Interpellant éclairage sur les débats actuels et à venir

En France, un virage bioéthique?

Horizonte
Édition
2019/34
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.18115
Bull Med Suisses. 2019;100(34):1138

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publié le 20.08.2019

Denis Berthiau
Le Virage bioéthique
Paris: L’Harmattan, 2019, 219 pages.
ISBN 978-2343169743
Denis Berthiau est juriste, enseignant-chercheur à l’Université Paris-Descartes; il est depuis 2003 associé au Centre d’éthique clinique de l’Hôpital Cochin, une équipe bien connue, entre autres. Son livre traite de manière approfondie de grands sujets qui font débat notamment dans son pays – où la loi bioéthique devrait connaître une révision importante.
Une introduction et quatre chapitres: 1) La fin de vie ou  le choc des pouvoirs; 2) les interruptions ­volontaires de grossesse ou le choc des détresses; 3) l’assistance médicale à la procréation (AMP) ou le choc des possibilités; 4) la contraception définitive ­(stérilisation) ou le choc des vouloirs.

Le statut de la médecine, ébranlé au XXe siècle

Ce statut a toujours été particulier: «Dès la Renaissance où Ambroise Paré a été autorisé à utiliser des condamnés à mort pour reproduire l’accident dont venait d’être victime Henri II, le postulat que Paré agissait pour le bien était une évidence. La médecine s’inscrivait déjà dans l’histoire sociale comme celle qui sauve [...] Le chirurgien Velpeau disait en 1856 à l’Académie de médecine: ‘Quant à la responsabilité, il ne s’agit pas de perdre de vue que la médecine n’a pas en dehors d’elle de juges compétents et que, pour faire des progrès, il faut qu’elle soit libre’.» Berthiau: «Il s’agissait de calmer les velléités des juges à s’emparer d’une mise en jeu de la responsabilité médicale. Il n’existe alors aucun pouvoir sérieux de contestation.» On voit que la situation n’est plus la même aujourd’hui.
C’est le procès de Nuremberg qui va changer la donne: «Là où il n’y avait que bienfaisance et confiance, s’installe une double méfiance: vis-à-vis du dépassement de la volonté du patient par le médecin et quant à la finalité raisonnable de la pratique. L’ingérence d’un raisonnement éthique s’impose. Ingérence qui devient sociétale.» Toutefois: «De façon récurrente, la performance médicale remettra toujours en cause la légitimité à y mettre des barrières.»

Travail éthique – Nécessaire modestie

Au cours des décennies, j’ai (J. M.) été frappé de voir comment les attitudes prévalentes, et les miennes, pouvaient évoluer rapidement. L’auteur le constate aussi: «La matière incite à la modestie et, surtout, à la perpétuelle remise en question [...] il faut bien se garder de prétendre détenir la vérité. Trop d’évolutions ces trente dernières années montrent que l’absolu n’existe pas.» Plus loin: «Il ne s’agit pas de construire un système irrémédiablement structuré et enfermé dans sa propre logique. Il s’agit plutôt d’organiser des arguments [...] Ni le médecin ni les [multiples professionnels différents] qui se préoccupent légitimement d’éthique ne détiennent les clefs de la totalité des arguments.»
Ethique et droit: «Le droit est une donnée indispensable à l’éthique médicale comme représentant d’une partie de notre vivre ensemble [...] Pour autant, la loi ou le droit n’épuisent pas le raisonnement éthique. Pour une part la bioéthique incite à l’émergence de nouveaux principes.»

Principes et méthode

L’éthique suppose trois actes: l’identification de la balance des arguments, la confrontation de ces arguments et la transparence. Chose à noter chez un ­auteur français, Berthiau a appris à raisonner selon les quatre principes des Américains Beauchamp et Childress, à savoir l’autonomie du patient, la non-malfaisance, la bienfaisance et la justice. Et: «Comme tout le monde, j’ai cherché à contester cette vision un peu rigoriste mais au bout du compte j’y suis toujours revenu.»
«Après tout, l’éthique n’a jamais commandé une unanimité des principes mis en œuvre. Elle est aussi faite de tensions [...] L’important est d’identifier les nœuds éthiques pour les mettre en perspective, afin d’aménager le cadre le plus protecteur possible.»
A propos du principe de justice, qui a typiquement une dimension de santé publique: «L’accès égal pour tous doublé du principe de solidarité implique-t-il que l’on se désintéresse de l’impact d’une décision? Je décide de maintenir en vie cette personne dans un service de réanimation alors que l’arrêt des traitements pourrait intervenir [serait justifié]. Chaque jour passé dans ce service est particulièrement coûteux. Dilué dans la masse, il s’agit d’une goutte d’eau mais jusqu’à quand l’argument peut-il tenir? De plus: en occupant un lit là, n’empêche-t-on pas d’autres patients d’y accéder?»

