Covid-19 et surdité: les iniquités de santé d'une population oubliée

Tribüne
Édition
2020/41
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.19193
Bull Med Suisses. 2020;101(41):1322-1324

Affiliations
Centre universitaire de médecine générale et santé publique, Unisanté, département Vulnérabilités et médecine sociale
a assistant de recherche; b responsable du secteur recherche et développement; c assistante de recherche; d chef de département

Publié le 07.10.2020

En exacerbant les iniquités de santé entre les différentes catégories de population, la crise actuelle liée au Covid-19 a soulevé l’importance de l’approche communautaire pour garantir un accès équitable aux soins. La généralisation du port du masque, la transmission des recommandations sanitaires ainsi que l’accessibilité au système de santé sont en effet devenues des défis majeurs pour les personnes sourdes et malentendantes.
Le masque rend la lecture labiale pratiquement impossible et dissimule en grande partie les expressions du visage, ce qui ­perturbe ­également le dialogue.
Depuis plus de six mois maintenant, la pandémie qui fait rage a bouleversé notre quotidien et changé nos habitudes de vie. Pour y faire face, nous avons accepté de renoncer temporairement à certaines de nos libertés et mis en pause notre économie. Le port du masque dans les lieux publics fermés et les règles de distanciation sociale dictent désormais notre quotidien. L’impact de cette nouvelle «normalité» ne nous affecte toutefois pas tous de la même manière.

Vulnérabilités

Bien qu’il soit encore trop tôt pour tirer un premier bilan, il semble évident que nous ne sommes pas tous égaux face à ce virus et aux mesures prises pour lutter contre sa propagation. Les vulnérabilités biologiques et socio-économiques des uns et des autres ont entraîné d’importantes iniquités de santé entre les individus et communautés [1, 2] et amené les autorités sanitaires à établir une liste de conditions cliniques qui augmentent le risque de développer des formes sévères de la maladie Covid-19 [3]. Toutefois, à ces conditions cliniques s’ajoutent les conséquences des recommandations sanitaires de lutte contre la propagation du nouveau coronavirus auprès de certaines catégories de population et plus particulièrement des personnes sourdes et malentendantes [4, 5].
Nous savons par la littérature internationale que les personnes sourdes et malentendantes ont une moins bonne littératie en santé [6] et qu’elles souffrent d’un moins bon accès au système de santé du fait de difficultés de communication avec un personnel soignant et administratif souvent trop peu formé à ces enjeux [7]. De ce fait, elles ont tendance à plus se méfier des soins et retardent souvent une prise en charge par crainte de (re-)vivre des expériences traumatisantes [7]. Sur le plan sanitaire, nous savons également que la santé mentale des personnes sourdes est moins bonne que celle de la population générale, sur lesquelles pèse particulièrement l’isolement social [8].

Mésinformation déjà face au sida

Historiquement, lors de l’épidémie du sida dans les années 1980–1990, les négligences liées au manque d’information de santé adaptée linguistiquement et culturellement à la communauté sourde avait d’ailleurs entraîné d’importantes erreurs de compréhension et avaient retardé considérablement le contrôle de l’épidémie au sein de cette communauté [9].
Or, au début de la crise actuelle, il aura fallu attendre une interpellation des autorités de la part de la Fédération Suisse des Sourds (FSS) pour que les messages du Conseil fédéral et de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) soient systématiquement signés [10]. Pourtant, les personnes sourdes ont constitutionnellement les mêmes droits que tout citoyen de ce pays, à savoir un plein accès au système de soins et un droit équitable à la santé. L’accès à l’information et aux messages de prévention fait donc partie intégrante de ces droits. Afin d’éviter ce genre de situation à l’avenir, une pleine reconnaissance constitutionnelle des langues des signes françaises, allemandes et italiennes au sein de nos langues nationales paraît indispensable.

Lecture labiale entravée

De plus, les recommandations actuelles de port du masque, systématique dans les lieux de soins, mais également dans les transports publics et commerces, posent un problème important de communication avec les personnes sourdes et malentendantes. En ­effet, bien que la lecture labiale ne permette qu’une compréhension d’environ 30–40% de ce qui est dit, le masque dissimule complètement les lèvres et rend le dialogue avec une personne sourde pratiquement impossible [11]. De plus, les expressions faciales sont une des composantes essentielles dans les langues des signes et le dialogue entre personnes sourdes ou avec un interprète en est perturbé.

L’essentiel en bref

• La crise du coronavirus et les mesures prises pour lutter contre sa propagation ont montré que les individus ne sont pas tous égaux face à l’accès aux soins. Les personnes sourdes et malentendantes sont particulièrement touchées.
• Afin d’éviter la mésinformation de ce groupe vulnérable, les auteurs demandent une pleine reconnaissance constitutionnelle des langues des signes françaises, allemandes et italiennes au sein de nos langues nationales.
• Il est aussi essentiel de sensibiliser l’ensemble du personnel soignant et administratif des institutions de santé. Une formation à la communication avec des personnes sourdes et malentendantes est en train d’être créée.
• Utiliser les technologies du virtuel et impliquer des représentants de la communauté sourde dès le début de l’élaboration des messages de prévention sont des pistes pour améliorer la diffusion de l’information.

