«Au début, j’avais l’impression d’avoir les mains coupées»

Tribüne
Édition
2021/37
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.20064
Bull Med Suisses. 2021;102(37):1214-1215

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Publié le 15.09.2021

Dr Dan Dumitrascu est arrivé en Suisse à la chute du communisme en Roumanie. Lorgnant les Etats-Unis, il n’avait prévu de faire qu’une étape dans notre pays, où il a fini par rester. Retour sur le parcours de ce chirurgien de formation, un des premiers immigrés de l’Europe de l’Est à avoir obtenu un permis B en Suisse.
«J’ai toujours vécu sous la dictature, d’abord sous Gheorghiu-Dej puis sous Ceaușescu. Je voulais quitter ce pays dès que possible», raconte Dan Dumitrascu, méde­cin d’origine roumaine spécialisé en chirurgie. Quand le bloc de l’Est tombe, en décembre 1989, il ­n’hésite pas longtemps pour embrasser son rêve: il dit adieu à la Roumanie en février 1990 et s’envole pour la Suisse. Sa destination finale n’est pourtant pas l’Hel­vétie, le jeune médecin rêve à l’époque d’exercer aux Etats-Unis. Les circonstances en décideront autrement. «Je n’avais qu’un visa de touriste, valable deux mois. J’ai fait un stop en Suisse, ayant un ami à Lausanne. Il voulait m’aider à trouver une place comme chirurgien. J’ai dit ‘OK’ et ai envoyé mon dossier à quatre endroits.» Si Genève, Lausanne et Neuchâtel ne donnent pas suite à sa candidature, l’Hôpital du Jura à Porrentruy le convoque. «Le médecin-chef n’en revenait pas de mon français», se rappelle Dan Dumitrascu qui a appris la langue de Molière durant ses vacances en tant que guide. Intéressé par les qualifications du chirurgien, le responsable dépose pour lui une demande de permis B. Puis c’est le silence radio. Une ­semaine avant l’échéance de son visa, l’expatrié reçoit un téléphone de la Confédération. «Un certain Neuenschwander, qui voulait s’assurer que je ne cherchais pas l’asile en Suisse et tester mes compétences en français. Il m’a octroyé le permis B. J’étais le premier immigré d’Europe de l’Est à décrocher le sésame, m’avait-il dit.»
Dan Dumitrascu dans son cabinet à Chevenez, dans le Jura: «Je suis un franc-tireur, j’aime le fait d’être seul en cabinet et de m’y sentir libre.»

Du noir/blanc aux couleurs

Un tournant dans sa vie et un changement à 180°. Lorsqu’il foule le sol suisse, en 1990, le Roumain découvre un nouveau monde. «Dans mon pays, tout était gris et triste, comme si j’avais vécu jusqu’ici dans un film en noir et blanc. Tout à coup, je voyais un film en couleurs.» Un autre univers dont il ne remarque tout d’abord pas la «diversité fantastique», avec ses quatre langues et régions. «Les gens venant du bloc de l’Est avaient une vision biaisée de l’Europe, on la voyait très unitaire.» Pas nostalgique pour un sou de son pays, Dan Dumitrascu s’adapte vite. Toujours bien accueilli en Suisse, il n’a jamais subi de discriminations, assure-­t-il. Il se rend peu à peu compte des spécificités helvétiques et s’étonne notamment du sentiment prononcé d’appartenance au terroir. «Lorsque des Suisses se rencontrent à l’étranger, ils veulent toujours savoir de quel canton ou région ils sont.»
Entièrement formé en Roumanie, c’est en Suisse que le médecin a véritablement pu embrasser sa carrière de chirurgien, son ambition de toujours. Dans son pays d’origine, il n’a que peu pratiqué, les spécialistes ayant été bâillonnés par le régime. «Après mes études de médecine en 1985, j’ai entamé un internat de chirurgie à Bucarest. En 1988, le régime a décidé de ne plus former de spécialistes. J’ai été envoyé à la campagne, dans le delta du Danube, où il fallait se débrouiller avec les moyens du bord», se rappelle avec un sourire dans la voix ce citadin qui a toujours vécu dans la capitale. S’il ne supportait pas d’être muselé par le gouvernement, Dan Dumitrascu souligne la qualité de sa formation. «La partie théorique était excellente et n’avait rien à envier à celle des pays plus développés. Mais on ne nous laissait rien faire au niveau pratique. C’est grâce aux infirmières, en faisant des nuits, que j’ai ­appris mon métier.»

