La commercialisation de la médecine et son impact sur les médecins installés en cabinets privés

Les régulations impactent la prise en charge médicale

FMH
Édition
2020/04
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2020.18575
Bull Med Suisses. 2020;101(04):82-85

Affiliations
Chef de la division Médecine et tarifs ambulatoires de la FMH

Publié le 21.01.2020

Ces dernières années, l’augmentation des coûts de la santé a été à l’origine de nombreuses régulations politiques non sans conséquences pour la prise en charge ­médicale. Une étude représentative montre pour la première fois les causes et leurs effets sur les médecins installés en Suisse. Elle met en lumière les signes d’une commercialisation progressive de la médecine.
La hausse continue des coûts de la santé en Suisse et la part croissante de ces coûts dans le produit intérieur brut (PIB) depuis vingt ans ont donné lieu à de nombreuses interventions et régulations, mettant ainsi le système de santé dans la ligne de mire des politiques [1]. Des études prouvent qu’un pilotage accru de la santé et la pression sur les coûts peuvent influencer la fourniture des soins du fait de l’impact des facteurs économiques sur les décisions et les offres médicales [2]. Dans ce contexte, les termes économisation et commercialisation de la médecine ont fait leur apparition. On parle d’économisation lorsque les principes économiques tels que l’efficacité, l’optimalisation des ressources et la conscience des coûts prennent le dessus dans des domaines où d’autres principes spécifiques régnaient auparavant [3]. Considérée comme la forme la plus large de l’économisation, la commercialisation vise une maximisation du gain et une offre sélective dans un marché concurrentiel [4, 5]. En médecine, cela peut par exemple se traduire par une réduction du temps disponible par patient, une augmentation du nombre de patients traités par médecin et par jour [4], une adaptation de la gamme de prestations en fonction de la rémunération [6] et la focalisation sur les coûts des soins [7]. D’autres conséquences sont possibles comme le fait d’offrir davantage de prestations non remboursées [6] ou de procéder à une sélection de la patientèle en adressant de plus en plus de cas complexes à d’autres fournisseurs de prestations [4]. Par ailleurs, la littérature précise que ces évolutions sont également corrélées à la bureaucratisation accrue et à la suradministration de l’activité médicale, car seul ce qui est documenté et peut être justifié est remboursé, sans oublier les nombreuses demandes de précision des assureurs [8]. Cela implique la plupart du temps une charge de travail plus élevée, plus d’heures de travail et, par conséquent, un recul de la satisfaction au travail [2]. La littérature spécialisée pose l’hypothèse que la commercialisation de la médecine est arrivée non pas à l’initiative des médecins, mais plutôt par des régulations et des incitatifs mal ciblés de la politique de la santé, parce que la concurrence dans le secteur de la santé repose souvent sur les tarifs et sur les coûts [7].
Dans le cadre de sa formation d’Executive Master of Business Administration (Executive MBA) et de son mémoire de master intitulé «La commercialisation de la médecine et son impact au niveau du quotidien professionnel des médecins en pratique privée en Suisse», l’auteur a analysé les effets de la commercialisation et respectivement de l’économisation de la médecine sur la satisfaction au travail, les connaissances économiques et managériales des médecins et l’organisation des ­cabinets privés. L’étude se penche notamment sur la question de savoir si les objectifs économiques ont une influence sur la prise en charge des patients, la gamme de prestations proposées, le temps de travail, la satisfaction et la structure des cabinets, et si cette ­influence diffère entre les spécialisations. Après une étude approfondie de la littérature spécialisée, une enquête qualitative a été réalisée sur la base d’un entretien structuré avec des médecins installés, choisis de façon à garantir la diversité des titres de spécialiste, un fondement important pour le sondage quantitatif qui a suivi, auquel ont participé 3900 médecins de toute la Suisse (installés dans leur propre cabinet ou copropriétaires). Ce sondage quantitatif représentatif a été réalisé entre le 11 avril et le 16 mai 2019 au moyen d’un questionnaire en ligne; parmi les réponses, 3618 fichiers de données valides ont été utilisés pour les évaluations statistiques.
Afin d’étudier la différence possible selon la spécialisation, comme le soulève la recherche, les titres de spécialiste ont été répartis selon trois profils définis par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) [10]. Le premier profil, intitulé «médecins de premier recours», regroupe les titres de formation postgraduée en médecine interne générale, en pédiatrie et celui de médecin praticien; le deuxième groupe, «spécialistes proches de la médecine de premier ­recours», comprend les titres de spécialiste en cardiologie et en gynécologie/obstétrique, et le troisième groupe, intitulé «autres spécialistes», englobe tout le reste. Les évaluations ont été réalisées principalement selon ces trois groupes de spécialistes.