Das Wichtigste in Kürze

• Die Corona-Krise und die Massnahmen zur Bekämpfung ihrer Ausbreitung haben gezeigt, dass nicht alle Menschen den gleichen Zugang zu medizinischer Versorgung haben. Besonders negativ betroffen sind taube oder schwerhörige Menschen.
• Um zu vermeiden, dass Fehlinformationen an diese Gruppe gelangen, fordern die Autoren die volle verfassungsmässige Anerkennung der französischen, deutschen und italienischen Gebärdensprachen innerhalb unserer Landessprachen.
• Wichtig ist zudem, das Bewusstsein für Menschen mit einer Hörbehinderung bei allen Mitarbeitenden des Gesundheitswesens und der Verwaltung zu schärfen. Es wird ein Ausbildungskurs für das Gesundheitspersonal zur Kommunikation mit tauben und schwerhörigen Menschen geschaffen.
• Durch den Einsatz virtueller Technologien und die Einbeziehung von Vertretern der Gehörlosengemeinschaft in die Entwicklung von Präventionsbotschaften könnte der Informationsfluss verbessert werden.
Il existe toutefois un espoir dans ce domaine. Une start-up de l’EPFL (Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne) basée à Genève a mis au point un masque transparent dont la commercialisation est prévue entre fin 2020 et début 2021 [12]. Par ailleurs, l’entreprise américaine Safe’N’clear® commercialise déjà depuis quelques années un masque homologué, en partie transparent, qui permet la lecture labiale [13].

Sensibiliser le personnel soignant

Mais il est avant tout primordial de sensibiliser l’ensemble du personnel soignant et administratif des institutions de santé (cabinets, cliniques, centres de soins, hôpitaux, etc.) aux enjeux de la communication avec des personnes sourdes et au recours le plus systématique possible à un interprète communautaire. En ce sens, un projet de recherche en cours mené à Unisanté (Centre universitaire de médecine générale et santé publique) en collaboration avec des chercheurs sourds et malentendants et financé par la CPSLA (Commission pour la promotion de la santé et lutte contre les addictions du canton de Vaud) a pour but de créer une formation pour le personnel soignant à la communication avec des personnes sourdes et malentendantes [14].
D’autres pistes sont d’ores et déjà envisagées pour améliorer l’accès aux soins des personnes sourdes et mal­entendantes au travers d’une amélioration de la communication. Ces pistes font appel aux technologies du virtuel de plus en plus présent dans la société et les soins. Il s’agit notamment d’utiliser la vidéoconférence en présence d’un interprète et des applications spécialisées dans l’information médicale pour les personnes sourdes et malentendantes [5].
Enfin, l’implication de représentants de la communauté sourde (intermédiatrices et intermédiateurs) ou de personnes malentendantes dès les stades initiaux d’élaboration des messages de prévention favoriserait grandement la diffusion de l’information [15]. Ceci permettrait également de sensibiliser les responsables sanitai­res du risque d’isolement social accru des personnes sourdes et malentendantes en cette période de crise sanitaire.
Les crises sont des périodes très riches d’enseignement sur le fonctionnement de nos sociétés et institutions. Celle de la Covid-19 a mis en évidence et renforcé d’importantes iniquités sociales et de santé, ainsi que la nécessité d’une meilleure prise en considération de différentes communautés afin de leur garantir des soins équitables. En ce sens, il est intéressant de constater que les gestes barrières imposés ou recommandés par les autorités sanitaires (notamment concernant les ­accolades et poignées des mains) nous obligent à redoubler d’inventivité pour nous saluer ou interagir en ­société, alors que les langues des signes nous offrent un vocabulaire riche et construit dont nous pourrions bien nous inspirer.
kevin.morisod[at]unisante.ch
 1 De Lusignan S, Dorward J, Correa A, Jones N, Akinyemi O, Amirthalingam G, et al. Risk factors for SARS-CoV-2 among patients in the Oxford Royal College of General Practitioners Research and Surveillance Centre primary care network: a cross-sectional study. Lancet Infect Dis. 2020.
 2 Morisod K, Malebranche M, Senn N, Bodenmann P. Vous avez dit populations vulnérables? Rev Med Suisse. 2020;16(698):1262–4.
 3 admin.ch/opc/fr/official-compilation/2020/773.pdf
 4 Grote H, Izagaren F. Covid-19: The communication needs of D/deaf healthcare workers and patients are being forgotten. bmj. 2020;369.
 5 McKee M, Moran C, Zazove P. Overcoming Additional Barriers to Care for Deaf and Hard of Hearing Patients During COVID-19. JAMA Otolaryngol Neck Surg. 2020.
 6 Naseribooriabadi T, Sadoughi F, Sheikhtaheri A. Barriers and Facilitators of Health Literacy among D/deaf Individuals: A Review Article. Iran J Public Health. 2017;46(11):1465–74.
 7 Emond A, Ridd M, Sutherland H, Allsop L, Alexander A, Kyle J. Access to primary care affects the health of Deaf people. Br J Gen Pract J R Coll Gen Pract. 2015;65(631):95–6.
 8 Fellinger J, Holzinger D, Pollard R. Mental health of deaf people. The Lancet. 2012;379(9820):1037–44.
 9 Dagron J. Perception du risque du SIDA et accès aux soins de la communauté sourde. Bilan de la partie «état des lieux» épidémiologique. Bull Epidemiol Hebd. 1996 Jun 10;(25):112–3.
11 McKee MM, Paasche-Orlow MK, Winters PC, Fiscella K, Zazove P, Sen A, et al. Assessing Health Literacy in Deaf American Sign Language Users. J Health Commun. 2015;20(Suppl 2):92–100.
14 Protocol submitted in BMJ Open.
15 Kuenburg A, Fellinger P, Fellinger J. Health Care Access Among Deaf People. J Deaf Stud Deaf Educ. 2016;21(1):1–10.