L’appel récent à une écologie de l’attention [1] en médecine, dans le but d’améliorer l’environnement de travail afin de renforcer prioritairement une pratique concentrée et attentive, mérite qu’on s’y attarde, alors que les médecins contemporains sont confrontés à des modes de travail de plus en plus fragmentés, voire dispersés. Une étude menée au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) a par ex. montré que les internistes hospitaliers changeaient en moyenne 15 fois de tâche par heure [2]! De fait, les médecins en formation sont nombreux à se plaindre que leur attention soit trop souvent captée par diverses sollicitations, dont la documentation clinique et l’introduction dans le dossier de données destinées à justifier ou facturer. Bref, par tous ces «impératifs catégoriques» médico-administratifs devenus incontournables, mais qui fragmentent et alourdissent les journées des médecins hospitaliers ou installés en cabinet.
«L’attention en tout, c’est ce qui nous sauve», disait Bossuet. Sans doute avait-il raison, car combien d’erreurs sont-elles attribuables au manque d’attention, à la distraction? A contrario, il a été démontré que la minimisation des interruptions et des changements d’activité améliore le jugement et la capacité à effectuer des tâches complexes. De plus, et ce n’est pas rien, l’attention et la concentration améliorent la qualité et la satisfaction au travail, dont elles renforcent le sens [3].
Il n’y a pas de doute que l’attention soit une compétence centrale en médecine, qu’il s’agisse de la concentration attentive sur une tâche ou sur un patient. Cette «prise de possession claire et vive de l’esprit» est une disponibilité précieuse, se rapprochant d’ailleurs étonnamment souvent du sacré. «L’attention est une forme de prière», a par exemple dit l’humaniste laïc contemporain Claudio Magris. Elle permet à l’autre, au patient, de se sentir réellement écouté par son interlocuteur. Elle est l’un des instruments de travail des psychanalystes dont «l’attention libre» ou «flottante» (die freie/gleichschwebende Aufmerksamkeit) permet d’écouter le patient avec la «troisième oreille», selon la belle expression du psychanalyste autrichien Theodor Reik.
Devant l’inquiétante augmentation des situations de «burn-out» chez les médecins – dont une partie est attribuée à la surcharge administrative [4] – une réflexion sur nos modes de travail dans nos environnements spécifiques se justifie. Certains processus peuvent-ils être améliorés? Par exemple, sommes-nous certains qu’une disponibilité constante, inductrice de déconcentration, soit indispensable? Ou encore, la qualité des transmissions d’informations pourrait-elle être optimisée afin d’en diminuer la fréquence? Quelles tâches administratives pourraient-elles être déléguées? L’organisation du cabinet et des processus favorise-t-elle l’attention? Des réponses aussi variées que créatives existent à ces questions. De plus en plus d’hôpitaux et de cabinets ont pris conscience du problème. Certains ont mis place une réorganisation en profondeur des procédures de travail dans le but de diminuer les interruptions de tâches, de libérer du temps pour la dimension clinique et par là de prioriser l’attention en général et l’attention aux patients en particulier [5, 6].
Les bénéfices sont certains, car seule une attention entière permet d’offrir une authentique disponibilité compétente à l’autre – ce qui est au cœur de la médecine – tout en contribuant à protéger la satisfaction d’exercer notre métier.
1 Kissler MJ, et al. Towards a medical ecology of attention. New Engl J Med. 2021;384:299–301.
2 Mean M, et al. Computer usage and task-switching during resident’s working day: Disruptive or not? PLoS ONE. 2017;12(2):e0172878.
3 Crawford MB. The world beyond your head: on becoming an individual in an age of distraction. New York: Farrar, Straus and Giroux; 2015.
4 Shanafelt TD, et al. Relationship Between Clerical Burden and Characteristics of the Electronic Environment with Physician Burnout and Professional Satisfaction. Mayo Clin Proc. 2016;91:836–48.
5 Darbellay Farhoumand P, et al. Réorganisation interprofessionnelle du travail dans les unités de soins. Projet «Plus de temps pour les patients» aux HUG. Rev Med Suisse. 2018;14:1550–5.
6 Alkalay-Loher M, et al. Das erfolgreiche Beispiel des Kantonsspitals Baselland macht Schule. Lean Bettenstation: die 7 Taktiken zum Erfolg. PDF, 2016.
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