Le cabinet de groupe, une forme de plus en plus appréciée

La statistique médicale 2018 de la FMH [11] nous indique que le cabinet de groupe est une forme de plus en plus appréciée. Les résultats de l’enquête réalisée dans le cadre du mémoire de master confirment cette tendance. Aujourd’hui déjà, plus de la moitié de tous les médecins installés en Suisse le sont dans des cabinets de groupe (54,45%). Les résultats indiquent par ailleurs que les médecins de premier recours exercent sensiblement plus souvent dans un cabinet de groupe. De la même manière, les médecins en Suisse alémanique pratiquent plus souvent (57,23%) dans un cabinet de groupe que leurs confrères et consœurs en Suisse romande (48,78%) ou au Tessin (38,46%). L’enquête posait aussi la question de savoir quelle est la première raison décisive dans le choix d’un cabinet de groupe. Les résultats indiquent que les raisons personnelles l’emportent (42,47%). Parmi elles, on retrouve par exemple l’équilibre vie privée / vie professionnelle, le travail à temps partiel ou les possibilités de se faire remplacer. Notons encore que ces raisons personnelles sont plus souvent décisives chez les femmes (51,39%) que chez les hommes (27,64%). Dans le groupe «autres spécialistes», c’est le caractère médical qui prime et notamment la possibilité d’une gamme plus large de prestations médicales, les échanges professionnels et collégiaux, et le travail d’équipe similaire à celui des hôpitaux.
Comparaison de la répartition des formes de cabinet entre les groupes de spécialistes, N = 3618, représentation propre.
Raisons principales décisives dans le choix d’un cabinet de groupe, N = 1970, ­représentation propre.

Elargir les études de médecine à des modules d’économie et de management

Quatre médecins sur cinq estiment que les études de médecine et la formation postgraduée à l’hôpital ou en cabinet médical devraient aborder les aspects économiques et managériaux. Lors des entretiens qualitatifs, l’ensemble des médecins a qualifié d’anomalie le fait que ce ne soit pas encore le cas aujourd’hui et estime que les jeunes médecins ne sont pas suffisamment préparés à une activité indépendante. Dans le questionnaire écrit, cette supposition, à savoir que des bonnes bases d’économie et de management sont importantes pour la gestion d’un cabinet médical, a été confirmée par quatre médecins sur cinq. L’analyse des données a également montré qu’un cinquième des médecins seulement ont accompli une formation d’économie et de management une fois leur formation médicale terminée. Cette faible proportion, ­combinée aux quatre médecins sur cinq qui estiment que les connaissances économiques et managériales sont importantes, confirme l’importance d’enseigner ces matières pendant les études de médecine ou la ­période de formation postgraduée (à l’hôpital ou au ­cabinet médical).
Réponse à la question de savoir si les études de médecine ou la formation postgraduée devraient également comprendre des aspects d’économie d’entreprise, N = 3618, ­représentation propre.
Réponse à la question «A quelle fréquence avez-vous des patients qui vous demandent d’effectuer des traitements, des examens, des interventions ou des consultations qui médicalement ne seraient pas nécessaires, ou de facturer des prestations non obligatoires en tant que prestations obligatoires?», N = 3618.

