Le point de vue d’un médecin de premier recours

Prévenir l'obésité infantile, c'est facile!

Tribüne
Édition
2019/43
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.18215
Bull Med Suisses. 2019;100(43):1434-1436

Affiliations
Dr méd., pédiatre

Publié le 23.10.2019

En tant que médecins de premier recours, nous avons appris à traiter l’obésité chez les enfants depuis plus d’une décennie: mesures diététiques, activités physiques, diminuer les temps d’écran (télévision et jeux vidéo), moins de grignotage, etc. Sommes-nous efficaces? Non.
La majeure raison de cet échec de prise en charge est que notre action auprès des enfants qui pourraient bénéficier de ces recommandations de base arrive trop tard. Les enfants que nous commençons à traiter sont souvent déjà bien au-delà du 97e percentile de l’indice de masse corporelle (IMC) à leur âge. Changer les habitudes à ce niveau de surpoids implique tellement de souffrance pour l’enfant qu’on ne peut s’attendre à ce que les parents adoptent des habitudes plus saines. Et l’épidémie d’obésité s’aggrave à l’échelle mondiale.
C’est là que nous, médecins de premier recours, pouvons faire des merveilles.

A quel âge la prévention de l’obésité devrait-elle commencer?

Les résultats de l’étude de Geserick et al. [1] parue en 2018 donnent des pistes intéressantes: «Chez les adolescents obèses, le gain de poids le plus rapide s’est produit entre 2 et 6 ans; la plupart des enfants obèses à cet âge étaient obèses à l’adolescence.» «Parmi les adolescents obèses, le rebond d’adiposité s’est produit entre l’âge de 2 et 6 ans, avec une accélération de l’augmen­tation de l’IMC par la suite.» Ces résultats suggèrent que l’apparition de l’obésité commence probablement entre deux et six ans.

Pourquoi ne voyons-nous pas les futurs enfants obèses assez tôt?

Selon l’étude de Berggren et al. [2], la majorité des parents ne percevaient pas que leurs enfants en surpoids pesaient trop, mais leur jugement s’améliorait avec l’âge. Aux âges de deux et cinq ans, 96% et 87% des ­parents d’enfants obèses percevaient le poids de leur enfant comme parfait pour son âge. Les parents qui faisaient de l’embonpoint ou qui avaient un faible niveau de ­scolarité étaient plus susceptibles de mal percevoir le poids de leur enfant. Les professionnels de la santé doivent être conscients de cet écart de perception. Il est donc évident que les parents ne consulteront pas au ­sujet du poids de leur enfant, car ils ne le considèrent pas comme un gros. Les enfants dont l’IMC est supérieur au 97e percentile sont visiblement en surpoids pour n’importe qui, sauf leurs parents.

Comment ces résultats se traduisent-ils dans la pratique quotidienne?

Je suis pédiatre de premier recours depuis une vingtaine d’années. Parce que je suis extrêmement motivée par la prévention de l’obésité, je trace de façon obsessionnelle les courbes d’IMC de tous mes patients depuis l’âge de deux ans, et même avant si j’ai déjà un doute clinique. Je le fais indépendamment de l’état pondéral de l’enfant, de ses antécédents ou de ses problèmes de santé. J’ai eu la chance d’exercer en France où la Sécurité sociale paie intégralement les visites de contrôle tous les six mois pour les enfants de deux à six ans. La plupart des parents et des médecins ne voient pas la nécessité de ces examens pour les enfants qui sont autrement en très bonne santé, mais je les ai utilisés pour surveiller leur croissance en taille et en poids et donc leur IMC.
Ce faisant, je me suis rendue compte de plusieurs choses:
– Les parents ne consultent jamais parce qu’ils sont préoccupés par le poids de leur enfant. Comme nous l’avons vu plus haut, ils sont totalement aveugles à tout problème de poids: pour eux, leur enfant est parfait!
– Si vous constatez que leur enfant prend trop de poids, les parents ne comprennent généralement pas votre inquiétude: «Docteur, son poids est parfait!» (C’est en fait vrai alors que l’IMC n’en est qu’au stade du rebond d’adiposité précoce.) Comme on le voit dans les articles cités, même lorsque l’enfant est en surpoids, les parents ne ­s’inquiètent pas, vous pouvez donc imaginer leur ­réaction quand on parle de risque d’obésité chez un enfant qui est encore mince!
– Parfois, un enfant consulte en dehors des rendez-­vous de suivi – pour une poussée de fièvre ou un écoulement nasal, par exemple. Alors que l’enfant est visuellement en surpoids, avec un gros ventre et des joues potelées, les parents sont parfaitement inconscients du problème de poids de leur enfant et il faut la courbe de l’IMC pour leur faire comprendre que les choses deviennent incontrôlables. Et souvent, quand on en parle, ils pensent que vous êtes totalement incompétent et vous ne les revoyez plus jamais!

