Recherche sur les soins en Suisse: où allons-nous?

FMH
Édition
2020/10
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.18607
Bull Med Suisses. 2020;101(10):322-324

Affiliations
a Institut de médecine sociale et préventive (ISPM), Université de Berne; b Institut d’épidémiologie, biostatistique et prévention, Université de Zurich

Publié le 03.03.2020

La recherche sur les soins est un outil important de gestion du système de santé. Elle a bénéficié d’un soutien financier ces dernières années et permis d’aboutir à des résultats intéressants en termes de description du système. Pour avoir des réponses fondées concernant les effets des mesures en cours ou à venir, il faudra mener des expériences ciblées et exploiter intelligemment les données ainsi récoltées.
Le groupe de discussion sur la recherche en santé (cf. encadré) soutient depuis plusieurs années le groupe de recherche sur les soins de l’Institut de médecine sociale et préventive (ISPM) de l’Université de Berne. Les discussions menées dans le cadre de l’ISPM concernant les projets en cours ont débouché sur divers questionnements supplémentaires. Le groupe ad hoc constitué en son sein s’est focalisé sur l’utilisation des sources de données existantes. Une partie du travail a consisté à relier entre eux des jeux de données afin d’aborder des questions insolubles à l’aide d’une source de données unique [1–-3]. Parmi ces jeux de données ­figuraient par exemple les données de décomptes ­collectées par diverses caisses-maladie au cours de la dernière année de vie de plus de 100 000 personnes décédées [4], ou les données de recensements de la population reliées aux données concernant les décès. Cela a notamment permis d’analyser les taux de décès en fonction de la ­distance à l’hôpital ou à l’hôpital régional le plus proche [5]. Et une collaboration avec l’Obsan a permis de mettre sur pied un atlas de la desserte médicale [6]. Celui-ci, ainsi que d’autres projets passionnants, ont débouché sur des descriptifs très révélateurs de la réalité du système de santé helvétique. La question qui s’est constamment posée en arrière-plan était si ces ­résultats allaient conduire à la prise de mesures concrètes.
La recherche sur les soins a pour but d’aider à la prise de décisions concernant la future organisation du système de santé, en examinant les effets d’interventions ou de politiques complexes sur les résultats de ce système (durée du séjour à l’hôpital, p. ex.) [7]. L’approche scientifique répartit typiquement les thèmes et les tâches entre les trois niveaux «description», «modélisation» et «déductions causales aux fins de décision» [8], ce qui est également le cas de la recherche sur les soins sans toutefois, et c’est étonnant, qu’il n’existe de consensus sur la façon d’intégrer les questions ­causales et leur résolution [9].

Pôle de recherche sur les soins: groupe de discussion

La recherche sur les soins est un secteur de recherche aussi important que porteur d’avenir. A notre époque de renouveau et de bouleversements dans le secteur de la santé (nouveaux modèles de financement, changements démographiques, hausse des coûts, etc.), l’ancrage académique de ce secteur est plus important que jamais. Pour constituer des bases scientifiques indépendantes de tout intérêt particulier, la Fédération des médecins suisses (FMH), la Conférence des sociétés cantonales de médecine ainsi que l’organisation NewIndex se sont regroupées pour soutenir le pôle de recherche créé au sein de l’ISPM à Berne. Un groupe de discussion a fait office de plateforme d’information et d’échange sur laquelle les représentants des organisations et des groupes de chercheurs ont régulièrement discuté les travaux en cours ou à venir. Le groupe a eu par ailleurs pour fonction de sensibiliser le corps médical à la pertinence et à l’importance de la recherche sur les soins. La division Données, démographie et qualité (DDQ) de la FMH a repris sa coordination et se tient à disposition pour toute question à l’adresse ddq[at]fmh.ch ou 031 359 11 11.

