Liker son médecin sur internet?

Zu guter Letzt
Édition
2019/33
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.18042
Bull Med Suisses. 2019;100(33):1096

Affiliations
Prof. Dr rer. soc., rédacteur culture, histoire, société

Publié le 13.08.2019

Alors que je cherchais une ancienne connaissance sur internet, je suis récemment tombé sur son frère aîné, dentiste en Allemagne. Bien que son cabinet n’ait pas de site, on trouve des avis d’internautes à son sujet. Les uns estiment qu’il est peu raffiné, que c’est une vraie brute. D’autres vantent au contraire sa précaution.
Les médecins ont émis et émettent encore des réserves de fond sur les évaluations en ligne de leurs prestations. Mais ce n’est pas seulement à cause des offenses qu’elles peuvent constituer. Les patients peuvent-ils évaluer correctement des traitements médicaux complexes? Sans compter qu’il est plutôt choquant de voir les notations de médecins aux côtés de celles des «livreurs de pizzas, centres commerciaux et stations de lavage de voitures» [1].
Mais surtout, depuis le XIXe siècle, l’un des principes fondateurs de la politique du corps médical est de défendre le statut de la profession médicale en la valorisant et en lui conférant la plus grande autonomie possible. Ce qui implique avant tout un contrôle par la branche elle-même. Les évaluations extérieures n’ont donc pas leur place. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles, il y a quelques années, le projet d’un Guide Santé des patients et organisations de consommateurs, prévu sans collaboration avec le corps médical suisse, a finalement avorté [2].
De tout temps la clientèle a pourtant évalué les médecins, même sans internet, le plus souvent par le biais du bouche à oreille ou de critiques sur la médecine en général. Avec internet, ces recommandations sont devenues plus «explosives» car plus fréquentes, plus exposées, plus rapides et plus émotionnelles. Les journalistes subissent le même phénomène. S’ils ont toujours reçu des lettres de lecteurs, de nombreux médias peinent aujourd’hui à garder le contrôle sur ces commentaires.
A l’heure actuelle, les médecins du pays tendent toutefois à s’accommoder des évaluations en ligne. La FMH publiera prochainement des recommandations à ce sujet [3].
Qu’on les évite ou qu’on les utilise, les notations en ligne de médecins ou de cabinets sont une tendance qu’il sera difficile d’inverser. Elles reflètent l’ère du numérique et s’inscrivent dans une propension générale à l’évaluation, à l’appréciation, au classement, au résultat et au feedback – et la médecine n’y échappe pas. Certaines évaluations sont même, à leur tour, notées sur internet.
Cela entraîne des phénomènes extrêmes comme le «cybermobbing» ou le «shitstorm». On va jusqu’à attribuer une note aux individus, à l’image de ce que prévoit de faire la Chine et que la série «Black Mirror» sur Netflix dépeint de manière très sombre. D’autres reprochent à cette culture néolibérale obsédée par l’évaluation de pousser les gens à être toujours plus performants.
Les notations font aussi partie du quotidien le plus ban­al. Elles donnent la mesure, servent de repères. Les nouveaux marchés de prestataires privés tels eBay, Airbnb ou Uber fonctionnent uniquement grâce à un système d’évaluations mutuelles. Un modèle d’affaire qui se veut basé sur la confiance: qui n’a jamais choisi un hôtel en fonction des avis de la clientèle?
Plus le nombre de recommandations augmente, plus leur valeur prend de l’importance. Que pensez-vous des évaluations d’hôtels sur TripAdvisor ou HolidayCheck? Vous y fiez-vous vraiment? Vous laissez-vous dissuader par la moindre critique? Vous méfiez-vous des notations particulièrement positives? A force de voir des avis semblables, quels qu’il soient, on tend à s’en distancer et à se faire une idée générale d’un hôtel – ou autre – instinctivement. Ce processus s’apparente en quelque sorte à l’intuition diagnostique qu’acquièrent les médecins expérimentés lors de l’anamnèse.
Digitec, boutique suisse en ligne, vient de lancer une campagne publicitaire qui met en scène des avis de clients, souvent drôles et insolites. Une moquerie, insinuée du bout des lèvres, de ces recommandations. Pour digitec, il s’agit d’«appréciations sincères», mais pas forcément «exactes», les évaluations n’étant jamais «objectives». La plateforme sait évidemment très bien que le contenu de chaque avis n’est pas tout. C’est l’état d’esprit d’une communauté «sincère» qui confère un sentiment de confiance.
Certes, le secteur médical ne fonctionne pas comme Trip­Advisor. Et les notations en ligne ne sont pas près de jouer un rôle essentiel. Mais savoir comment le système de recommandations fonctionne ailleurs permet de mieux comprendre ce qui se passe dans la médecine.
Le cabinet du dentiste susmentionné continuera de tourner malgré l’agacement de l’internaute qui l’a qualifié de rustre.
P.S.: Qu’avez-vous pensé de cet article? «Génial», «instructif», «futile», «n’importe quoi», «je ne sais pas».
eberhard.wolff[at]saez.ch
1 Meienberg O. Arzt-Ent­wertung im Internet. Bull Med Suisses. 2018;99(34):1114–7 (en allemand).
3 Barnikol M, Sojer R, Röthlisberger F.
Aspects juridiques concernant les évaluations sur Internet. 2019;100(19):634–6 (en allemand).