L’industrie du tabac fait sa publicité

Comment le consommateur a été séduit au cours de l’histoire

Horizonte
Édition
2019/5152
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.18345
Bull Med Suisses. 2019;100(5152):1768

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publié le 18.12.2019

La consommation de tabac est une dimension sociétale majeure, surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. «Son usage participe d’une culture du quotidien et représente ‘the essential habit of the age’», dit le préfacier Eric Godeau. «Remarquable essor durant les Trente Glorieuses. La banalisation de l’usage de la cigarette accompagne le triomphe de la société de consommation.» Les liens entre tabagisme et cancer sont ­démontrés dès 1950 par les épidémiologistes mais les cigarettiers, quoiqu’au courant des dangers, vont déployer d’énormes efforts pour rassurer les fumeurs et orienter leurs goûts. Tout en passant des messages séducteurs ineptes; ainsi, je me souviens bien dans mon enfance de la publicité sous de multiples formes pour la «Marocaine, la cigarette des sportifs» – et personne ne se disait choqué.
Jacques Olivier
La cigarette s’affiche
Histoire sans filtre de la publicité du tabac ­(1945–1973)
Neuchâtel: Editions Alphil, 2019, 370 pages.
Dr Jacques Olivier, médecin et historien, a consacré son mémoire de maîtrise à l’étude de cette publicité en Suisse, dans une perspective de santé publique. Il en fait un ouvrage imposant de grand format, richement illustré. Par l’étude des affiches de sept manufactures de tabac au cours d’une trentaine d’années, il décrypte la manière dont on a cherché à influencer les fumeurs, pratiquants ou potentiels (au début, quasi exclusivement des hommes – le take off de la croissance du tabagisme féminin est contemporain de mai 1968); ceci en associant le fait de fumer, et de fumer telle cigarette, avec des qualités, des plaisirs ou des potentiels souhaitables.
L’introduction plante le décor, montrant la très rapide augmentation de la consommation de cigarettes en Suisse. S’agissant des goûts, on passe du tabac noir ­«populaire» (Maryland) aux goûts «American blend» (blondes) qui rencontrent un très grand succès. Plus chers et distingués, les tabacs d’Orient. Une partie plus technique présente la filière du produit, décrivant l’histoire de quelques grandes familles manufacturières. Est discuté le rôle très efficace des associations faîtières de la branche, à l’image du ­plaidoyer du Tobacco Industry Research Committee des Etats-Unis, «A Frank Statement to Cigarette Smokers» (1954), visant à «noyer le poisson» de la nocivité. Suit l’histoire du combat (conspiration) constant de l’industrie pour décrédibiliser les données scientifiques.
Le travail est structuré selon quatre grands axes: la promotion des divers goûts de tabac, les suggestions de la sécurité de la cigarette, la place de la femme et la création d’un contexte de consommation propice. Sur les affiches, la figure féminine oscille entre deux pôles: la «femme-­sujet» qui sert de modèle et encourage ses congénères à fumer, et la «femme-objet» dont les attributs physiques sont mis au service du produit. S’agissant des contextes, la publicité va mettre en valeur trois thèmes: la détente, la stimulation et l’invitation au rêve, à l’exotisme par la fumée.
Dans la troisième partie, les mécanismes de la publicité sont «disséqués» à partir d’affiches «paradigmatiques» (tirées de multiples sources). Lecture substantielle, avec un luxe de détails, assez passionnante mais à propos d’une saga pathogène… Intéressant de voir comment, durant toute la période considérée, l’emploi de mots et phrases en anglais est fréquent déjà.
Le corpus iconographique (dès p. 267) reproduit sans commentaires les 253 affiches décortiquées et fait ­réaliser de façon synthétique l’imagination et la créativité que leurs concepteurs ont déployées au fil du temps.
Croissance économique, présence dans la société, influence politique: l’industrie du tabac a en quelque sorte vécu son âge d’or durant ces trois décennies. Malgré certaines réactions au nom de la santé publique: ainsi, en 1954, la firme Vautier est condamnée à une amende de 20 francs (!) par le Département de la santé de la ville de Zurich pour avoir fait paraître dans la presse «Fumer plus sain, Marocaine sans filtre la cigarette qui ne provoque pas la toux» (p. 197). A noter aussi que, dès 1964, la publicité pour les produits du tabac est interdite à la radio et à la télévision. Par contre, plus de 50 ans après, beaucoup reste à faire pour la limiter ailleurs – idéalement l’interdire.
jean.martin[at]saez.ch