L’initiative «OUI pour la protection des enfants et des jeunes contre la publicité pour le tabac»

Prévention du tabagisme: Réglementations alibi depuis trente ans

Tribüne
Édition
2021/44
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.20225
Bull Med Suisses. 2021;102(44):1462-1464

Affiliations
Membre FMH, ancien vice-président de la ligue pulmonaire suisse et d’Oxysuisse

Publié le 03.11.2021

La Loi sur les produits du tabac, élaborée à partir de 2015, est la dernière action des parlementaires pour la prévention et la protection de la jeunesse. Depuis plusieurs décennies, l’industrie du tabac dicte la prévention du tabagisme dans notre pays.
Le Conseil fédéral proposa en 2014 un projet de loi, destinée aux produits du tabac et de la nicotine. Il déclara vouloir protéger la jeunesse contre la publicité et la consommation du tabac. La loi était censée être acceptable également pour l’industrie: elle permit des exceptions à l’interdiction de la publicité aux points de vente et sur des objets associés au tabac, ainsi que le parrainage des manifestations nationales; les cigarettes électroniques sans nicotine ne seraient pas soumises à cette loi [1]. Malgré ces «règles modérées», les interdictions de la publicité, de la promotion et du parrainage allaient trop loin pour les parlementaires de la majorité qui retournèrent la loi au Conseil fédéral. Ils le chargè­rent d’ancrer dans la loi la protection de la jeunesse et en même temps de supprimer les interdictions de la ­publicité! Le projet ainsi modifié, inacceptable pour les organisations de la santé et de la prévention, était encore moins compatible avec la convention cadre pour la lutte contre le tabagisme de l’OMS (CCLAT) que la première mouture [2]. Car la convention exige une «interdiction globale de la publicité, de la promotion et du parrainage». Après que le conseiller aux Etats Dittli (PLR/UR) défendit la ratification de la CCLAT, alors qu’en 2014 il avait plaidé pour le retour du projet au Conseil ­fédéral, le Parlement élabora la loi actuelle. Elle servira de proposition indirecte à l’initiative «OUI à la protection des enfants et des jeunes contre la publicité pour le tabac» (info[at]enfantssanstabac.ch). La loi s’applique aux produits du tabac et de la nicotine, les cigarettes électroniques et le tabac chauffé. Elle interdit, comme le théorique «autocontrôle», la publicité visant la jeunesse dans la presse écrite. Mais, elle permet la promotion la plus efficace des produits de tabac et de la nicotine auprès des jeunes, c.-à-d. la publicité dans l’internet.

«L’initiative jumelle» 1993

Déjà l’initiative jumelle était censée interdire la publicité pour le tabac. Sous l’action intense des relations publiques des «alliés» de l’industrie du tabac, c.-à-d. de l’USAM, des associations des médias et de l’industrie publicitaire, elle fut refusée par 75% des votants. On faisait croire au peuple, qu’il s’agirait d’une interdiction générale de toute publicité, que la publicité n’aurait aucun effet sur le «problème de société» lié au tabac. Que l’autocontrôle de l’industrie du tabac par la commission de loyauté «empêcherait» la publicité auprès des jeunes. Les archives de l’industrie montrent cependant, que l’autocontrôle faisait partie de la stratégie de l’industrie pour faire apparaître les règlementations légales comme inutiles. En fait, l’accord entre Swiss Cigarette et l’association des publicitaires, encore révisé en 2005 et 2018, prévoit que des infractions constatées par la commission de loyauté ne seraient pas sanctionnées, mais uniquement transmises à… Swiss Cigarette [3].

La législation sur la fumée passive

L’initiative parlementaire du professeur Felix Gutzwiller «Protection de la population et de l’économie contre la fumée passive» aboutit en 2008 après une course d’obstacles dans le Parlement à la Loi sur le tabagisme passif. Elle contient les exceptions suivantes: l’interdiction de fumer concerne les établissements publics de plus de 80 m2, les plus petits peuvent décider, si fumer est permis ou non; les propriétaires ont le droit d’installer des fumoirs, dans lesquels le personnel peut ­servir des plats; les cantons peuvent édicter des règles plus strictes. La loi alibi ne résiste pas à la critique: Pourquoi les législateurs, par des lacunes de la loi ­fédérale, motiveraient des réglementations cantonales meilleures? Si le législateur adopte pour la protection de la santé une interdiction de fumer dans l’espace ­public, la loi ne doit pas faire d’exceptions pour le ­personnel de certains établissements. La condition que les employé/es concerné/es se déclarent d’accord avec leur enfumage est une monstruosité du droit du ­travail. Lors que la loi fut adoptée, plusieurs cantons élaboraient une protection plus complète de la population ou l’avaient déjà mise en œuvre. Avec l’objectif d’une meilleure loi pour toute la Suisse, la ligue ­pulmonaire lança l’initiative «Protection de la population contre la fumée passive» qui fut votée en 2012. L’opinion public y était favorable à 60%, selon une enquête. Les actions intenses de relations publiques dans les médias par l’«alliance pour une politique de prévention modérée» contre les «talibans de la santé» [4], par des politiciens, des associations du commerce et des publicitaires, ainsi que la désinformation de Gastrosuisse, infiltrée par Philip Morris («Les Suisses ne veulent pas des ­restaurants sans fumée») [5], l’emportèrent sur l’initiative qui fut décriée comme une «interdiction totale de fumer». Le silence des associations médicales, de la prévention et de la santé contribuèrent à sa défaite [6].

