L'importance du rapport Flexner pour la formation médicale

Horizonte
Édition
2019/0102
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.17420
Bull Med Suisses. 2019;100(0102):24-27

Affiliations
Dr méd., psychiatrie et psychothérapie, MAS Health economics and management

Publié le 02.01.2019

L’année passée, l’accréditation des filières de formation médicale a eu lieu en Suisse. C’est l’occasion de se pencher sur la biographie d’Abraham Flexner, scientifique américain de l’éducation, et sur le rapport qu’il a écrit en 1910 au sujet de la formation médicale pour le compte de la Fondation Carnegie pour la promotion de l’enseignement, le «rapport Flexner». Cet essai explore les questions suivantes: Qui était Abraham Flexner? Comment a-t-il obtenu le mandat d’une fondation philanthropique pour rédiger un rapport sur l’éducation médicale? Quelle importance le rapport Flexner a-t-il eu pour l’histoire de la formation médicale?

Qui était Abraham Flexner?

Abraham Flexner est né en 1866 à Louisville, dans le Kentucky. Il était le sixième des neuf enfants de parents juifs immigrés d’Allemagne [1]. Durant la crise finan­cière de 1873, son père a perdu toute sa fortune. Tous les enfants ont dû travailler le plus rapidement possible pour contribuer aux dépenses du ménage, ce qui les a tous beaucoup marqués. Ils ont passé leur vie à essayer d’avoir le plus de succès possible.

Résumé

Le rapport rédigé en 1910 par Abraham Flexner, scientifique américain de l’éducation, portant sur l’éducation médicale et appelé «rapport Flexner», a revêtu une grande importance pour le développement de l’éducation ­médicale dans le monde. Cet article résume la biographie d’Abraham Flexner et décrit comment il en est venu à rédiger ce rapport pour la Fondation Carnegie pour la promotion de l’enseignement. L’impact public du rapport Flexner a été très important. Dans les années suivant sa publication, de nombreuses écoles de médecine des Etats-Unis et du Canada ont fermé ou se sont profondément réformées, l’apprentissage au chevet du patient est devenu essentiel et les facultés de médecine américaines ont reçu leur triple mission: clinique, enseignement et recherche. Flexner n’a pas été seul à l’origine de ces changements, bien que son entêtement et sa volonté politique aient beaucoup contribué. Son rapport a joué un rôle de catalyseur qui a accéléré les réformes déjà initiées au cours des décennies précédentes. Ce rapport est paru à un moment où le public prenait conscience des grandes avancées de la médecine et où la société américaine accueillait favorablement les changements.
Son frère aîné, Jacob, a permis à Abraham d’étudier pendant deux petites années à l’Université Johns Hopkins. C’était, à l’époque, la meilleure université américaine, fondée seulement huit ans auparavant. Il suivait le plus de cours possible et se sentait impliqué dans un changement profond du système éducatif américain. De retour à Louisville, il a enseigné dans une école secondaire. En parallèle, il a donné des leçons privées pour préparer des élèves à l’université et ce, avec beaucoup de succès. Cette activité s’est transformée en une école privée, une entreprise familiale avec deux de ses sœurs comme enseignantes. Cependant, il n’a jamais abandonné son espoir de terminer ses études et d’obtenir un meilleur destin. Son frère ­Simon, à qui il a permis de faire des études de médecine à l’Université Johns Hopkins, est devenu plus tard un pathologiste reconnu. La vie de ces deux frères était étroitement liée. Abraham lisait beaucoup, s’intéressait à la politique et publiait des articles dans les journaux locaux. Le président de l’Université de Harvard, Charles W. Eliot, a repéré Flexner, car il lui recommandait des étudiants particulièrement jeunes et compétents. Eliot l’a encouragé à publier ses idées novatrices en matière d’éducation et l’a assisté plus tard en tant que membre influent du conseil de l’éducation général de la Fondation Rockefeller. En 1898, Flexner a épousé Anne Laziere Crawford, qui était dramaturge à Broadway et financièrement aisée. En 1905, il a pu vendre son école privée et a enfin eu la possibilité de poursuivre ses études [1]. Il a ainsi étudié à Harvard pendant un an, puis deux ans à Berlin et à Heidelberg. De retour en Amérique, il a passé le reste de sa vie à New York, où son frère Simon était devenu directeur du Rockefeller Institute for Medical Research. En 1908, Abraham a écrit son premier livre, The American College: A Criticism, dans lequel il critiquait sévèrement les collèges américains. La Fondation Carnegie lui a ensuite confié le mandat de rédiger un rapport sur l’éducation médicale. Après cela, il a travaillé pendant quinze ans pour la Fondation Rockefeller et à partir de 1930, il est devenu le directeur fondateur de l’Institute for Advanced Study de Princeton où il a recruté le célèbre Albert Einstein émigré de l’Allemagne nazie en 1933, ainsi que d’autres scientifiques en fuite. Flexner est décédé en 1959.
Einstein, Flexner, John R. Hardin et Herbert Maass
posant la première pierre à l’Institute for Advanced Study le 22 mai 1939.

