L’île au milieu de la tempête

Tribüne
Édition
2020/14
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.18745
Bull Med Suisses. 2020;101(14):511-513

Affiliations
Journaliste indépendant

Publié le 31.03.2020

Ruedi Lüthy se consacre depuis des décennies à la prise en charge des personnes ­atteintes du VIH. La Newlands Clinic, gérée par sa fondation, offre une palette unique de soins de santé au Zimbabwe. L’engagement de ce médecin a été récemment récompensé par le Prix suisse des droits de l’homme.
Lorsque Ruedi Lüthy s’est rendu pour la première fois au Zimbabwe en 2003, il n’existait pratiquement rien en matière de traitement du VIH. Aujourd’hui, la Ruedi Lüthy Foundation et la Newlands Clinic, sise dans la capitale Harare, offrent une prise en charge complète aux personnes infectées par le VIH, du ­traitement médical à la formation professionnelle. La clinique a accueilli environ 10 000 patients à ce jour.
«J’aime beaucoup mon travail parce que nous pouvons faire une énorme ­différence»: Ruedi Lüthy dans son bureau de la Newlands Clinic.
Ruedi Lüthy, vous avez reçu le Prix suisse des droits de l’homme 2019. Qu’est-ce que cela signifie pour vous?
Cela me fait très plaisir, parce qu’il améliore la visibilité de notre fondation. En même temps, cela a été une surprise. Jusqu’à présent, je ne me considérais pas comme un défenseur des droits de l’homme, mais simplement comme un médecin qui fait son travail, dans un endroit particulier. Le prix a ainsi aiguisé ma sensibilité pour les droits humains. Je me suis rendu compte après la remise du prix à quel point nous sommes loin de pouvoir garantir le droit à la santé – entre autres – au Zimbabwe.
Vous avez inauguré la Newlands Clinic en 2004. Comment la situation au Zimbabwe a-t-elle évolué depuis?
Je dois malheureusement avouer qu’elle n’a jamais été aussi dramatique qu’aujourd’hui. Dans les années qui ont suivi l’ouverture de notre clinique, l’inflation a entraîné un appauvrissement généralisé de la population. Puis la situation s’est redressée pendant quelques années après un changement de gouvernement. Mais depuis 2014, les choses vont de nouveau de mal en pis. Tout fait défaut: la nourriture, l’eau, l’électricité, sans compter que 90% environ de la population sont au chômage. Selon les études du Programme alimentaire mondial, la moitié des Zimbabwéens dépendra de l’aide alimentaire dans les mois à venir. C’est très triste.
Dans quel état se trouve le système de santé publique?
Le système de santé a été grossièrement délaissé. L’infrastructure est archaïque, le manque de médicaments et de personnel qualifié récurrent. Les conditions de travail des médecins et des soignants dans les hôpitaux publics sont telles qu’ils sont en grève depuis l’automne dernier. Beaucoup ont donc été licenciés et ont émigré à l’étranger. Un milliardaire local paie maintenant six mois de salaire au personnel médical: c’est une bouffée d’oxygène, mais cela ne résout pas le problème de fond.
Les personnes infectées par le VIH trouvent-elles encore de l’aide dans les hôpitaux publics?
Jusqu’à l’automne dernier, elles trouvaient une certaine prise en charge, même si les médicaments faisaient toujours défaut ou si nombre d’entre elles ne pouvaient pas se permettre le coût modique du traitement. Mais actuellement rien ne va plus, que ce soit pour les patients atteints du VIH ou tous les autres. Il n’y a pratiquement plus de médicaments disponibles dans les hôpitaux publics. Et dans les pharmacies, il faut payer en dollars US, ce que presque personne au Zimbabwe n’a les moyens de faire. Le manque de traitement cause donc aujourd’hui des morts. De nombreux patients atteints du VIH souffrent également de tuberculose. Non soignée, cette maladie est rapidement mortelle.
Quel est l’impact de ce contexte difficile sur la Newlands Clinic?
Nous sommes un peu une île au milieu de la tempête. Grâce à nos donatrices et donateurs de Suisse, soit les particuliers, les fondations et la Direction du développement et de la coopération, nous disposons de notre propre puits pour l’approvisionnement en eau, d’une alimentation électrique indépendante, nous pouvons acheter des médicaments et payer décemment nos employés. En outre, des fondations internationales nous remettent gratuitement chaque année des médicaments contre le VIH d’une valeur de près de deux ­millions de dollars. La crise générale nous frappe ­malgré tout directement. Beaucoup de nos patients se plaignent de la faim. Si nous n’avions pas notre propre programme alimentaire, ils en mourraient.
La Newlands Clinic attire donc de plus en plus de gens?
Oui, nous sommes confrontés à un afflux de personnes gravement malades, auparavant soignées dans les ­hôpitaux publics, qui cherchent maintenant notre ­assistance, le traitement pour les personnes démunies étant gratuit chez nous. Mais nous ne pouvons pas accueillir tous ceux qui ont besoin d’aide. Très rapidement après l’ouverture de la clinique, nous avons dû définir des critères de priorité. Nous l’avons donnée aux femmes, aux enfants et aux personnes qui ont un rôle important dans la société, comme les soignants et les enseignants. Nous prenons aussi toujours en charge tous les proches de nos patients, pour éviter les tensions au sein de la famille. Heureusement, le nombre de patients que nous pouvons admettre augmente d’année en année. Nous traitons actuellement environ 7000 personnes.
Qu’est-ce qui a permis d’augmenter la capacité?