… La Loi sur les produits du tabac 2021

Le tableau 1 [7] montre que cette loi, contrairement aux ­affirmations du gouvernement et des législateurs ne renforce pas la protection de la jeunesse. L’interdiction de la publicité aux cinémas existe dans plusieurs cantons. Le parrainage des manifestations internationales est libre de publicité, suite à la directive de l’UE sur la publicité transfrontalière. L’interdiction de vente aux mineurs sans interdiction globale de la publicité saborde la protection de la jeunesse, car elle renforce précisément dans ce segment de la population l’attractivité des produits promus sur l’internet.
Tableau 1: Comparaison: initiative populaire – Loi sur les produits du tabac – droit en vigueur.
MesureInitiative populaireLPtabDroit en vigueur
Vente au moins de 18 ansinterditeinterditeréglementation cantonale
La publicité qui touche les enfants et les jeunesinterditeautoriséeautorisée
Publicité par voie d’affichageinterditeinterditeréglementation cantonale
Publicité en salles de cinémainterditeinterditeréglementation cantonale
Publicité papierpartiellement interdite*autoriséeautorisée
Publicité sur internetpartiellement interdite*autoriséeautorisée
Publicité sur des biens de consommationinterditepartiellement interditeautorisée
Promotion (promotion des ventes)partiellement interdite*partiellement interditeautorisée
Parrainage internationalinterditinterditautorisé (interdit de facto)
Parrainage nationalpartiellement interdit*autoriséautorisé
Publicité sur les points de ventepartiellement interdite*autoriséeautorisée
Cigarettes électroniques / produits à ­chaufferaucune différence avec les ­cigarettes classiques (et tous les produits du tabac)aucun ou réglementation cantonale
* L’interdiction s’applique lorsque des mineurs y ont accès.
Ainsi les parlementaires fédéraux se sont pliés une nouvelle fois à la pression de l’industrie du tabac et ont sacrifié la protection de la santé à l’intérêt économique. Ils ont aussi ignoré les coûts engendrés par l’épidémie du tabagisme de plusieurs milliards annuels pour le traitement des maladies non transmissibles. Le refus de ratifier la CCLAT depuis 2005 des parlementaires majoritaires est la cause et la conséquence de leur attitude de favoriser l’industrie multinationale du tabac installée dans notre pays.
Le contexte, dans lequel l’initiative des médecins de ­famille et des enfants est soumise au vote, est comparable à celui de l’initiative sur le tabagisme passif. A nouveau, les citoyennes et citoyens furent exposés dans les années écoulées à un flux constant de contributions médiatiques et éditoriaux, à des articles payés camouflés en rédactionnels véhiculant de la désinformation. A partir du principe de la liberté de commercer, on conclut à la liberté de la publicité pour les produits addictogènes; la maxime «les produits légaux peuvent être promus légalement» passe sous silence la Loi sur les médicaments qui pour des bonnes raisons déclare illicite la publicité pour des médicaments addictifs. Au nom de la «diminution des risques par l’innovation» on banalise la dépendance à la nicotine, substance, qui sans débat parlementaire et pour des raisons formelles fut décrétée légale par une décision de justice. L’argument promotionnel, selon lequel les cigarettes électroniques seraient un gain pour la santé publique et à soumettre à des règles moins contraignantes, puisqu’elles aideraient les fumeurs à se libérer de leur addiction, est caduque: Depuis l’intro­duction des cigarettes électroniques en 2005, le pourcentage de la population ­fumeuse n’a pas diminué, mais leur utilisation s’est ­répandue précisément parmi les jeunes dont l’addiction à la nicotine est de­venue un problème de santé ­publique.
La campagne de votation sur l’initiative «OUI à la protection des enfants et des jeunes contre la publicité pour le tabac» soumettra le point de vue de la santé, ­politiquement neutre, à une bise intense de désinformation. Les membres de l’alliance pour une Loi sur les produits du tabac forte sont appelés à motiver par tous les moyens de communication, par des newsletters, les sites Web, les réseaux sociaux, etc., et par des prises de position ­publiques leurs employés, membres, donateurs et sympathisants à voter OUI à l’initiative. Pour ne pas laisser le champ du débat public à l’industrie et ses alliés et aux lobbyistes politiques.

L’essentiel en bref

• Depuis 30 ans, les mesures efficaces de prévention du tabagisme sont déformées par des intenses efforts de relations publiques et de lobbyisme qui les transforment en réglementations alibi.
• Le silence dans le débat public des organisations médicales et de la santé a participé jusqu’ici à la défaite d’une prévention efficace.
• Le quota des fumeurs dans la population n’a pas diminué depuis l’introduction de la cigarette électronique en 2005, mais l’utilisation de celle -ci s’est répandue à cause de la publicité précisément auprès des jeunes.
• Les membres de l’alliance pour une loi efficace des produits du tabac sont appelés de s’engager par tous les moyens pour un OUI à l’initiative et de ne pas laisser le champ du débat public à l’industrie et à ses alliés et lobbyistes politiques.
Dr Rainer M. Kaelin
Plantay 53
CH-1163 Etoy VD
palmier.kaelin[at]bluewin.ch
1 Kaelin RM. On torpille la protection de la jeunesse et viole la convention cadre de l’OMS. Bull Med Suisses. 2014;95(37):1383–4.
2 Kaelin RM, Niedermann R. Deuxième projet de loi sur les produits du tabac – tromperie! Bull Med Suisses. 2018;99(24):811–3.
3 Kaelin RM. Protection de la jeunesse sans interdiction de la publicité? Bull Med Suisses. 2017;98(41):1347–9.
4 Patrick Lucca, porte parole de l’USAM. Journal de l’USAM, avril 2008.
5 «Les Suisses ne veulent pas des restaurants sans fumée». Interview avec Florian Hew. Le Matin, 4.6.2006.
6 Kaelin RM. Le silence des experts médicaux (3). La responsabilité publique des médecins au sujet de l’initiative «Protection contre le tabagisme passif». Bioethica Forum. 2015;8(4):135–7.