L’éducation médicale au début du XXe siècle

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la médecine a ­réalisé des progrès importants. La pratique médicale s’est modifiée de manière durable par la découverte 
de bactéries comme agents pathogènes des maladies transmissibles, par de nouveaux moyens de prévention des infections et par l’introduction de divers instruments et techniques de laboratoire pour le diagnostic des mala­dies [2]. La médecine est devenue une science clinique. La connaissance dynamique des revues scien­tifiques a remplacé de plus en plus la connaissance ­statique des livres. Les sociétés professionnelles médicales se sont affirmées de plus en plus dans la politique professionnelle et scientifique [3]. Les hôpitaux ont progressivement perdu leur rôle d’asile pour les pauvres et incurables et sont devenus des lieux de traitement de maladies guérissables. Ils se sont positionnés de plus en plus comme centres d’éducation médicale. Les nouvelles connaissances devaient alors être intégrées dans la formation qui devenait de plus en plus complète.
Aux Etats-Unis, les filières de formation médicale existaient depuis le XVIIIe siècle. Jusqu’au début du XXe siècle, elles étaient peu unifiées. Des écoles privées, ­généralement dirigées par cinq à sept médecins et n’ayant aucun lien avec les universités et les hôpitaux, vendaient des cours à des étudiants qui manquaient souvent d’éducation préalable, pour autant qu’ils puissent payer [4]. A partir du milieu du XIXe siècle, la pauvreté de la formation des médecins est devenue de plus en plus évidente, elle ne répondait plus aux normes scientifiques et pédagogiques établies en Europe. En 1876, l’Université Johns Hopkins a créé la première faculté de médecine sur le modèle allemand et a intégré l’hôpital à la faculté de médecine. Elle a joué ­ensuite un rôle de premier plan dans la réforme de l’enseignement médical et a élaboré, avec l’American ­Medical Association (AMA), une étude pilote visant à identifier les éléments clefs d’une réforme destinée aux écoles de médecine de tout le pays.