Quels sont les moyens d’action du ­médecin de premier recours?

Les médecins de premier recours sont la meilleure arme contre l’obésité infantile, car, bien qu’il soit quasi impossible de guérir l’obésité, il est beaucoup plus facile de la prévenir.
Nous connaissons ces enfants dès le premier jour et avons construit une relation de confiance avec leurs parents au cours de leurs premières années de vie. Nous les voyons souvent grâce aux visites de suivi et des affections bénignes de la petite enfance. Par conséquent, lorsque le médecin de premier recours dit: «Attention, l’IMC va dans la mauvaise direction, peut-être faut-il apporter des changements à la façon dont votre enfant mange et/ou bouge», ses paroles ont plus d’impact que les commentaires similaires de l’infirmière scolaire ou d’autres personnes. La remarque sur le poids donne souvent lieu à l’incrédulité, voire à l’agressivité, car elle est immédiatement prise pour une ­critique des parents et de leurs compétences. Mais comme ils font confiance à leur médecin dont ils savent qu’il/elle veut ce qu’il y a de mieux pour leur enfant, ils gardent cette remarque à l’esprit. Lors de la prochaine visite de suivi, six mois à un an plus tard, si l’IMC continue de croître, ils commencent à s’inquiéter.
Je leur demande alors de faire un bilan alimentaire, une liste de ce que l’enfant a mangé pendant une semaine (je précise que je veux voir tout ce qui n’est pas de l’eau sur cette liste!) pour pouvoir repérer toute erreur potentielle. Quand ils reviennent, je surligne ce qui est «trop sucré et trop gras» sur la liste. Le plus souvent, la liste est toute colorée. Les parents se rendent compte que, bien que leur enfant ne mange pas d’énormes quantités de nourriture, il mange plusieurs aliments par jour de la catégorie «trop sucré et trop gras», ce qui est suffisant pour expliquer le gain de poids rapide. Je leur demande de changer leurs habitudes alimentaires avec les recommandations alimentaires de base que nous connaissons tous, y compris les parents, mais que nous ne suivons pas parce que nous pensons que nos enfants sont parfaits. Et il est souvent assez facile de mettre en œuvre des changements parce que les enfants ont généralement moins de six ans et n’ont donc pas encore leur mot à dire sur le contenu du panier de courses; ils ne sont pas encore accros aux graisses et au sucre; ils écoutent ce que le médecin leur dit et prennent à cœur de suivre ses instructions parce qu’il s’agit d’une personne en qui ils ont confiance et les mauvaises habitudes alimentaires sont récentes.
Je prends le temps d’expliquer directement à l’enfant pourquoi je lui demande de faire l’effort de manger plus sainement et de passer plus de temps à jouer dehors au lieu de rester à la maison devant l’ordinateur. Puisqu’ils ont déjà vu ou connu un enfant obèse, ils s’inquiètent souvent et comprennent mon inquiétude.
Il faut habituellement un à deux mois, avec une visite mensuelle pour surveiller les efforts et corriger quelques erreurs, pour que le gain de poids ralentisse et pour que la courbe de l’IMC se stabilise à nouveau à un rythme normal.
Les enfants ainsi pris en charge s’installent sur une courbe supérieure à celle attendue dès la naissance, mais néanmoins normale encore pour l’âge. L’objectif est de maintenir ce taux normal de croissance pondérale jusqu’à l’âge de six ans, lorsque les bonnes habitudes sont ensuite maintenues par l’enfant lui-même.

Que peuvent faire les médecins de ­premier recours?