Les tarifs impactent la gamme de prestations proposées

Les médecins interrogés ont indiqué via le questionnaire en ligne que le temps d’attente pour obtenir un rendez-vous a augmenté par rapport à 2014, et ce dans tous les groupes de spécialistes. Les médecins ont proposé moins de rendez-vous en soirée ou le week-end et, parallèlement, le nombre d’heures de travail a sensiblement augmenté. L’évaluation des résultats permet de conclure qu’en raison de cette augmentation des heures de travail, les médecins sont moins disposés à proposer des rendez-vous le soir ou le week-end ou que les créneaux horaires qui se sont libérés sont déjà utilisés pour des tâches administratives. Les résultats montrent également que, par rapport à 2014, les patients ont été adressés plus souvent à d’autres médecins spécialistes ou à des hôpitaux. En détail, cela signifie que le groupe «autres spécialistes» (22,79%) s’est plus souvent concentré sur une gamme de prestations déterminées que le groupe «médecins de premier recours» (16,47%) et qu’il a sensiblement plus adapté son catalogue de prestations non remboursées (22,79%) que les groupes «médecins de premier recours» (16,47%) et «spécialistes proches de la médecine de premier recours» (20,58%). Un tiers des médecins indiquent avoir supprimé les prestations non rentables de leur offre. Les résultats indiquent également que seul un médecin sur trente favorise un traitement, un examen ou une intervention par rapport à une autre possibilité conservatrice, en raison d’une meilleure indemni­sation. Un médecin sur dix planifie les traitements, examens, interventions ou conseils aux patients en veillant à les optimiser du point de vue tarifaire. Pour près de 32% des médecins, la motivation d’adapter leur gamme de prestations est de couvrir la hausse des coûts fixes (personnel, infrastructure, technique ­médicale, matériel) dans le but de réduire les pertes de revenus personnels, tandis que 26% indiquent qu’ils le font pour compenser les tarifs en baisse afin de maintenir leur revenu personnel à un niveau similaire.
Un médecin sur sept indique qu’il a dû diminuer le personnel non médical de son cabinet au cours des deux dernières années afin de pouvoir optimiser les coûts. Chez les médecins installés, les coûts du personnel non médical représentent la part la plus importante des coûts fixes [12]. La réduction du personnel non médical peut également avoir un impact sur la charge de travail ou sur les heures d’ouverture du cabinet, ce qui peut ensuite se répercuter négativement sur la satisfaction au travail.

Des patients de plus en plus exigeants

Plusieurs médecins ont mentionné lors de l’entretien qualitatif que la relation médecin-patient avait changé, selon eux, ces dernières années. D’un côté, les patients sont toujours mieux informés des méthodes de traitement et, de l’autre, ils arrivent chez leur médecin avec des idées déjà définies. Quelques médecins indiquent que des patients veulent être adressés à un spécialiste ou qu’ils exigent que le mé­decin traitant exécute des examens ou des investigations supplémentaires, qui ne sont médicalement pas nécessaires, ou mettent le médecin sous pression pour qu’il facture une prestation non obligatoire en tant que prestation obligatoire. Les résultats de l’enquête montrent que le groupe des médecins de premier recours est confronté sensiblement plus souvent à ce genre de situations (20,81% «toujours» ou «souvent») que leurs collègues du groupe des autres spécialistes (7,08% «toujours» ou «souvent»).