Le rapport Flexner

De concert avec le Conseil d’éducation médicale de l’AMA, en 1908, la Carnegie Foundation a décidé de mener une étude détaillée sur la formation médicale nord-américaine. Son président, Henry S. Pritchett, a proposé à Abraham Flexner d’écrire le rapport afin qu’il soit rédigé avec le point de vue d’un éducateur impartial et critique et non selon celui des médecins. L’AMA a dissimulé cette coopération, la Fondation Carnegie devant représenter une entité neutre. A partir de 1908, Flexner a visité 155 écoles de médecine aux Etats-Unis et au Canada en l’espace de huit mois, dont certaines à plusieurs reprises. Il a examiné leurs critères d’admission, le nombre de professeurs par rapport au nombre d’étudiants, leurs finances, la disponibilité des laboratoires et l’accès aux hôpitaux [3]. L’utilisation d’un questionnaire standardisé n’était pas encore courante à l’époque. Les écoles ouvraient leurs portes dans l’espoir de recevoir de l’argent de la Fondation Carnegie permettant des réformes [1]. Certains ont demandé des conseils sur la manière de s’améliorer déjà pendant les visites.
Des médecins influents ont contribué à la rédaction du rapport Flexner, en particulier son frère Simon ainsi que William Welch, le premier doyen de la faculté de médecine de l’Université Johns Hopkins. Le rapport a recommandé de fermer 117 des 148 facultés de médecine en Amérique du Nord et ce dans l’intérêt du bien public. En somme, il s’agissait de former moins de ­médecins mais de meilleure qualité. La formation ­devait être intégrée aux universités et être basée sur les connaissances scientifiques. Les centres de formation devaient disposer de laboratoires et de services hospitaliers pour garantir l’accès aux bases scientifiques et aux patients. La formation ne devait plus avoir comme objectif de générer des bénéfices ­financiers. Flexner proposait une nouvelle structure des filières de formation: les futurs médecins devaient apprendre les sciences naturelles de base avant leur admission; le programme devait inclure les techniques fondamentales de laboratoire (anatomie, histologie, physiologie, etc.) au cours des premières années; ensuite, pendant deux ans, les écoles devaient assurer l’activité clinique sous supervision dans les hôpitaux. L’éducation scientifique a ainsi été associée à l’enseignement au chevet du patient, et le learning by doing, qui était une priorité absolue pour Flexner, a été investi d’un rôle clé. Un aspect qui suscita des conflits majeurs avec les médecins lors de sa mise en œuvre 
(y compris le célèbre William Osler) était particulièrement important pour Flexner: les enseignants devaient se consacrer à l’enseignement et la recherche à plein temps et ne devaient pas gagner d’argent pour les soins aux patients.
Abraham Flexner (1866–1959).
Le rapport a connu un retentissement sensationnel dans les médias et le grand public après sa publication. Les reportages publics ont choqué beaucoup de gens. Certaines écoles de médecine ont immédiatement mis en œuvre ses suggestions. D’autres ont fermé. En 1920, il y avait deux fois moins d’écoles de médecine qu’en 1900 [2].

L’impact du rapport Flexner

Dans quelle mesure la fermeture de nombreuses écoles et la réforme des études de médecine de ces années sont attribuables au rapport Flexner est une question qui a été débattue pendant longtemps et fut un sujet de controverse. Abraham Flexner a poursuivi ses objectifs dans la formation avec un esprit entrepreneurial marqué. Personnalité controversée, il était perçu par beaucoup comme dogmatique et autoritaire. Son rapport s’est appuyé sur des propositions de réforme qui avaient déjà occupé une place majeure dans des rapports des facultés de médecine et de l’AMA, et certaines grandes universités les avaient déjà mises en œuvre [2]. Les grands changements ont été réalisés grâce à la participation de divers acteurs: le soutien institutionnel de l’AMA, d’éminents professeurs, des régulations étatiques, les Fondations Carnegie et Rockefeller, ainsi que l’entêtement et la volonté politique d’Abraham Flexner [5].
Il existe aujourd’hui un consensus sur le fait que le rapport Flexner a accéléré les réformes déjà engagées et joué le rôle de catalyseur. Il est apparu au bon endroit et au bon moment, reflétant les vues de nombreux ­médecins qui souhaitaient adapter la formation aux dernières découvertes scientifiques. Flexner a été le ­déclencheur de mouvements puissants qui avaient commencé un demi-siècle auparavant. Plusieurs facteurs y ont contribué: il y avait relativement peu de groupes d’intérêt en dehors de l’AMA à l’époque, de sorte que les propositions du petit groupe de réformateurs pouvaient être mises en œuvre relativement facilement [2]. Flexner n’étant pas médecin, il était mieux à même que les médecins eux-mêmes de s’attaquer aux lacunes qualitatives de la formation. Son style direct, ses critiques acerbes, suscitaient l’attention du public et décrivaient les défauts sans retenue. Mais il n’était pas seulement le porte-parole des médecins qui souhaitaient une réforme, il était également un pédagogue convaincu qui souhaitait créer de nouvelles normes au profit des étudiants et de la protection de la population. Son rapport a été publié au milieu de l’ère progressiste de la politique américaine, qui souhaitait notamment renouveler le système éducatif. A cette époque, le public a pris conscience de tous les progrès réalisés par la médecine et de son potentiel [5].
Andrew Carnegie ne souhaitait pas dépenser plus d’argent dans l’éducation médicale après la publication du rapport, car il y voyait la confirmation que l’éducation médicale était avant tout une activité commerciale [1]. En revanche, la Fondation Rockefeller a découvert un terrain propice à l’investissement et a engagé Abraham Flexner à partir de 1918 en tant que secrétaire de son conseil d’éducation général. Alors que la plupart des écoles de médecine avaient vécu des contributions des étudiants au XIXe siècle, et que le soutien financier du Gouvernement était modeste, la possibilité s’est alors ouverte d’attirer des dons de fondations. Flexner a su tirer profit du moment opportun pour investir des fonds dans la réforme de la formation médicale, grâce à son pouvoir de persuasion [6]. Au cours des 15 années suivantes, il a réussi à piloter plus de 500 millions de dollars Rockefeller (ainsi que de nombreux fonds d’autres donateurs fortunés) dans la modernisation des nouvelles écoles de médecine.
L’historien de la formation médicale, Kenneth M. Ludmerer, qui pense que l’influence de Flexner est généralement surestimée, qualifie la vague de réformes de révolution pendant laquelle un nouveau contrat social s’est établi: la société devait assurer le soutien financier, politique et moral de la formation et de la recherche médicale. En retour, les écoles de médecine devaient servir le public en assurant la qualité de la recherche et des soins médicaux [7]. Ainsi, les facultés de médecine américaines ont reçu leur triple mission qui prévaut encore aujourd’hui dans les hôpitaux universitaires du monde entier: clinique, enseignement et recherche.

