La révolution du partage – Pourquoi, comment ?

Zu guter Letzt
Édition
2018/37
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2018.06998
Bull Med Suisses. 2018;99(37):1252

Affiliations
Dr méd., membre de la rédaction

Publié le 12.09.2018

Depuis des années, l’émergence de grands donateurs individuels tels que Bill Gates et Warren Buffett, qui ont lancé en 2010 la charte «The Giving Pledge» et consacrent des milliards à des actions de développement (notamment dans le domaine de la santé, pour Gates), est un phénomène interpelant – y compris pour l’auteur de ces lignes, coopérant durant six ans dans les années 1970 et qui voyait l’aide au développement plutôt comme l’affaire des gouvernements ou d’associations «non per­sonnali­sées». Ce mouvement, un vrai changement de paradigme, auquel s’associent maintenant Jeff Bezos, d’Amazon, et Mark Zuckerberg, de Facebook, est à l’évidence significatif et il ne s’agit pas de s’y montrer hostile – notamment compte tenu de la stagnation, voire la diminution des engagements publics (et même si ces philanthropes décident des objectifs des programmes qu’ils financent, ce qui peut poser question). Dans un article étoffé à ce sujet [1], Julie Rambal relève que la finance nouvelle génération va dans le même sens: «selon un sondage de U.S. Trust, trois quarts des millenials accor­dent la priorité aux objectifs sociaux dès qu’ils investissent».
Dans son numéro du 28 mai 2018 consacré aux «Next Generation Leaders», le magazine Time cite Chris Long, 33 ans, star du football US qui a donné l’entier de son salaire de base 2017, un million de dollars, à des œuvres caritatives, tout en apportant son aide pour rassembler deux millions supplémentaires – affirmant vouloir ­«tirer chaque goutte de mon potentiel pour améliorer les choses autour de moi».
Une telle philanthropie privée n’a pas vocation à être seulement le fait de gens (très) riches. Selon Alexandre Mars, serial entrepreneur français quadragénaire qui a fait fortune en créant et revendant des entreprises aux Etats-Unis et se veut aujourd’hui «activiste du bien social», un mouvement large, sociétal se marque [2]. «Il y a une évolution réelle, une quête de sens de plus en plus partagée. Pas chez un nombre limité de philanthropes mais de nombreuses personnes aimeraient en faire plus, qui auparavant avaient des barrières à le faire […] Les générations précédentes s’intéressaient au moi, à toutes ces choses qui relevaient de notre nombril. Celle qui arrive veut clairement inscrire son histoire dans une optique plus large, elle exige de travailler dans une entreprise qui fait sens. […] Aujourd’hui, la deuxième question qu’un candidat pose dans un entretien d’embauche, ce n’est plus la taille du bureau ou si le bureau donne sur le lac, c’est ‘Quelle est votre ­action sociale?’» [2].
«Cela est en rapport avec ce que nous voyons tous les jours, toutes ces inégalités que nous ne pouvons plus ignorer.» Mars vient de publier La révolution du partage (Flammarion, 2018) et, pour donner aux gens des pistes sur comment s’y prendre pratiquement, il a créé une start-up dénommée Epic.
Peter Singer, le philosophe australien qui enseigne l’éthique à Princeton (et a souvent pris des positions décoiffantes, notamment sur les droits des animaux), s’intéresse au sujet, sur un mode objectif, utilitariste: «L’altruisme efficace est à la fois une philosophie et un mouve­ment social consistant à utiliser une démarche scientifique pour trouver les moyens de faire le maximum de bien […] C’est très bien de donner, mais il faut le faire intelligemment» [3]. Il cite le cas d’un de ses brillants étudiants qui, alors qu’il pouvait faire un doctorat de philo à Oxford, a choisi de se faire embaucher par un cabinet financier de Wall Street, après avoir calculé qu’il pourrait alors donner bien plus à des associations caritatives. Et de mentionner la création par des altruistes efficaces de «meta-charities» qui évaluent le travail d’autres organismes de bienfaisance (des méthodes «froides»… au risque peut-être de dérives technocratiques? – note de J. M.).
Révolution du partage? Well… beaucoup seront d’accord avec l’idée comme principe général, mais il y aura plus de réticences si elle nous touche directement, près de soi et de ses intérêts – le syndrome connu du NIMBY («Not in my backyard» – pas dans mon jardin). Au vu de certaines discussions sur les revenus médicaux, un meilleur partage ne devrait-il pas être réalisé au sein de notre propre profession – les faits montrent que c’est loin d’être facile. Pour avancer dans le bon sens, peut-être avons-nous besoin d’une nouvelle éthique de la créativité, pour laquelle plaide Johan Rochel, jeune juriste et philosophe suisse qui se fait entendre [4]? Ou encore de nous laisser convaincre que l’espèce humaine, plutôt que d’être fatalement marquée par la compé­titivité, voire l’agressivité, est la plus coopérative du monde vivant, comme l’affirment Servigne et Chapelle dans un ouvrage qui retient l’attention [5].
jean.martin[at]saez.ch