L’attractivité de l’activité des médecins installés baisse

Les médecins interviewés lors de l’enquête qualitative ont mentionné que, selon eux, l’attractivité de l’activité des médecins installés est en baisse continue dans leur cabinet depuis qu’ils ont commencé. Ils expliquent cette perte d’attractivité par la régulation accrue, la pression sur les coûts et le temps de travail plus long. Ils indiquent que l’attractivité a aussi diminué pour les médecins installés parce que les salaires se sont améliorés dans les hôpitaux ces dernières années, tout comme l’inscription dans la loi du temps de travail hebdomadaire maximum a sensiblement amélioré les conditions de travail dans les centres hospitaliers. De plus, un médecin en cabinet a fait remarquer que le revenu diminue alors que l’investissement dans le travail est similaire, voire plus élevé. A la question de la satisfaction au travail, les résultats de l’enquête montrent une valeur moyenne de près de 60 (valeur médiane = 70, écart-type= 28,64), 100 équivalant à «extrêmement satisfait» et 0 à «extrêmement insatisfait». Le groupe des médecins de premier recours est plus ­satisfait que les deux autres groupes. Les raisons invoquées pour expliquer l’accroissement des tâches administratives sont notamment le nombre important de demandes de précision des assureurs et les exigences imposées par ces derniers pour les rapports ou la hausse du travail de documentation (p. ex. dossier ­électronique du patient ou contribution aux registres ­médicaux). D’autres études ont montré que l’accrois­sement des tâches administratives augmente l’insa­tisfaction des médecins [13]. Si quatre médecins sur cinq ne veulent pas devenir salariés, ils sont tout aussi nombreux à indiquer que, s’ils avaient le choix, ils choisiraient à nouveau la voie de la médecine libérale.

Conclusion et recommandations

Le travail de master permet de montrer que la prise en charge médicale ambulatoire assurée par les médecins installés présente des signes de commercialisation progressive, par exemple sous la forme d’une spécialisation croissante, d’une augmentation des tâches administratives ou d’une baisse de la satisfaction au travail. Cela peut être considéré comme une conséquence de l’augmentation des régulations politiques et des interventions étatiques au niveau de la rémunération ou des coûts du système de santé. Le travail de master formule cinq recommandations. Les plus importantes consistent à introduire des modules d’économie et de management dans le cursus des études de médecine et à renforcer l’attractivité du travail des médecins installés. De plus, il serait intéressant d’étudier l’impact que provoquent les changements de structure des cabinets médicaux (nombre de cabinets de groupe en hausse) et de développer des mesures visant à réduire la surabondance de soins.
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 1 Office fédéral de la statistique (OFS). Coût et financement du système de santé depuis 1960. Neuchâtel; 2018.
 2 Braun B, et al. Pauschalpatienten, Kurzlieger und Draufzahler – Auswirkungen der DRGs auf Versorgungsqualität und Arbeits­bedingungen im Krankenhaus (1re éd.). Berne: Hans Huber Verlag; 2010.
 3 Krönig F. Die Ökonomisierung der Gesellschaft. Bielefeld: transcript Verlag; 2007.
 4 ASSM. Médecine et économie, quel avenir? Bâle; 2014.
 5 Schimank U, Volkmann U. Ökonomisierung der Gesellschaft. In: Schimank U, Volkmann U, Maurer A (éds). Handbuch der Wirtschaftssoziologie (1re éd.). Wiesbaden; 2008.
 6 Karsch F. Medizin zwischen Markt und Moral. Bielefeld: transcript ­Verlag; 2015.
 7 Porter M, Teisberg Olmstedt E. Redefining Health Care. ­Massachusetts: Harvard Business School; 2006.
 8 Rakowitz N. Europäisches Manifest gegen die Kommerzialisierung des Gesundheitswesens Health professionals erheben ihre Stimme. Maintal: Verein demokratischer Ärztinnen und Ärzte; 2012.
 9 Naegler H, Wehkamp KH. Medizin zwischen Patienten­wohl und Ökonomisierung. Berlin: Medizinisch Wissenschaftliche Verlags­gesellschaft mbH & Co. KG; 2018.
10 Office fédéral de la santé publique (OFSP). Situation actuelle de la ­médecine de premier recours. Berne; 2010.
11 FMH. Statistique médicale de la FMH. Berne; 2018.
12 Kraft E. La Confédération et la FMH arrivent au même résultat. Bull Med Suisses. 2018;99(43):1480–1.
13 Willner T. Vom Halbgott in Weiss zum Unternehmer: Chefärzte und die Ökonomisierung des Gesundheitswesens. Saint-Gall: Universität St. Gallen, Hochschule für Wirtschafts-, Rechts- und Sozial­wissenschaften sowie Internationale Beziehungen (HSG); 2012.