Nous devons d’abord être conscients que les parents sont incapables de juger correctement le poids de leur enfant. Ils sont aveuglés par l’amour. Ils sont également mal informés. Quand les médias parlent d’obésité, ils montrent des personnes en obésité morbide, alors, bien sûr, le parent moyen pensera: «Mon enfant ne ressemble pas à ça, donc ce n’est pas grave, s’il a des bonbons, des gâteaux, du chocolat et de la mayonnaise tous les jours!»
Aussi, en cas de doute sur le poids d’un enfant, il faut le dire aux parents parce qu’ils ne s’en rendront pas compte par eux-mêmes.
Les signes cliniques précoces de l’obésité sont peu visibles. D’après mon expérience, la région abdominale et les joues sont les parties du corps à surveiller. Par ailleurs, la seule surveillance de la courbe de poids et de la courbe de taille ne suffit pas. Il faut tracer la courbe de l’IMC pour voir le rebond d’adiposité précoce. Comme le conclut l’étude de Geserick et al., le meilleur indice d’un risque d’obésité est le rebond précoce de l’adiposité. Cliniquement, à ce stade, il n’y a aucun signe visuel d’excès de graisse. C’est pourquoi il est si important de tenir à jour les courbes de l’IMC pour tous les enfants, car elles peuvent vraiment être pleines de surprises! Cela signifie que les médecins doivent être mieux formés en ce qui a trait à la nécessité de faire un suivi régulier de l’état de l’IMC.
Différentes études identifient les facteurs de risque de développer l’obésité: parents en surpoids, poids élevé et faible à la naissance, et faible statut socio-économique. On peut ajouter aussi la survenue d’un événement émotionnel comme facteur de risque. Cela peut être quelque chose d’aussi terrible que la perte d’un être cher ou le divorce des parents, ou quelque chose d’aussi insignifiant que la naissance d’un frère ou d’une sœur ou le déménagement dans une nouvelle maison et dans une nouvelle école. Ce qui est important, c’est la façon dont l’enfant est affecté par l’événement. Je suis donc habituellement plus vigilante lorsque ce genre d’événement survient chez un patient.
Les médecins de premier recours doivent être aidés par les systèmes locaux d’assurance, quels qu’ils soient dans les différents pays. Les enfants ne devraient pas disparaître de nos consultations de suivi entre l’âge où les vaccins recommandés sont administrés et l’âge où ils reçoivent le rappel de DTP.
Il devrait y avoir, par exemple, une visite médicale obligatoire (ou du moins fortement recommandée) entre deux et trois ans, consacrée uniquement à tracer la courbe de l’IMC et à vérifier les habitudes alimentaires en détail pour déceler toute erreur. En cas de doute ou de facteur de risque, d’autres visites de suivi devraient être prévues. Le coût de ces visites, effectuées par le médecin qui connaît déjà l’enfant, ne devrait rien coûter, comparé aux coûts du diabète, de l’hypertension artérielle et des autres conséquences de l’obésité chez les jeunes adultes.
Je détecte des enfants avec des rebonds d’adiposité précoces au moins deux fois par semaine. Multipliez cela par le nombre de médecins de premier recours dans chaque pays et il est facile de voir que nous sommes une véritable force contre le problème de l’obésité.

Mieux vaut prévenir que guérir

Nous avons tous réalisé qu’il est presque impossible de guérir l’obésité. Cependant, les médecins de premier recours peuvent facilement prévenir son apparition en surveillant l’IMC dès le plus jeune âge. Ainsi, ils peuvent détecter un rebond précoce de l’adiposité, lorsque le gain de poids excédentaire est encore invisible, et aider les parents à corriger les activités physiques et diététiques. Des mesures de santé publique pourraient aider les médecins de premier recours en mettant en place des visites de contrôle obligatoires entre deux et cinq ans dans le seul but de surveiller l’évolution de l’IMC.

L’essentiel en bref

• Les médecins de premier recours jouent un rôle-clé dans la détection et la prévention de l’obésité infantile.
• Les visites de suivi dès les premières années de vie instaurent la confiance entre pédiatre et famille. Les parents n’étant souvent pas conscients que leur enfant a un problème de poids, il est important de leur en parler.
• Les signes cliniques précoces de l’obésité sont peu visibles. En plus de surveiller la courbe de poids et de taille, il faut tracer la courbe de l’IMC afin de repérer un éventuel rebond d’adiposité précoce.
• Les médecins de premier recours devraient bénéficier de mesures de santé publique rendant obligatoires des visites de contrôle de l’évolution de l’IMC entre deux et cinq ans.

Das Wichtigste in Kürze

• Hausärzte spielen eine Schlüsselrolle bei der Erkennung und Prävention von Fettleibigkeit bei Kleinkindern.
• Kontrollbesuche in den ersten Lebensjahren schaffen Vertrauen zwischen Kinderarzt und Familie. Eltern sind sich oft nicht bewusst, dass ihr Kind ein Gewichtsproblem hat, daher ist es wichtig, mit ihnen darüber zu sprechen.
• Frühe klinische Anzeichen von Fettleibigkeit sind wenig auffällig. Zusätzlich zur Überwachung der Grösse-Gewichts-Kurve muss auch die BMI-Kurve aufgezeichnet werden, um einen allfälligen Wiederanstieg des BMI zu bemerken.
• Die Einführung obligatorischer BMI-Messungen im Alter zwischen 2 und 5 Jahren würde die Arbeit der Hausärztinnen und Hausärzte optimal unterstützen.
Dr Saholy Razafinarivo-­Schoreisz
Place des Mouleurs 4
CH-2822 Courroux
saholy.schoreisz[at]gmail.com
1 Geserick M, Vogel M, Gausche R, Lipek T, et al. Acceleration of BMI in Early Childhood and Risk of Sustained Obesity. 2018. N Engl J Med. 2018;379:1303–12.
2 Berggren S, Roswall J, Alm B, Bergman S, Dahlgren J, Almquist-­Tangen G. Parents with overweight children two and five years of age did not perceive them as weighing too much. Acta Paediatr. 2018;107(6):1060–4. doi: 10.1111/apa.14174.