Médecine des assurances

Précision de jurisprudence sur les missions de la médecine et du droit

FMH
Édition
2020/2324
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.18941
Bull Med Suisses. 2020;101(2324):734-736

Affiliations
a Dr méd., Swiss Insurance Medicine (SIM), président, b Dre iur., juriste du Service juridique de la FMH, en charge de la formation SIM pour la Suisse alémanique

Publié le 03.06.2020

Le 2 décembre 2019, le Tribunal fédéral a rendu un nouvel arrêt de principe dans le domaine de la médecine des assurances qui définit des exigences plus précises en matière d’expertise des maladies psychiques. Il précise l’arrêt de principe ATF 141 V 281 de 2015. Les experts doivent tenir compte des indicateurs définis par la jurisprudence et les appliquer, à quelques détails près, à tous les diagnostics psychiatriques posés dans le cadre des expertises.

Introduction

Depuis 2004, les douleurs médicalement inexplicables ne donnaient généralement plus lieu à l’octroi d’une rente d’invalidité. A cette époque, on a présumé que ces douleurs pouvaient en principe être «surmontées» si elles ne réalisaient pas certains critères supplémentaires, les critères dits de «Foerster»1. Cette jurisprudence, qui se référait initialement aux troubles somatoformes douloureux, a par la suite été étendue à d’autres troubles mentaux au sens de la classification CIM-10 (F4: Troubles névrotiques, troubles liés à des facteurs de stress et troubles somatoformes)2. Ce faisant, la jurisprudence a inclus les «syndromes sans patho­genèse ni étiologie claires et sans constat de dé­ficit ­organique», répertoriés dans la littérature sous le nom de «SPECDO» [1].
En outre, les troubles dépressifs légers et modérés étaient parfois également régis par une pratique juridique spécifique selon laquelle on considérait que ces troubles pouvaient en principe être traités, pour autant que rien ne laisse supposer une résistance à la thérapie3.
Selon «la jurisprudence rendue jusqu’alors et pendant de longues années par le Tribunal fédéral», les troubles de la dépendance n’entraînaient pas «en tant que tels, une invalidité justifiant le versement d’une rente. Ils ne devenaient pertinents au regard du droit des assurances sociales que lorsqu’ils provoquaient une maladie ou un accident entraînant une atteinte à la santé physique ou mentale compromettant la capacité de gain, ou s’ils étaient eux-mêmes la conséquence d’une atteinte à la santé physique ou mentale ayant valeur de maladie» [2] (traduction non officielle).

Le Tribunal fédéral modifie sa jurisprudence – arrêt de principe de 2015

A partir de 2015, le Tribunal fédéral a fondamentalement modifié sa jurisprudence sur l’évaluation de la ­capacité de travail en cas de troubles mentaux dans le cadre des procédures du droit des assurances sociales.
En 2015, le Tribunal fédéral a abandonné la présomption de surmontabilité des troubles somatoformes et des troubles psychosomatiques analogues dans un arrêt de principe [3] et l’a remplacée par une grille d’évaluation normative et structurée, fondée sur des indicateurs standards4. En 2017, cette jurisprudence a été étendue aux troubles dépressifs [4] et à l’ensemble des maladies psychiques [5]. Enfin, en 2019, elle a été étendue aux troubles liés à la dépendance [6].
Ce dernier arrêt signifie que la jurisprudence applique les mêmes critères à tous les troubles mentaux pour évaluer s’ils conduisent à une invalidité donnant droit à une rente, et ce pour la première fois depuis l’introduction de l’assurance-invalidité en 1960.

