avons tout à coup reçu des courriels de la direction de l’université concernant l’enseignement à distance, des conseils nous ont été prodigués et nous avons même bénéficié d’un coaching (pour enseigner en ligne). Première conclusion: la crise a soudainement fait de l’enseignement une question importante. Dommage qu’il ait fallu une crise pour cela.
2) La dimension sociale de l’enseignement: De toute évidence, nous avons jusqu’à présent trop peu réfléchi à l’importance sociale de l’enseignement. Moi, en tout cas, je n’y avais jamais pensé. Le fait que nos étudiantes et étudiants sont restés plus ou moins seuls à la maison pendant des mois a été à l’origine d’une prise de conscience de notre part: nous, le corps professoral, avons soudain réalisé à quel point cette solitude avait conduit à des crises existentielles, à des dépressions et à une forme d’isolement social. Un effet secondaire de l’enseignement à distance pour ainsi dire. Aller à l’université, s’asseoir dans l’auditoire, bavarder avec ses condisciples, c’est précisément cette forte composante sociale dont je n’avais pas conscience. Ce qui était quelque part normal, ce passage à l’enseignement virtuel ayant été (à ma connaissance) une première dans l’histoire de l’humanité. Quel enseignement pouvons-­nous en tirer? Je pense que nous ne devons pas considérer la dimension sociale de l’enseignement comme acquise, mais qu’il s’agit d’une notion qu’il faut repenser en permanence et que cela se fait plus facilement en présentiel. 
Si l’on réfléchit aux conséquences positives et négatives de la pandémie de Covid-19 sur l’enseignement, il faut reconnaître que nous en avons surtout tiré des ­aspects positifs à long terme. Savoir que l’enseignement en ligne fonctionne bien est une chose, mais il faut aussi se rappeler de l’importance d’enseigner et que ce ne sont pas les fonds de recherche et les publications qui permettront de former des médecins intéressés, critiques, curieux et qui ont envie d’apprendre, mais bien un enseignement de qualité.
rouven.porz[at]insel.ch