Quand politique et administration veulent limiter les volumes de prestations

Amende de 300 000 euros pour un dépassement du budget

FMH
Édition
2020/07
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.18625
Bull Med Suisses. 2020;101(07):196-197

Affiliations
Responsable suppléant du département Recherche, Freie Presse

Publié le 11.02.2020

Dès qu’il est question du système de santé, les politiques ne parlent souvent que de plafonds budgétaires, de frein aux coûts et de limitation du volume des prestations. Quel point commun entre ces approches? La volonté de fixer des plafonds budgétaires pour la couverture médicale, à l’image de l’Allemagne. Ce ne seraient plus les patients et les médecins qui décideraient du volume des prestations, mais la politique et l’administration. C’est pour donner une idée de ce qu’un tel modèle donnerait dans la pratique que nous reproduisons ci-après un article paru le 31 mars dans le plus grand quotidien de Saxe, «Freie Presse».
Chemnitz. Des médecins saxois prêts à s’exprimer sur le KV1 et ses actions récursoires? «Vous n’en trouverez pas beaucoup», pronostique Kyra Ludwig, neurologue gérant un cabinet à Seifhennersdorf, une commune de 3700 habitants de l’arrondissement de Görlitz, tout près de la frontière tchèque. Sa patientèle compte de nombreuses personnes âgées souffrant de douleurs dorsales, de maladie de Parkinson ou de démence. Elle voit entre 1500 et 1700 patients par trimestre, soit plus du double de ce qu’elle devrait. Pourtant, les chiffres ­officiels dans la région de Zittau indiquent un taux de couverture de 144%. Il y aurait trop de médecins? «Je ne supporte plus d’entendre ça», lâche notre interlocutrice.
C’est en 2016 que le KV s’est saisi des factures d’honoraires de son cabinet. Sur la base d’un audit rétroactif sur quatre ans, il a décidé qu’elle devait rembourser 300 000 euros. Kyra Ludwig est parmi les praticiens qui ont mis sur pied la branche régionale de Saxe du nouveau syndicat national des médecins, IG Med2. Pour les médecins qui ont participé au projet, soit environ 150 personnes, et qui ont osé s’exprimer publiquement sur le sujet, l’affiliation est lourde de conséquences: elle les expose aux audits approfondis du KV, qui est l’organisme qui répartit les fonds versés par les caisses-maladie et qui regroupe la totalité des praticiens indépendants.

Les quatre rhumatologues que compte la région de Saxe orientale doivent payer des amendes, et n’acceptent donc plus aucun nouveau patient

C’est pour réagir aux demandes de remboursement ainsi qu’à la voie dure suivie par le KV qu’est né IG Med, relate Kyra Ludwig. Avec plus de 50 médecins touchés par une action récursoire, elle a constitué un groupe spécifique, et «chacun de nous connaît quantité de ­collègues qui ont connu des problèmes similaires». Les quatre rhumatologues établis en Saxe orientale ont été visés, et réagissent en n’acceptant plus de nouveaux patients. Le syndicat craint que cette attitude rigoriste du KV ne convainque une partie des médecins de quitter la région. «Les actions récursoires pourraient expliquer en bonne partie la pénurie de médecins que connaît actuellement la Saxe», avertit le syndicat.
Le KV de Saxe n’a pas estimé nécessaire de répondre aux questions du journal «Freie Presse» sur les actions récursoires. Son président, Klaus Heckemann, avait ­expliqué au MDR3: «Aucun praticien de Saxe n’encourra une action récursoire pour la simple raison qu’il a traité un trop grand nombre de patients. Les problèmes surgissent lorsque ces patients bénéficient d’un nombre de prestations plus grand que la moyenne.»

À la source du problème: des priorités mal choisies, qui génèrent des distorsions.

