Prise en charge médicale des réfugiés

«J'ai l'impression d'avoir le monde dans ma salle d'attente»

Tribüne
Édition
2021/25
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2021.19928
Bull Med Suisses. 2021;102(25):856-858

Affiliations
Rédactrice print online

Publié le 22.06.2021

Guerre, famine, dictature, violences, pauvreté: autant de raisons qui poussent à prendre le chemin de l’exil. Aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), le Programme Santé Migrants prend en charge les demandeurs d’asile et réfugiés attribués au canton de Genève. Rencontre avec Sophie Durieux-Paillard, médecin qui a co-créé ce programme il y a près de 30 ans et qui le pilote aujourd’hui.

A propos de Sophie Durieux-Paillard

Dre Sophie Durieux-Paillard a fait ses études de médecine à Lyon (F). En 1990, elle soutient sa thèse de spécialisation en santé publique. Passionnée par l’humanitaire, elle obtient en 1989 un DEA en santé publique et pays en développement de l’Université Pierre et Marie Curie de Paris. Elle arrive à Genève en 1992 où elle est engagée comme médecin assistante à la Faculté de médecine, dans l’équipe de coordination du Master de santé publique qui se met en place. Parallèlement, elle est recrutée comme interne par l’Unité de médecine des voyages et des migrations des HUG pour assurer la supervision médicale des infirmières de la Croix-Rouge travaillant dans les foyers de réfugiés. Elle devient chef de clinique en 1995, fait reconnaître sa spécialité comme FMH de prévention et santé publique, puis est nommée médecin adjoint au SPMR, respon­sable du PSM et coordonnatrice du Programme de soins Réseau santé pour tous (dont fait partie PSM). A 60 ans, Sophie Durieux vit à Ferney-Voltaire (F) et a trois enfants.
Sophie Durieux, vous avez contribué à la mise 
en place de Programme Santé Migrants (PSM). Comment a-t-il vu le jour?
Cela s’est fait de fil en aiguille. Une équipe d’infirmières de la Croix-Rouge active dans les foyers pour requérants d’asile avait besoin d’un médecin répondant qui les ­supervise. J’y ai d’abord œuvré à temps partiel. Cette ­activité s’est peu à peu développée jusqu’à intégrer le Service de médecine de premier recours des HUG.
Quelle était l’idée initiale derrière la création de PSM?
A Genève, 40% de la population est étrangère. Si cette diversité est une richesse, elle peut aussi être une barrière aux soins. Le PSM est l’un des moyens mis en place pour faire tomber ces obstacles et prendre en charge une population particulièrement vulnérable. Le groupe d’infirmières que j’ai évoqué avait pour mission de fournir les soins de base aux réfugiés au sein des foyers d’hébergement. En parallèle, ils bénéficiaient d’un examen sanitaire à l’hôpital incluant un rattrapage vaccinal et une évaluation, voire d’un suivi médical. Le regroupement des activités infirmières et médicales en lien avec les requérants d’asile, il y a près de 20 ans, paraissait donc naturel.
Le Programme Santé Migrants réalise plus de 15 000 consultations annuelles, médicales et infir­mières confondues. Vous êtes désormais un acteur cantonal à part entière pour la santé des réfugiés.
Nous sommes devenus une structure de référence, y compris pour les centres d’asile fédéraux. Quand des réfugiés sont attribués au canton de Genève, nous en sommes informés ainsi que de leur état de santé. Nous collaborons aussi étroitement avec l’Hospice général qui est la structure cantonale chargée de l’accueil et l’aide sociale des réfugiés à Genève.
Avec Vaud, Genève est le seul canton à disposer 
d’un tel modèle de prise en charge médico-sociale des réfugiés. Quels en sont les avantages?
Effectivement, Vaud et Genève sont les seuls à être dotés d’une structure publique de soins pour les réfugiés, intégrée à l’Hôpital universitaire. Dans les autres cantons, les requérants d’asile sont pris en charge principalement par des médecins privés. Dans le cadre de notre dispositif, infirmiers, infirmières et médecins doivent acquérir des compétences spécifiques pour s’occuper au mieux de cette population: c’est une forme de sous-spécialisation de médecine de premier recours. Nous disposons d’interprètes communautaires pro­fessionnels, indispensables à la compréhension des patients et à l’évaluation de leur état de santé. Enfin, l’aspect «soins intégrés» est sans conteste une force.
Sophie Durieux-Paillard: «Près de la moitié des réfugiés que nous voyons souffrent de symptômes posttraumatiques. Cela va de l’anxiété au PTSD.» (© Thierry Parel)
Pouvez-vous préciser ce dernier point?