Difficile changement de carrière

A Porrentruy et ensuite à Delémont une fois le permis B en poche, il peut se donner corps et âme à la chirurgie, ce qu’il fera pendant dix ans. Puis, las des horaires et du stress quotidien, lié aussi aux restructurations hospitalières, le chirurgien décide de s’installer en ­cabinet, passant par toutes les étapes requises: demande de naturalisation, années d’équivalence et examen pour le FMH en médecine interne générale en 2001. Il ouvre son cabinet en 2002 à Chevenez (JU). Un changement de carrière qui n’a pas été aisé: «Au début, j’avais l’impression d’avoir les mains coupées! On n’oublie pas sa vocation du jour au lendemain. Les montées d’adrénaline me manquaient.» Dan Dumitrascu se fait cependant vite à sa nouvelle situa­tion: «La ­médecine générale nécessite une toute autre approche, ce que j’apprécie énormément. Je vois la patientèle sur la durée, je traite les grands-parents, les parents et les enfants.» Sans compter la diversité des gestes et la ­liberté pour les effectuer: «Ultrasons, radios, labos, je peux faire beaucoup de choses, comme si j’avais une petite clinique.» Mais il y a un point noir: «Les assurances ne nous considèrent pas comme des médecins, mais comme des gate-keepers. Elles sont devenues des usines à cash, perdant leur rôle social.» Il regrette que les primes trop élevées dissuadent la population de faire des contrôles préventifs, pourtant les plus efficaces pour éviter les maladies chroniques. En revanche, les Suissesses et Suisses ont, selon lui, tendance à être gourmands en prestations médicales: «Je constate un certain technico-­centrisme. Les gens veulent tout, tout de suite, et pensent qu’une IRM va régler le problème.»

En quête d’un successeur

Lui qui était un citadin pur sucre, comment se sent-il en Haute Ajoie? «J’ai survécu», plaisante celui qui aime flâner à Bâle. L’ex-chirurgien apprécie la solidarité au sein de cette région rurale. «Les gens se connaissent et s’entraident.» Car la précarité existe. «J’ai fait une visite chez une dame âgée qui ­vivait à côté d’une étable et n’avait pas de WC.» Un ­souvenir marquant qui montre l’importance d’un ­médecin de premier recours dans cette zone géo­graphique. A 62 ans, Dan Dumitrascu songe d’ailleurs à sa retraite, qu’il compte prendre dans trois ans. «J’espère trouver quelqu’un, une personne jeune. Je suis seul dans mon cabinet, alors que la plupart des médecins s’installent désormais en cabinet de groupe, cela pourrait être à mon désavantage.» Mais pas question de repousser la retraite: «Je ne veux pas faire l’année de trop. Pour la population, ce serait dur de ne trouver personne.» Si la région a craint une pénurie il y a quelques années, les cabinets de généralistes ont tous été repris par des médecins principalement français.
Ce n’est en tout cas pas sa fille qui reprendra le flambeau: «Elle voulait se lancer dans la médecine, mais c’était trop dur. Elle m’a dit une fois: ‘Je ne veux pas ­autant travailler que toi toute ma vie.’ Elle a entretemps terminé des études de psychomotricité.»
Une fois à la retraite, le sexagénaire se réjouit d’avoir à nouveau plus de temps à consacrer à sa femme, rencontrée à l’Hôpital de Porrentruy, de se promener et de jouer au tennis. Va-t-il en profiter pour retourner au pays? «Mes patients me le demandent souvent quand je dis que j’ai des vacances.» Ayant gardé peu de lien avec ses terres d’origine, où il n’a presque plus de famille, Dan Dumitrascu préfère aller aux quatre coins du monde. «J’ai toujours aimé voyager et découvrir de nouveaux pays.» Ce qu’il fait à ­travers son dada, la plongée. Cet été, le généraliste a testé les eaux cristallines de Sardaigne. Il ne tarit toutefois pas d’éloges des paysages roumains: «C’est magnifique, entre forêts, rivières, collines et chevaux, la ­nature est omniprésente. Il y a des similitudes avec le Jura.»
Plus d’un tiers des médecins en Suisse viennent de l’étranger. Pourquoi ont-ils quitté leur pays? Comment vivent-ils en Suisse? Pour la rubrique «Bonjour la Suisse», nous recherchons des ­médecins étrangers qui ont envie de témoigner de leur parcours et de leur vie en Suisse. En cas d’intérêt, merci de nous écrire à: rahel.gutmann[at]emh.ch
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