Thèmes et tâches de la recherche sur les soins

Le tableau 1 contient deux exemples de mesures concernant le système de santé en cours de discussion en Suisse mais déjà partiellement mises en œuvre dans d’autres pays. Nous utilisons ces exemples pour illustrer les différences entre les «tâches clés» de la ­recherche sur les soins.
Tableau 1: Exemples d’interventions visant le système de santé et niveaux concernés au sein de la recherche sur les soins
 Niveau concerné au sein de la recherche sur les soins
InterventionDescription1Modélisation2Déduction aux fins de prise de décision3
Priorité donnée aux traitements ambulatoiresCombien de ménisectomies arthroscopiques ont été effectuées en ­ambulatoire ou en hospitalisation l’an dernier?Quels prédicteurs peut-on mettre en relation avec des infections du site opératoire suite à une ménisectomie arthroscopique?Un transfert des ménisectomies arthroscopiques du secteur hospitalier vers le secteur ambulatoire aggrave-t-il le risque d’infection de la plaie?
Transfert des tâchesQuel est le niveau d’adéquation des traitements postopératoires au sein des différents groupes professionnels?Constate-t-on des taux d’amélioration des résultats de traitement différents selon le groupe professionnel dès lors que l’on tient compte des caractéristiques des patients?Le transfert des tâches permet-il de ­réduire la consommation de ressources et d’améliorer les résultats pour les ­patients?
1 Niveau de la description: décrit la situation d’un système de santé donné et en informe les personnes concernées.
2 Niveau de la modélisation: quantifie les associations entre un résultat (outcome) donné (important pour la population et les intervenants) et certaines caractéristiques 
de la population ou du système de soins et rend possible les prévisions concernant la probabilité de réalisation de scénarios souhaités.
3 Niveau des déductions causales pour la prise de décision: étudie les effets d’une intervention ou d’une politique donnée par rapport à divers scénarios réels ou hypothétiques (réponse aux questions de type «qu’arriverait-il si?»).
Le premier exemple dans le tableau 1 est le transfert de certaines interventions chirurgicales du secteur hospitalier vers le secteur ambulatoire. La Suisse a publié en 2019 une liste de traitements et d’interventions chirurgicales à effectuer obligatoirement en ambulatoire [10]. Etant donné que les opérations en ambulatoire sont ­assorties de valeurs de remboursement (officielles) moins élevées, ce transfert conduit automatiquement à des remboursements moindres. Il pourrait toutefois conduire à un nombre plus important de complications postopératoires (infections, p. ex.), ce qui pourrait entraîner des coûts supplémentaires. Lorsqu’une mesure de ce type est introduite, il est évident que tous les acteurs impliqués (fournisseurs de prestations, hôpitaux, caisses-maladie), les instances décisionnelles (gouvernement et administration) et les particuliers (patients et personnel médical) souhaitent être informés précisément de la situation avant et après l’introduction de la mesure et de quelles seraient ses répercussions, mais également de la situation telle qu’elle se serait présentée si ladite mesure n’avait pas été prise. Ce type de questions sur les conséquences d’une réglementation et de sa révision se pose également dans d’autres domaines politiques, comme par exemple en matière d’environnement et d’agriculture.