Précision d’un arrêt de principe rendu en 2019 sur la délimitation des missions de la médecine et du droit

Le 2 décembre 2019, le Tribunal fédéral a rendu un nouvel arrêt de principe plus précis qui fait œuvre de pionnier en matière de droit des assurances sociales et de médecine des assurances [7]. D’une part, cet arrêt délimite les missions du droit et de la médecine selon les indicateurs standards définis par l’arrêt de principe de 2015 [8], et d’autre part, il traite la question de savoir quand l’évaluation des répercussions médico-psychiatriques résiste à l’examen juridique des organes chargés de l’application du droit. Dans ce nouvel arrêt, le Tribunal fédéral précise les tâches de l’expert et atteste de l’importante variabilité et des aspects inéluctablement ­discrétionnaires de l’évaluation médicale.

Principes fondamentaux de l’arrêt du Tribunal fédéral

Cet arrêt de principe de décembre 2019 confirme, dans la ligne de la jurisprudence constante, que les indicateurs définis s’appliquent à l’évaluation de la capacité de travail en cas de maladies psychiques. Il convient de procéder à cette évaluation sur la base des critères établis par la jurisprudence et, en particulier, de prendre davantage en compte les répercussions fonctionnelles. Cet aspect doit déjà apparaître dans les exigences requises pour poser le diagnostic. La capacité réelle d’exécuter une tâche ou une action doit être évaluée en tenant compte tant des facteurs incapacitants externes que du potentiel de compensation (ressources).
Selon cet arrêt, l’évaluation médicale de l’incapacité de travail par l’expert constitue un fondement important pour permettre aux organes chargés de l’application du droit de déterminer quelles prestations de ­travail peuvent encore être exigées de la personne assurée. Tant le médecin que les organes chargés de l’application du droit doivent suivre les indicateurs définis dans l’arrêt de principe.
Le Tribunal fédéral ajoute qu’une évaluation libre par le médecin, «en son âme et conscience», de la capacité ou de l’incapacité de travail ne permet généralement pas, en tant que telle, d’apporter la preuve juridiquement requise de la vraisemblance prépondérante de l’existence de déficits fonctionnels et/ou d’un effet ­limitatif sur les ressources. En effet, les professionnels de la justice ne sont pas en mesure de comprendre et de vérifier de manière fiable la marge d’appréciation de l’expert médico-psychiatrique.
Dans l’idéal, selon la jurisprudence, l’expert doit évaluer la capacité d’exécuter une tâche ou une action en fonction des questions formulées dans l’arrêt de principe ATF 141 V 281. Les professionnels de la justice doivent, quant à eux, examiner les données médicales pour vérifier si l’expert a appliqué le catalogue de questions et les indicateurs définis par la jurisprudence. L’expert doit évaluer l’incapacité de travail sur la base des indicateurs juridiques pertinents [9]. Pour les organes chargés de l’application du droit, la question déter­minante est celle de savoir «si, à la lumière des indi­cateurs établis, les répercussions fonctionnelles de ­l’atteinte à la santé ne sont médicalement pas contradictoires et sont concluantes avec (au moins) un degré de vraisemblance prépondérante» [10].
Le Tribunal fédéral constate que, de par sa nature même, l’évaluation médicale implique inévitablement des aspects discrétionnaires qui limitent également les organes chargés de l’application du droit. En principe, toute évaluation de l’incapacité de travail par l’expert médico-psychiatrique peut être soumise à l’examen (libre) des professionnels de la justice, conformément à l’arrêt de principe. Ces derniers peuvent s’écarter d’une évaluation médicale pour des motifs valables, si l’évaluation médico-psychiatrique de l’incapacité de travail «n’est pas convaincante dans son résultat, en raison de manquements déterminants de cohérence ou en raison d’insuffisances dans l’établissement de la preuve matérielle dont le fardeau incombe à l’assuré requérant le versement d’une rente» (traduction non officielle).
Selon l’arrêt de principe, il existe «d’une part l’interdiction jurisprudentielle de procéder à un examen juridique non autorisé, parallèlement à la constatation de l’incapacité de travail par l’expert» (traduction non officielle). D’autre part, l’arrêt prévoit la possibilité, pour les organes chargés de l’application du droit, de s’écarter, dans le cadre d’un examen (libre), de l’évaluation médicale des répercussions dans des cas justifiés.