Dans le tandem médico-infirmier, le corps infirmier constitue le fer de lance du dispositif. C’est lui qui permet une prise en charge exhaustive: il évalue chaque patient, le réfère aux médecins et a une fonction de suivi sur le long terme, ce qui favorise le lien de confiance interpersonnel et avec la structure. Face à une population qui a subi des traumatismes majeurs, ce lien est crucial. Le turn-over des médecins internes est moins propice à établir cette relation. Les supervisions par les médecins- cadre garantissent la qualité de la prise en charge. Une fois les migrants mieux intégrés au système et la barrière de la langue surmontée, un réseau d’une vingtaine de médecins généralistes en cabinet peut prendre le relais.
Quelles sont les compétences spécifiques à la prise en charge de personnes migrantes?
Avec les années, nous avons constaté l’importance d’une approche systématisée. Pour chaque nouveau réfugié, infirmières et infirmiers «d’accueil» vérifient si l’état de santé est compatible avec le logement attribué et s’il y a une prise de traitement. Vient ensuite l’évaluation de santé initiale. Cet entretien infirmier semi-standardisé permet de faire le point sur l’histoire médicale et de vie du patient, ses besoins de santé immédiats et ses ressources. Cela demande empathie, respect et bienveillance. Les traumatismes vécus, les violences subies, notamment sexuelles, et les éventuels symptômes sont douloureux à évoquer. Le personnel doit être sensible à ces aspects de communication, à la dimension transculturelle et être informé du contexte géopolitique des pays d’origine. Il faut bien sûr savoir où les patients se ­situent dans la procédure d’asile. Cela nécessite une bonne connaissance du réseau social et juridique du canton, en plus des compétences «classiques».
Je dis souvent à nos internes: si vous faites bien avec ces patients, vous serez d’excellents médecins. Non que les réfugiés soient des patients spéciaux, mais leur prise en charge requiert une multitude de compétences: humaines, en santé publique, en épidémio­logie, travail en réseau, droit.
Concernant le dépistage de maladies, y a-t-il aussi des automatismes à avoir?
Nous pratiquons un dépistage ciblé et individualisé, qui prend en compte l’épidémiologie des maladies infectieuses dans les pays traversés et les facteurs de risques individuels. Nos infirmiers, infirmières et médecins développent des réflexes différents des autres unités: chez un réfugié, une toux peut cacher une tuberculose. Ne pas y penser retarde le diagnostic et pose un problème de santé publique, les réfugiés étant logés dans des centres collectifs durant leurs premières ­années de séjour. Nous recherchons systématiquement les helminthiases tropicales chez les personnes d’Afrique subsaharienne, notamment la schistosomiase chez les Africains de l’Est. Près de 50% ont une sérologie positive. Lors de la crise migratoire en 2015–2016, la gale, marqueur de précarité et de promiscuité, était très fréquente et systématiquement recherchée.
Justement, quelles maladies traitez-vous en majorité? Vous avez évoqué la schistosomiase et la gale. Y a-t-il d’autres pathologies fréquentes?
A côté de la vaste palette de maladies infectieuses, nous sommes confrontés à des maladies chroniques. On les observe surtout chez les personnes, souvent plus âgées, du Moyen-Orient, notamment d’Irak et de Syrie. Ce sont des régions avec une prévalence élevée de diabète, hypertension et problèmes cardiovasculaires. Comme pour toute maladie chronique, la prise en charge est moins évidente, car liée à des déter­minants sociaux, culturels, environnementaux, voire génétiques. Le stress exacerbe ces maladies, souvent décompensées durant le parcours migratoire.
La plupart des personnes migrantes ont vécu 
des épisodes traumatisants. La prise en charge ­psychologique est-elle davantage un enjeu que 
les soins médicaux en tant que tels?
C’est la comorbidité la plus fréquente. Près de la moitié des réfugiés que nous voyons souffrent de symptômes posttraumatiques. Cela va de l’anxiété au PTSD (post traumatic stress disorder) et s’accompagne souvent de symptômes dépressifs, voire d’un abus de substances. ­Durant le parcours migratoire, les patients font avec les moyens du bord pour minimiser ces symptômes. Le défi est de proposer des soins qui intègrent la dimension de détresse psychologique, sans forcément «psychiatriser» d’emblée la prise en charge. Cela passe par une anamnèse personnelle détaillée, pas toujours aisée à recueillir car évoquer les traumatismes vécus c’est souvent les revivre. Or, les patients veulent «oublier». Nous devons leur expliquer que ce qu’ils ont vécu est hors norme et ne peut être oublié, mais que nous pouvons les aider à se reconstruire. Il est important de les éclairer sur ce qu’est le PTSD et les symptômes qui en découlent et leur dire qu’ils ne deviennent pas «fous». La plupart ont des capacités de résilience étonnantes, malgré les horreurs vécues. Mais nous devons à notre tour «nourrir» cette résilience en renforçant leurs ressources.
Comment se protéger face aux histoires tragiques entendues chaque jour?
