L’éthique choisirait les fraises

Zu guter Letzt
Édition
2019/34
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.18089
Bull Med Suisses. 2019;100(34):1140

Affiliations
Dr phil., biol. dipl., direction médicale, resp. du département d’éthique médicale et de la formation postgraduée médicale au sein de l’Insel Gruppe AG (Berne), président de l’association EACME (European Association of Centres of Medical Ethics) et membre de la rédaction Ethique du BMS

Publié le 20.08.2019

Cela m’arrive relativement souvent. La semaine dernière encore. J’ai rencontré quelqu’un que je connais assez bien, et qui m’a salué avec ces mots: «Ah, ça tombe bien. Tu es éthicien. Il faut que tu m’aides. Je n’arrive pas à me décider. Que dois-je faire?» Je ne ­savais naturellement pas du tout de quoi il s’agissait, mais (déformation professionnelle oblige) les pensées ont commencé à se succéder.
Bonnes décisions, valeurs, action juste, ce sont bien ­entendu les thèmes centraux de l’éthique occidentale des 2500 dernières années. Il n’existe pourtant pas de recette miracle universelle pour savoir comment prendre les bonnes décisions. Du point de vue philosophique, la façon de décider dépend évidemment aussi de l’école éthique et philosophique dont on se rapproche, et des théories éthiques auxquelles on adhère. Par exemple, si l’on est un adepte du philosophe de la Grèce antique Aristote, on part du principe que l’on peut s’exercer à prendre des bonnes décisions comme on s’exerce à faire du sport; on distingue les «vertus intellectuelles» des «vertus morales», et on pense que les vertus intellectuelles de l’«intelligence» d’un individu l’aident, après beaucoup d’entraînement, à prendre intuitivement les bonnes décisions et à ajuster les vertus morales. Mais il fut aussi une époque où les courants de pensées, aujourd’hui désignés comme utilitaristes, estimaient que les bonnes décisions étaient celles qui rendaient le plus de personnes possible heureuses. Emmanuel Kant, précurseur essentiel de notre manière continentale d’envisager l’éthique, pense complètement autrement. Pour lui, il existe des principes fixes et irrévocables, et la déontologie exige des décisions conformes à ces principes.
Nous, les professionnels de la santé, tendons plutôt à nous simplifier la vie pour prendre des décisions. ­Entendons-nous bien. Nous partons du concept que le mieux pour le patient ou la patiente est de savoir comment on doit le ou la soigner. C’est pourquoi sa volonté est toujours déterminante quand il s’agit de prendre des décisions médicales. C’est une tout autre question de savoir si les profanes sont en mesure de comprendre comment se présentent les pronostics, diagnostics et traitements médicaux qui les concernent. Parfois, cette critique est prononcée haut et fort. D’un point de vue épistémologique, peut-on compter avec l’autodétermination du patient ou de la patiente? Ne devrait-on pas plutôt mettre au premier plan, dans les décisions, sa vulnérabilité et sa dépendance envers le système de santé? Les membres du corps médical sont-ils conscients du pouvoir, inhérent à leur profession, qu’ils peuvent exercer sur les personnes malades? Ou ne voient-ils pas du tout leur influence implicite sur les processus de décision?
«Alors? Qu’est-ce que je dois décider? Framboise ou vanille?» Je me rends compte à cet instant que je me suis perdu dans mes pensées et que je n’ai pas vraiment écouté mon interlocuteur. Il n’était de toute façon pas sérieux et voulait seulement me faire une plaisanterie. Il me demandait simplement quelle sorte de glace il ­devait prendre, par ce temps de canicule. «Ah, mais que veux-tu, du végane ou des produits issus du développement durable?», lui demandais-je naïvement. Il rit. Ça lui était égal. Quelle sorte de glace l’éthicien recommanderait-il? Je ne trouve plus cela drôle du tout. Toutes les professions sont-elles ainsi sujettes à moquerie, ou est-ce seulement moi? La décision de savoir si je commande framboise ou vanille n’est pas en soi une action morale, sauf si… Peu importe, je ne veux pas repartir dans cette réflexion. Je dois penser à ma fille de cinq ans et imaginer ce qu’elle commanderait. Et je répondis: «Fraise, c’est la fraise qui est éthiquement correcte.» Je ne pus m’empêcher de rire à mon tour.
rouven.porz[at]saez.ch