Interview avec Carlos Quinto, médecin de famille et membre du Comité central de la FMH

Manque d’expertise aux postes décisifs

Tribüne
Édition
2020/2526
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.19002
Bull Med Suisses. 2020;101(2526):817

Affiliations
Rédacteur en chef du BMS

Publié le 17.06.2020

La Suisse se prépare à une pandémie de grippe depuis 1995 avec, notamment, un «Plan suisse de pandémie influenza» remanié il y a deux ans. De nombreux éléments de cet outil ont également été appliqués pendant la pandémie actuelle du SARS-CoV-2. Cependant, ce plan est plutôt resté au fond des tiroirs et a suscité peu d’attention de la part de certains acteurs de la santé.
Comment avez-vous vécu votre activité de médecin de famille dans les semaines qui ont suivi le décret de l’état de situation extraordinaire?
Dans un premier temps, nous avons ressenti une grande désorientation comme en ont témoigné les nombreuses questions posées par nos patients en fin de consultation ou par téléphone. Le confinement a été une phase de restrictions et de limitations à l’essentiel. Plus cette période se prolongeait, plus nous étions sollicités au téléphone par des personnes âgées souffrant de l’isolement. Depuis l’assouplissement des mesures, le nombre des consultations n’a cessé d’augmenter. Et nous constatons que certains problèmes médicaux se sont aggravés suite au confinement, comme par exemple l’augmentation du taux de glycémie chez les diabétiques due à un manque d’exercice.
La publication «Plan suisse de pandémie influenza 2018» de l’Office fédéral de la santé publique détaille le matériel de protection que les cabinets de médecins de famille devraient avoir en stock. Aviez-vous fait le nécessaire dans votre cabinet avant la pandémie?
Oui, mais je dois préciser que j’ai eu la chance de participer, il y a trois ans, à une séance au Secrétariat général de la FMH avec des représentants de l’Office fédéral pour l’approvisionnement économique du pays (OFAE) au cours de laquelle nous avions abondamment discuté du plan de pandémie. A la suite de cette rencontre, nous avons mis en œuvre les recommandations relatives au matériel de protection dans notre cabinet. J’ignore combien de confrères et de consœurs ont constitué un tel stock, mais selon moi, le plus grand déficit se situait au niveau des cantons, des hôpitaux et des EMS qui, comme me l’a décrit une représentante cantonale, ont souvent laissé reposer le plan de pandémie au fond d’un tiroir sans le mettre en œuvre. Probablement pour la simple raison qu’il s’agissait de prestations d’intérêt général, génératrices de coûts.
Depuis mars, le Conseil fédéral bénéficie du soutien d’une task force scientifique. Faut-il en conclure que les connaissances en matière de santé publique et de médecine sont sous-représentées au niveau des décideurs?
Il est vrai que le milieu médical n’est pas représenté au sein des organes de direction des autorités cantonales ou nationales. On n’y trouve ni médecin, ni vétérinaire, ni pharmacien, ni toute autre profession comparable susceptible d’apporter son expertise dans des ­situations de pandémie. Ces derniers temps, les critères techniques ont de plus en plus cédé la place à des considérations politiques pour pourvoir de nombreux postes dans le secteur de la santé. Plus spécifiquement dans le domaine de la santé publique, les services des médecins cantonaux ont été déclassés et sont désormais au service d’un plus grand nombre d’échelons ­administratifs. Leurs ressources en personnel ont en outre été réduites. Par conséquent, ils n’ont pas été en mesure d’accomplir leurs tâches de manière optimale au début de la pandémie. C’est la même chose au niveau fédéral pour l’Office fédéral de la santé publique. On y trouve d’excellents experts en santé publique, mais ils occupent tous un échelon hiérarchique peu élevé. Un temps précieux s’écoule donc avant que l’expertise n’atteigne les décideurs. Une pratique délétère en situation de pandémie.
Ce manque d’expertise au niveau des organes de décision explique-t-il pourquoi le plan de pandémie a souvent disparu au fond d’un tiroir?