Le deuxième exemple, dans le tableau 1, traite de la redistribution de certaines responsabilités en matière de soins entre professionnels spécialisés. Il se pourrait que le personnel infirmier effectue certaines tâches de suivi postopératoire ou même certains traitements de manière plus efficace et moins coûteuse que des médecins. Ce type de transfert de tâches (task shifting) est déjà pratiqué dans certains pays [11, 12]. Concernant la recherche sur les soins, il s’agit de spécifier combien de fois certaines prestations peuvent être prodiguées par quelles catégories de personnel, mais également quels prédicteurs il est possible de relier à un résultat donné (durée du séjour hospitalier, p. ex.). Pour faire simple, la «description» désigne le domaine d’étude, alors que la «modélisation» quantifie les liens entre un certain résultat et certaines caractéristiques, pour pouvoir faire des prédictions aussi fiables que possible [8].
A n’en pas douter, tant la description que la modélisation représentent des tâches essentielles de la recherche sur les soins. Mais visiblement, répondre aux questions des deux premières colonnes du tableau 1 ne permet que partiellement de déterminer ce que serait la «meilleure» décision ou une décision «optimale» du point de vue des effets souhaités ou non souhaités.
En 2019, les membres du groupe de discussion sur la recherche sur les soins ont recensé les questions requérant une réponse urgente (tab. 2). Fait intéressant, toutes ces questions portent sur les répercussions «causales» de décisions déjà prises ou sur la prise de décision «optimale» concernant des mesures à venir. Il n’y en a aucune ou presque qu’on puisse résoudre par l’approche descriptive ou une bonne modélisation. En regardant attentivement, cependant, on s’aperçoit que la grande majorité des travaux en cours dans la recherche sur les soins relèvent de la description ou de la modélisation. On l’observe dans les projets menés par l’ISPM Berne, mais également dans la liste des projets bénéficiant du soutien financier de la Fondation Bangerter1, du programme national de recherche 742 ou du programme de renforcement de la recherche sur les services de santé en oncologie3. Il serait temps d’entamer la prochaine étape et d’aborder de façon ­ciblée les questions liées à des décisions concrètes et nécessitant une réponse.
Tableau 2: Thèmes et questions ayant trait aux services de santé qui, de l’avis du groupe de discussion sur la recherche sur les soins, nécessitent une réponse
Thème/question
Comment évoluent les soins de base? Comment évolue le rôle des assistantes médicales et des coordinatrices en médecine ambulatoire?
Quel est l’effet des itinéraires cliniques interprofessionnels en termes d’amélioration de la qualité des soins?
Quelle valeur ajoutée la mesure des résultats de traitement rapportés par les patients (patient-related outcome measures, PROM) apporte-t-elle aux traitements axés sur le patient et la prise de décision partagée?
Comment utiliser les données relatives aux coûts et à la facturation au profit 
de la ­transparence et de la qualité en médecine?
A quoi servent les données des registres médicaux? Faudrait-il davantage encourager et promouvoir ces registres?
Quel effet le gel des admissions a-t-il sur la situation des soins dans les cantons 
(évolution du nombre de spécialistes dans les cantons avec ou sans gel des admissions, nombre de nouveaux médecins d’origine étrangère, etc.)?
Quelles conséquences la démographie des fournisseurs de prestations a-t-elle pour la situation des soins? (p. ex. combien de communes ont perdu leur dernier médecin de famille au cours des 10 dernières années, dans combien d’autres celui-ci doit-il prendre sa retraite dans les 10 ans à venir, comment la distance du domicile au cabinet de ­médecins et de spécialistes a-t-elle évolué ces 10 dernières années)
Quelles conséquences l’entrée en vigueur en 2019 de la liste de l’OFSP énumérant les ­interventions à effectuer en ambulatoire a-t-elle en termes de complications intra- et postopératoires?