Tâches liées à l’évaluation

Dans l’arrêt de principe susmentionné [11], le Tribunal fédéral précise les points essentiels suivants dont l’expert doit tenir compte en pratique dans un cas concret.
• L’expert doit motiver son évaluation de l’incapacité de travail de manière suffisante et compréhensible en se tenant aux indicateurs pertinents.
• Il doit expliquer en détail «les raisons médico-psychiatriques pour lesquelles le diagnostic posé est susceptible de restreindre la capacité fonctionnelle d’exécuter une tâche ou une action et les ressources psychiques en termes qualitatifs, quantitatifs et temporels» [12] (traduction non officielle).
• Il doit exposer «dans quelle mesure la capacité de travail et de gain est limitée, et dans quelle mesure cette limitation est due au diagnostic qu’il a posé (tristesse, désespoir, manque d’entrain, fatigue, déficits de concentration et d’attention, capacité d’adaptation réduite, etc.), et ce en tenant compte – à des fins de comparaison, de plausibilité et de contrôle – des autres activités personnelles, familiales et sociales de la personne prétendant à une rente» [13] (traduction non officielle).
Dans la mesure où l’évaluation médico-psychiatrique des répercussions de l’atteinte à la santé se fonde sur les thèmes de la preuve définis normativement, elle a également des implications juridiques pour les organes chargés de l’application du droit [14].

Conclusion

Les experts médicaux doivent tenir compte des indicateurs définis par la jurisprudence et les appliquer aux expertises portant sur la plupart des diagnostics psychiatriques. Ces indicateurs se fondent sur des principes de la médecine d’assurance qui ont été intégrés dès 2016 dans les Lignes directrices des expertises de psychiatrie d’assurance [15].
Cela implique un niveau élevé de responsabilité des experts médicaux: dans le cadre de l’évaluation, ceux-ci doivent se concentrer essentiellement sur les répercussions fonctionnelles des troubles psychiques diagnostiqués. Ils sont aussi sollicités en termes de cohérence et de plausibilité de l’évaluation clinique. L’évaluation de la cohérence par l’expert est un élément déter­minant des indicateurs prédéfinis; ses conclusions peuvent constituer un motif d’exclusion pour la jurisprudence [16].
En outre, les experts doivent désormais s’exprimer sur les pronostics, les mesures thérapeutiques étayées par des preuves et les répercussions fonctionnelles des troubles liés à la dépendance qu’ils pouvaient jusqu’alors se contenter d’énumérer, sans autre évaluation, sous la rubrique «Diagnostics sans répercussion sur la capacité de travail».
Les indicateurs définis par la jurisprudence jouent ainsi le rôle important de pont entre la médecine et le droit et constituent donc une base essentielle pour la compréhension mutuelle de ces deux sciences.
 1 Jeger J. Die Entwicklung der «Foerster-Kriterien» und ihre Über­nahme in die bundesgerichtliche Rechtsprechung: Geschichte einer Evidenz. Jusletter du 16 mai 2011, p. 2.
 2 Weiss M. Neue Rechtslage bei Suchterkrankungen. Bull Med Suisses. 2019;100(50):1714–6.
 3 ATF 141 V 281.
 4 ATF 143 V 409.
 5 ATF 143 V 418.
 6 ATF 145 V 215.
 7 ATF 145 V 361.
 8 ATF 141 V 281.
 9 ATF 143 V 418, consid. 6.
10 ATF 141 V 281, consid. 6 (traduction non officielle).
11 ATF 145 V 361.
12 ATF 145 V 361, consid. 4.3.
13 ATF 145 V 361, consid. 4.3.
14 ATF 141 V 281.
15 Ebner, et al. Lignes directrices de qualité des expertises de psychiatrie d’assurance – Société suisse de psychiatrie et psychothérapie (SSPP). RSAS 2016, pp. 435–93.
16 ATF 141 V 281, consid. 4.4.