Ce n’est pas facile, il faut accueillir cette parole sans être submergé. L’impact émotionnel de ces récits sur les médecins internes en rotation dans notre unité me préoccupe: voir 10 à 12 patients avec une telle histoire par jour, c’est éprouvant. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils ne travaillent qu’à 50% et que nous prenons en priorité des médecins qui ont choisi la rotation PSM. Nous bénéficions également d’une supervision d’équipe mensuelle par une psychiatre, un temps d’échange précieux, comme le sont les discussions informelles.
Quels sont vos moyens pour y parvenir?
Je puise de l’énergie positive dans le partage. Arriver à établir une relation de confiance avec un patient qui dit se sentir apaisé parce qu’il a pu parler de choses qu’il ne peut pas dire ailleurs, ça motive. Voir l’impact positif d’un changement de paramètre social sur la santé du patient ou celui d’un rapport médical dans une décision d’asile est très stimulant: c’est mon implication qui y a contribué. Même si le système suisse de l’asile n’est pas parfait, savoir ces personnes dans un pays démocratique est source d’espoir. Le plus important est d’avoir du plaisir à faire ce travail: j’ai vu des jeunes médecins frustrés, car il se sentaient impuissants face aux problématiques psychosociales qui se gèrent sur la durée. D’autres adorent travailler au PSM, car leur métier prend tout son sens face à ces patients.
La pandémie a-t-elle compliqué la prise en charge de cette population?
Oui et non. Nos patients ont une plus grande conscience de la gravité des maladies infectieuses et savent composer avec elles au quotidien. Quand ils entendent «c’est la guerre contre le virus» ou «confinement», ils comprennent la consigne. Au printemps 2020, nous avons même dû dire à des familles qu’elles pouvaient sortir une heure par jour, surtout avec des enfants. Les défis étaient davantage logistiques, comme disposer du dés­infectant, du savon et des masques dans les logements collectifs. L’utilisation de cuisines et sanitaires partagés par 15 personnes a dû être revue pour être conforme aux restrictions. Quant au dépistage des cas dans les foyers, un dispositif renforcé durant la première et la deuxième vagues a été mis en place. Grâce à l’appui du médecin cantonal, les personnes testées positives ont été isolées dans des chambres d’hôtel, quand ce n’était pas faisable en foyers collectifs.
La crise sanitaire pèse sur le moral des Suisses. Qu’en est-il des réfugiés?
L’impact psychologique de la pandémie me semble moindre pour eux. C’est un traumatisme relativement mineur par rapport à ce qu’ils ont déjà vécu. Pour ceux en procédure d’asile, le stress lié à l’attente de la décision de la Confédération surpasse celui de la crise sanitaire, d’autant plus que nos patients se rendent compte que le Covid-19 est mieux géré ici que dans leurs pays.
Pourquoi avez-vous choisi le domaine de l’asile pour pratiquer la médecine? Qu’est-ce qui vous passionne tant?
J’ai l’impression de me renouveler en permanence, au fil des nationalités qui arrivent, des conflits qui font affluer ces personnes et de la diversité des pathologies traitées. C’est un peu comme si j’avais les pages géopolitiques de mes journaux favoris dans ma salle d’attente. J’aime évidemment soigner, mais cette connexion avec la réalité quotidienne, à la fois en Suisse et à l’extérieur, me nourrit beaucoup. J’ai toujours eu un grand intérêt pour la géopolitique: je me sens connectée au monde et à mes patients sans voyager. Je suis admirative de leur résilience. Je ne pense pas toujours faire des miracles, mais je constate chaque jour l’importance du lien de confiance sur leur santé. Même une fois autonomes, certains reviennent me voir lors d’un coup de mou. Cela me touche beaucoup et me porte.

Programme Santé Migrants (PSM)

Le PSM est une unité rattachée au Département de médecine de premier recours des HUG. Il prend en charge les migrants en cours de procédure d’asile, les NEM (non-entrée en matière) et les déboutés, dès 18 ans. Misant sur une approche multi­disciplinaire et interprofessionnelle, la structure collabore étroitement avec l’Hospice général et une vingtaine de médecins privés de la ville dans le cadre du réseau de soins santé asile, ainsi qu’avec les associations d’aide aux migrants. Le PSM compte 12 médecins (6,4 équivalents temps plein, ETP) et 13 infirmières et infirmier (10,2 ETP). En 2020, plus de 15 000 consultations ont été réalisées. Au plus fort de la crise migratoire, ce chiffre est monté à 17 000 en 2015 et à près de 21 000 en 2016. La majorité des patients viennent d’Erythrée – toutefois en recul –, Afghanistan, Syrie, Irak, Iran, Turquie (Kurdistan). Les arrivées d’Afrique de l’Ouest (Nigeria, Guinée, Gambie) sont en nette baisse.
julia.rippstein[at]emh.ch