Le plan de pandémie n’a suscité que peu voire aucun intérêt réel de la part de certains organes de l’administration fédérale. Si j’étais un économiste ou un juriste, je mettrais aussi le plan de pandémie de côté car il ne m’apporte pas grand-chose. Placer le patient au centre du système de santé exige que les professions en contact avec les patients soient représentées en nombre suffisant à tous les échelons hiérarchiques. Les juristes, les économistes et autres professions non médicales peuvent contribuer à définir les conditions-­cadres, mais pas la médecine en elle-même. Dans le ­domaine de la santé publique, en revanche, le travail est interdisciplinaire et s’articule autour d’un sujet central: la santé.
Rétrospectivement, beaucoup invoquent des mesures trop strictes; après tout, le taux de mortalité pour le Covid-19 n’est pas plus élevé que pour une grippe saisonnière sévère. Que pensez-vous de telles comparaisons d’un point de vue de santé publique?
La mortalité est un indicateur capital mais elle ne pourra être déterminée avec précision qu’après la pandémie. La mortalité seule n’est pas non plus un indicateur pertinent pour justifier le confinement. Pour prendre cette décision, il est important de se fonder sur la charge de morbidité, qui dépend fortement de la prévalence. Les questions de durée de la maladie pour les patients, de temps nécessaires en soins hospitaliers, de réadaptation et des séquelles sont primordiales. Ce sont ces facteurs qui sollicitent les ressources d’un système de santé.
Lors de la grippe espagnole, le taux de mortalité de la seconde vague a été par moments plusieurs fois supérieur à celui de la première vague. Risquons-nous également un tel scénario pour le Covid-19?
La gravité des vagues ultérieures dépendra en grande partie de la mutation du virus et de la résilience de la population. Il est possible que le manque d’exercice, une plus mauvaise alimentation, le stress psychique ou des facteurs économiques par exemple aient impacté l’état de santé de la population. Mais une chose est certaine: nous ne contrôlerons la situation que lorsque nous disposerons de médicaments, mais surtout d’un vaccin.
La Suisse ne produit pratiquement plus de médicaments ni de vaccins. Pensez-vous que la pandémie du coronavirus va initier une remise en question dans ce domaine?
Si nous voulons réduire notre dépendance vis-à-vis de pays non européens, il n’y a que deux solutions. Soit nous produisons davantage en Europe; dans ce cas, notre politique étrangère devra fournir des efforts particuliers afin de faciliter l’accès de la Suisse aux produits et aux coopérations. Soit nous produisons les médicaments et les vaccins à grande échelle en Suisse. Mais, pour des raisons économiques, nous devrions avoir la garantie de pouvoir au moins approvisionner l’Europe. La recherche d’une bonne solution dans ce domaine implique un dialogue constructif entre le corps mé­dical, les pharmaciens, l’Office fédéral de la santé ­publique, swissmedic et d’autres acteurs concernés.
Les assurés devront-ils payer les pots cassés liés aux pertes d’exploitation des hôpitaux et des cabinets médicaux?
Les pertes d’exploitation et les surcoûts dans les hôpitaux sont avant tout un problème des cantons, engendré par la Confédération pour des raisons compréhensibles. C’est pourquoi je m’attends plus à un transfert des coûts sur les impôts que sur les primes d’assurance-maladie, à moins d’un financement croisé. Une hausse massive des coûts pour les assurances-maladie serait difficilement explicable ou relèverait alors d’une volonté politique. Du côté des cabinets privés, les pertes imposées pourront peut-être être compensées par le rattrapage ultérieur d’examens, de consultations et de traitements en retard.
En dehors de votre cabinet de médecin de famille, vous êtes très actif en politique professionnelle; vous êtes notamment responsable du département Santé publique, professions de la santé et produits thérapeutique de la FMH. D’où vient cet engagement?
Le moment clé a été l’intervention, inopinée, du médecin cantonal lors d’un cours magistral à l’université. Il était question du sida alors que le nombre de personnes infectées augmentait en Suisse. Lorsque j’ai commencé mes études de médecine dans les années 80, on ne savait pas encore grand-chose du VIH et de l’épidémie. On était dans le même état d’esprit qu’aujourd’hui. Ce cours m’a fait prendre conscience des dimensions sociale et politique de la profession de médecin et a éveillé mon intérêt dans ce sens. D’autres rencontres et expériences professionnelles m’ont influencé dans le choix de mes spécialisations, à savoir la médecine de famille et la santé publique. Toutes deux restent aujourd’hui ­encore la source de mon engagement.
matthias.scholer[at]emh.ch