Où en est la recherche sur les soins en Suisse?

La recherche suisse sur les soins semble stagner aux étapes de la description et de la modélisation. Cela tient à plusieurs raisons: il est d’une part très difficile, d’un point de vue méthodologique, de déterminer les liens de causalité effectifs entre une mesure et ses ­effets sur le terrain, particulièrement lorsque cette ­mesure est introduite partout en même temps. Quant à connaître les conséquences de la non-introduction d’une mesure, c’est là une tâche sinon impossible, tout au moins très difficile sans une série d’expériences soigneusement ciblées [13, 14]. Et pour déduire l’effet d’une mesure de la pure observation, il est nécessaire de disposer de données extrêmement détaillées et affinées sur l’évolution de la situation dans le domaine de la santé [15–-19], idéalement de données groupées issues des secteurs hospitalier et ambulatoire. Les efforts de regroupement se heurtent toutefois à des résistances chez les propriétaires de données (fournisseurs de prestations, assureurs-maladie, registres des maladies, programmes de dépistage) et chez les responsables de la protection des données. En Allemagne, les propositions du ministre de la Santé Jens Spahn pour une numérisation à grande échelle sont en cours d’approfondissement et font l’objet d’un examen critique [20]. Quand bien même une numérisation et une intégration des données à si large échelle seraient envisageables dans notre pays, il faudrait veiller à un renforcement ciblé des compétences pour s’assurer que ces données «améliorées» puissent être exploitées de ­manière intelligente. Ce renforcement graduel des compétences est d’ores et déjà en cours dans d’autres pays, notamment ceux disposant d’expérience dans la constitution, la gestion et la fusion de collections de données de bon niveau qualitatif dans le domaine de la santé. De telles adaptations, améliorations et corrections des systèmes de santé sont appelées à devenir toujours plus fréquentes à l’avenir, et il est important que la Suisse ne rate pas le coche sur ce point.
Prof. Marcel Zwahlen
ISPM
Université de Berne
Mittelstrasse 43
CH-3012 Berne
marcel.zwahlen[at]ispm.unibe.ch
 1 Steck N, Spoerri A, Egger M. Verknüpfte Gesundheitsdaten und Datenschutz: (k)ein Widerspruch. Bull Med Suisses. 2015;96
(50–51):1837–9.
 2 Steck N, Berlin C, Zwahlen M. Gesundheitsversorgung am ­Lebensende variiert nach Region. Bull Med Suisses. 2016;97:1710–3.
 3 Schmidlin K, Clough-Gorr KM, Spoerri A, et al. Privacy Preserving Probabilistic Record Linkage (P3RL): a novel method for linking existing health-related data and maintaining participant confidentiality. BMC Med Res Methodol. 2015;15(1):46.
 4 Panczak R, Luta X, Maessen M, et al. Regional Variation of Cost
of Care in the Last 12 Months of Life in Switzerland: Small-area Analysis Using Insurance Claims Data. Med Care. 2017;55(2):155–63.
 5 Berlin C, Panczak R, Hasler R, et al. Do acute myocardial infarction and stroke mortality vary by distance to hospitals in Switzerland? Results from the Swiss National Cohort Study. BMJ Open. 2016;6(11).
 6 Berlin C, Spörri A, Staub LP, et al. Regionale Variabilität von stationären Behandlungen in der Schweiz. Bull Med Suisses. 2018;99:40–4.
 7 Glass TA, Goodman SN, Hernan MA, et al. Causal inference
in ­public health. Annu Rev Public Health. 2013;34:61–75.
 8 Hernán MA, Hsu J, Healy B. A Second Chance to Get Causal In­ference Right: A Classification of Data Science Tasks. CHANCE. 2019;32(1):42–9.
 9 Moser A, Zwahlen M. The role of causal inference in health services research I: Tasks in health services research. Int J Public Health. 2020 (in press).
10 Office fédéral de la santé publique. L’ambulatoire avant le stationnaire: modification de l’ordonnance sur les prestations de l’assurance des soins (OPAS). https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/versicherungen/krankenversicherung/krankenversicherung-revisionsprojekte/konsultation-ambulant-vor-stationaer.html; 2019 (accessed 9 Jan 2020).
11 Seidman G, Atun R. Does task shifting yield cost savings and ­improve efficiency for health systems? A systematic review of ­evidence from low-income and middle-income countries. Hum ­Resour Health. 2017;15(1):29.
12 Orkin AM, McArthur A, Venugopal J, et al. Defining and measuring health equity in research on task shifting in high-income countries: A systematic review. SSM Popul Health. 2019;7:100366.
13 Hernán MA. A definition of causal effect for epidemiological ­research. J Epidemiol Community Health. 2004;58(4):265–71.
14 Zwahlen M, Salanti G. Causal inference from experiment and ­observation. Evidence Based Mental Health. 2018;21(1):34–8.
15 Huitfeldt A, Kalager M, Robins JM, et al. Methods to Estimate the Comparative Effectiveness of Clinical Strategies that Administer the Same Intervention at Different Times. Current epidemiology reports. 2015;2(3):149–61.
16 Hernán MA, Robins JM. Using Big Data to Emulate a Target Trial When a Randomized Trial Is Not Available. Am J Epidemiol. 2016;183(8):758–64.
17 Mansournia MA, Etminan M, Danaei G, et al. Handling time vary­ing confounding in observational research. BMJ. 2017;359:j4587.
18 Danaei G, García Rodríguez LA, Cantero OF, et al. Electronic medical records can be used to emulate target trials of sustained treatment strategies. Journal of Clinical Epidemiology. 2018;96:12–22.
19 Hernán MA, Robins J. Causal Inference. https://www.hsph.harvard.edu/miguel-hernan/causal-inference-book/: Chapman & Hall/CRC; 2020 (forthcoming).
20 Krüger-Brand HE. Digitale Versorgung – Gesetz: Im Detail noch nachschärfen. Deutsches Ärzteblatt. 2019;116(43):A1929–30.