Nous avons pu agrandir la clinique grâce aux dons et accroître l’efficacité en parallèle. Lorsqu’il est bien soigné, le VIH est aujourd’hui semblable à une maladie chronique. De nombreux patients sont suivis chez nous depuis des années et leur état de santé est stable. Nous obtenons de très bons résultats en termes d’observance du traitement, ce qui est essentiel. Nos patients de longue date n’ont plus besoin de suivi poussé. Cela nous permet d’en admettre de nouveaux sans personnel supplémentaire. Le niveau élevé d’observance thérapeutique nous évite aussi de recourir aux traitements de seconde ou de troisième ligne, beaucoup plus coûteux.
La Newlands Clinic suit environ 7000 patients et leur offre une prise en charge complète.
Sait-on combien de personnes sont atteintes du VIH au Zimbabwe?
Au début des années 2000, on estimait qu’un tiers de la population était séropositif. Aujourd’hui, 1,3 million de personnes environ sont infectées, soit 13% des adultes. C’est toujours l’un des taux les plus élevés d’Afrique, donc du monde.
Mais cela reste une forte baisse. Est-ce dû au succès de la prévention?
Seulement en partie, malheureusement. Prévenir efficacement du VIH est difficile, car la sexualité et la toxicomanie, notamment, sont des sujets tabous. Le recul tient principalement à deux facteurs. D’une part, la majorité des personnes séropositives sont mortes faute de soins. Nous avons été la première clinique VIH du pays. D’autre part, de nombreux jeunes atteints du VIH ont quitté le pays. Cela ne fait que trois ans environ que les traitements anti-VIH ont commencé à être suffisamment efficaces pour éviter de nouvelles infections.
La Newlands Clinic propose des traitements, mais aussi des formations continues pour le personnel médical. Dans quel but?
Dès le départ, l’idée n’était pas de faire venir du personnel médical de Suisse au Zimbabwe, mais de former des médecins et des infirmières sur place au traitement du VIH. Depuis 2009, entre 700 et 800 personnes ont suivi chaque année chez nous des formations liées à la maladie. Nous sommes devenus une clinique modèle, ce qui est particulièrement réjouissant. Entre-temps, onze autres cliniques VIH privées similaires à la nôtre ont été ouvertes au Zimbabwe. Nous mettons à leur disposition notre logiciel de gestion des données des patients et nous avons par ailleurs formé une bonne partie de leur personnel.
La Newlands Clinic forme chaque année jusqu’à 800 médecins et infirmières au traitement du VIH et souhaite encore étendre ce rôle.
Que réserve l’avenir à la Newlands Clinic?
J’ai maintenant 79 ans; fort heureusement, ma succession est bien organisée. Ma fille Sabine a repris la direction de la fondation en Suisse en 2012. Nous avons également un responsable administratif sur place et un responsable médical qui passe trois mois par an à Harare. Au début, j’étais présent jusqu’à onze mois par an. Ce n’est plus nécessaire, parce que nos médecins et soignants locaux sont très bien formés et font un excellent travail. Désormais, je passe ici six à huit mois par an. Mais aussi tout simplement parce que j’aime beaucoup ce travail.
Malgré la situation difficile?
Oui, parce que ce que je vis ici est unique. En quelques semaines, des patients très gravement malades se rétablissent. Nous pouvons ici accomplir un travail énorme avec relativement peu de moyens. Pour 800 dollars en moyenne, nous pouvons assurer la prise en charge complète d’une personne pendant un an, de l’aide alimentaire aux soins dentaires en passant par le suivi psychologique.
Comment voyez-vous l’avenir de la Newlands Clinic?
Nous pourrons concrétiser un projet important dès cette année: nous aurons bientôt notre propre laboratoire pour effectuer des tests de résistance. Jusqu’à présent, nous devions envoyer les prélèvements en Afrique du Sud. Je pense que la clinique sera en mesure de soigner 10 000 patients en même temps dans environ trois ans. Si nous parvenons à maintenir le niveau d’observance thérapeutique, cela devrait être possible avec les effectifs de personnel actuels. La Newlands Clinic pourrait également renforcer encore son rôle dans la formation des médecins et des infirmières.
Dans quelle mesure?
J’aimerais que nous épaulions aussi les pays voisins en partageant nos connaissances sur le traitement du VIH. Même si les perspectives économiques du Zimbabwe ne sont pas bonnes, j’espère vivement que notre clinique pourra aider davantage la population dans cette situation difficile. Je tiens à cet égard à exprimer ma profonde gratitude à nos donatrices et donateurs en Suisse. Sans eux, rien de tout cela ne serait possible et nous ne pourrions pas être là.

À propos de la personne

Ruedi Lüthy est professeur honoraire de médecine interne et de maladies infectieuses à l’Université de Zurich. Il a fondé et dirigé pendant plus de vingt ans le service des maladies infectieuses de l’hôpital universitaire de Zurich. Au début des années 1980, il a fait partie des premiers spécialistes du sida en Suisse. Il a créé l’Étude suisse de cohorte VIH et a été président de la Commission fédérale pour les problèmes liés au sida. En 2003, trois ans avant sa retraite, il a décidé d’ouvrir une clinique de soins ambulatoires du VIH au Zimbabwe. Elle est financée par la Ruedi Lüthy Foundation.

Le Prix suisse des droits de l’homme

Le Prix suisse des droits de l’homme est décerné chaque année depuis 1994 par la section suisse de la Société internationale des Droits de l’Homme (SIDH). Cette organisation non gouvernementale compte environ 35 000 membres dans 38 pays.
www.igfm.ch
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