La Fédération de médecins Hartmannbund abonde elle aussi dans le sens de l’IGMed. Le président de sa branche saxoise, Thomas Lipp, explique qu’en tant que généraliste établi à Leipzig, il a été touché personnellement. «Comme médecin conventionné, je me sens bien sûr tenu à respecter des critères d’économicité, mais cela ne doit pas conduire à de tels excès.» La source du problème est à son avis que le législatif et les caisses-maladie gèrent le système dans une perspective avant tout économique, ce qui, dans ses excès, ­«génère forcément des distorsions».
Comme l’explique Thomas Lipp, dans le Land de Saxe, chaque prestation enregistrée dans le système d’honoraires est associée à un facteur temporel qui doit être respecté pour que la prestation puisse être comptabilisée. Les prestations sont ainsi chronométrées, ce qui débouche sur des absurdités dans la pratique. Pas question, toutefois, de faire porter au KV l’entière responsabilité d’une telle situation. «Ce serait surtout aux politiciens et aux caisses-maladie d’attaquer à la racine ce problème fondamental d’une médecine qui s’est industrialisée.» La réforme est déjà en retard.
La ministre de la santé de Saxe, Barbara Klepsch (CDU), ne semble pas voir la nécessité d’une réforme. S’exprimant sur la controverse en cours, elle a déclaré: «Il faut miser sur le dialogue. Nous avons fait de bonnes ­expériences, en Saxe, en discutant ouvertement des problèmes avec les partenaires au sein des associations de médecins, des caisses-maladie et des cercles politiques.»

Lorsqu’un cabinet de médecin de famille dépasse son quota trimestriel dès le mois de février, cela signifie: plus aucun nouveau patient, plus de physiothérapie, des discussions réduites au minimum

Un cabinet de généraliste, à Chemnitz. Un panneau à la réception informe que le cabinet n’accepte plus de nouveaux patients. «Jusqu’ici, je recevais tout patient qui venait me trouver», explique le médecin. Mais dès la mi-­février, il avait atteint son quota trimestriel de temps de consultation, et il a dû rembourser plusieurs dizaines de milliers d’euros. Il souhaite rester anonyme car, craint-il, le KV pourrait lui créer des problèmes.
Dès qu’un médecin comptabilise plus de 780 heures par trimestre, il est considéré comme «atypique» et fait l’objet d’un contrôle. Et en Saxe, déplore IG Med, le KV se montre particulièrement rigide.
D’après les recherches des journalistes de «Freie Presse», l’amende infligée au médecin de Chemnitz n’est pas un cas isolé. Un médecin installé dans un village du district de Zwickau rapporte s’être acquitté de plusieurs milliers d’euros d’amende. Lui aussi craint des représailles, et ne veut pas voir son nom dans le journal. «Le KV de Saxe utilise la manière forte, et la colère monte.» Conséquence sur sa pratique quotidienne: il ne prescrit plus de physiothérapie, et réduit au minimum son temps de discussion pour près de la moitié de sa patientèle, ou sinon il ne facture pas ses prestations. «Si je travaille plus, je serai sanctionné», explique-t-il.
Ces surcharges de travail en Saxe sont une conséquence directe de la pénurie de médecins. Beaucoup de cabinets finissent par prendre bien plus de patients qu’ils ne devraient, car il manque environ 250 médecins de famille en Saxe, dont 31 dans la seule ville de Chemnitz.

On laisse les jeunes médecins tomber dans le piège des actions récursoires

IG Med a adressé une lettre ouverte au Premier ministre du Land de Saxe, se disant «profondément inquiet de l’évolution de la qualité des soins en Saxe». L’un des problèmes évoqués est celui de la réforme des services de garde, qui aurait créé des zones d’intervention gigantesques. De plus, on laisse croire aux jeunes médecins qu’ils peuvent facturer toutes leurs prestations. «On laisse ces collègues tomber dans le piège des actions récursoires.» Une fois le statut particulier de jeune médecin dont ils jouissent pendant 4 ans arrivé à son terme, il n’est pas rare qu’ils doivent faire face à des demandes de remboursement de plus de 100 000 euros. Conclusion, le KV de Saxe ne remplit plus son mandat et remet en question l’existence même des médecins qu’il est censé représenter.
La lettre ouverte porte également la signature de plusieurs médecins installés hors du Land de Saxe, dont celle d’un médecin exerçant à Weiden, dans le nord de la Bavière. Le KV de Saxe a alors adressé une lettre ouverte au ministre-président, dans laquelle il reproche au syndicat de défendre des intérêts partisans, et conteste sa légitimité pour parler au nom des médecins du Land de Saxe. Concernant les actions récursoires, le KV défend que les honoraires facturés à tort doivent être remboursés, car ils réduisent d’autant les honoraires destinés aux médecins qui facturent correctement leurs prestations. En moyenne, seuls 2,5% des médecins sortiraient du cadre.
Kyra Ludwig doute que si peu soient concernés. La ­neurologue est en contact avec plus de 50 médecins qui exercent tous dans le Land de Saxe et qui ont tous dû faire face à des demandes de remboursement.