La fin de vie

L’auteur est une des voix qui, en France, demandent de nouveaux débats, y compris parlementaires, sur la fin de vie. On se souvient du «On meurt mal en France» du Rapport Sicard de décembre 2012; la situation a progressé avec la loi Claeys-Leonetti de 2016 et l’introduction de la sédation profonde et continue jusqu’au ­décès. Berthiau est favorable à l’admission de l’aide à mourir et cas échéant de l’euthanasie (une large majorité de la population le souhaite aussi, selon des sondages crédibles). Il étudie les tensions en France à propos de «laisser mourir» (acceptable) et «faire mourir» (prohibé), alors que, dans la réalité clinique, la limite entre les deux est souvent floue. Tout en présentant des situations qui ont beaucoup fait débattre – et se battre! – dans le passé récent.
Suicide assisté? «Le suicide est une solution que seuls très peu envisagent. Il correspond souvent à un état de souffrance que la médecine avoue ne plus pouvoir soulager. Dans ce cas, c’est aussi à la médecine de s’interroger sur la légitimité de l’abandon de son patient.» Point important: quand le médecin traitant (durant des années, hypothétiquement) refuse d’aider son ­patient, alors que ce dernier demande une aide à mourir, est ­posée la question de savoir si, déclinant cette ultime requête, il ne l’abandonne pas. En rapport avec les principes de Beauchamp et Childress, Berthiau écrit: «Pour moi, l’aide active à mourir se justifie pleinement au regard du principe de non-malfaisance que l’on doit au pati­ent – ou plutôt par l’arrêt de la mal­faisance qu’il y a à le laisser vivre. Il faut la légaliser en l’encadrant.»
«Il n’y a pas d’opposition structurelle ni de contradiction éthique entre soins palliatifs et aide active à mourir.» L’auteur, comme le font des personnalités ­médicales en Suisse, plaide pour une attitude de reconnaissance de l’autre et de possible collaboration entre les milieux concernés. Il traite des directives anticipées, rendues contraignantes pour les soignants par la loi de 2016; il convient d’encourager le public à en établir.

Interruption de grossesse (IVG) et stérilisation

Sur ces thèmes, la posture de l’auteur met fortement en valeur l’autonomie de la personnes, vis-à-vis de qui la meilleure – ou la moins mauvaise – attitude est de faire confiance. En général à son sens, pas de raisons de remettre en cause les demandes. «Il semble bien en réalité que la seule raison valable qui puisse pousser à refu­ser une stérilisation définitive est qu’il y a une contradiction manifeste à l’accepter, par exemple l’état psychique du demandeur. Sinon, c’est bien l’autonomie du demandeur qui comme dans l’IVG guide la matière. Peu importe même que cette demande de stérilisation émane d’une très jeune fille ou d’un très jeune garçon.» Il parle des motifs invoqués, dans sa large expérience, par des jeunes gens pour ne pas vouloir d’enfant (y compris, par les temps qui courent, l’idée que l’avenir du monde est trop sombre). Son argumentation semble extrême mais …*
Ainsi Berthiau met, bien plus que ce n’est le cas général en France, l’accent sur l’autonomie. ll s’appuie sur les piliers devenus classiques de la bioéthique anglo-­saxonne alors que d’autres éthiciens veulent garder, «en faveur» des professionnels – médecins au premier chef, une plus grande latitude d’appréciation voire de jugement – au nom de la compassion qui peut vouloir «moduler»/relativiser l’attitude/volonté exprimée par le malade. Aussi, au nom de principes comme l’indisponibilité du corps humain, ces milieux ne veulent pas de modalités contractualistes à l’anglo-saxonne, dans le domaine de l’AMP par exemple. Les débats vont se poursuivre … quel sera le sens de l’histoire?
Le Virage bioéthique est bien informé, discute de manière détaillée les enjeux – sous leurs multiples facettes et avec des références à des cas précis récents, bien écrit. Très utile tableau de la situation outre-Jura par un juriste-éthicien qui ne cache pas son drapeau, non dogmatique, conséquentialiste et très libéral.
jean.martin[at]saez.ch