Conclusion

Il y a plus de cent ans, l’éducation médicale a été profondément modifiée par une combinaison de cir­constances scientifiques, sociales, politiques et économiques. Depuis lors, elle est plutôt accusée d’être trop guidée par la science (naturelle) et de négliger la vision holistique des personnes et la santé publique [8]. Cependant, la question de la disponibilité des professeurs et des superviseurs revient régulièrement. Les pressions exercées sur la productivité des hôpitaux, la complexité croissante des traitements, la diminution de la durée de séjour et l’implication dans la recherche (qui s’est transférée depuis lors, du lit du patient à la recherche fondamentale) peuvent réduire le temps à disposition pour la formation pré- et postgraduée des médecins [8]. Les parties prenantes sont multiples et les interactions sont devenues plus complexes. Si Abraham Flexner vivait aujourd’hui, il soutiendrait probablement activement les changements en cours [8].
Pas de conflits d’intérêts. Travail effectué au sein du CAS Applied ­History de l’Université de Zurich.
Dr méd. Nathalie Koch
Psychiatrie et psychothérapie, MAS Health economics and management
Adjointe à la Direction ­médicale
Vice-directrice de l’Ecole de formation postgraduée FBM-CHUV
Rue du Bugnon 21
CH-1011 Lausanne
Koch.Nathalie[at]chuv.ch
1 Bonner TN. Iconoclast: Abraham Flexner and a Life in Learning. 2002: Johns Hopkins University Press. eBook edition, Plunkett Lake Press; 2016.
2 Barzansky B. Abraham Flexner and the era of medical education reform. Acad Med. 2010;85(9 Suppl):19–25.
3 Calman K. Medical Education: Past, Present and Future – Handing on learning, E. Churchill Livingstone; 2006.
4 Miller LE, Weiss RM. Medical education reform efforts and failures of U.S. medical schools, 1870–1930. J Hist Med Allied Sci. 2008; 63(3):348–87.
5 Halperin EC, Perman JA, Wilson EA. Abraham Flexner of Kentucky, his report, Medical Education in the United States and Canada, and the historical questions raised by the report. Acad Med. 2010; 85(2):203–10.
6 Markel H. Abraham Flexner and his remarkable report on medical education: a century later. JAMA. 2010;303(9):888–90.
7 Ludmerer KM. Time to Heal – American medical education from the turn of the century to the era of managed care. Oxford University Press; 1999.
8 Cooke M, Irby DM, Sullivan W, Ludmerer KM. American medical education 100 years after the Flexner report. N Engl J Med. 2006; 355(13):1339–44.