Entretien avec Agnes Bäker, professeure assistante en management des organisations à but non ­lucratif à l’Université de Zurich.

«L’évidence plaide pour des médecins aux postes de direction»

FMH
Édition
2017/45
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2017.06129
Bull Med Suisses. 2017;98(45):1487–1489

Affiliations
Dr méd. et lic. phil., rédacteur en chef

Publié le 08.11.2017

Les hôpitaux se portent-ils mieux lorsqu’ils sont dirigés par des médecins? Agnes Bäker, économiste et enseignante à l’Université de Zurich, étudie la question de près. En mai dernier, les délégués à la Chambre médicale ont eu l’occasion de ­découvrir les résultats de ses recherches lors d’un exposé passionnant. Entretien.
Madame Bäker, l’année dernière, vous avez publié avec deux co-auteurs un article intitulé «Why The Best Hospitals Are Managed by Doctors» dans la revue Harvard Business Review. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous pencher sur cette question?
L’idée est venue d’Amanda Goodall, co-auteure de l’article. J’avais invité Amanda à tenir un exposé dans mon ancienne université pour présenter les preuves liées à l’Expert leadership – et notamment son étude ­publiée en 2011 sur la corrélation entre le classement des hôpitaux américains du USNWR1 et le parcours ­médical du CEO. La question des mécanismes à l’œuvre derrière cette forte corrélation m’a immédiatement ­interpellée. Depuis, nous tentons de les élucider, tout d’abord sur le plan théorique, et désormais aussi empirique.
Ce titre implique en particulier que les meilleurs hôpitaux sont dirigés par des médecins. Sur la base de quelles données peut-on avancer cela?
Cette affirmation, qui repose tout d’abord sur un cons­tat, a depuis été étayée par toute une série de données. Amanda s’est basée sur les 100 meilleurs hôpitaux américains selon le classement USNWR de 2009. Une étude publiée récemment de Tasi, Keswani et Bozic (2017) se base sur le classement USNWR de 2015 et met en évidence cette corrélation pour les 115 plus grands ­hôpitaux des Etats-Unis, dont 34 dirigés par des méde­cins. Les auteurs n’ont cependant constaté aucune différence sur le plan économique, mais uniquement en termes de qualité des prestations. Une étude de Kuntz et Scholtes de 2013 a révélé que le nombre de médecins et de soignants par patient est plus élevé dans les hôpitaux dirigés par un médecin à plein temps qu’à temps partiel. Concernant les hôpitaux anglais, Veronesi, Kirkpatrick et Vallascas (2013) ont constaté que plus il y a de médecins dans le conseil de surveillance, plus les performances de l’hôpital sont élevées. Dans leur article de synthèse, Sarto et Veronesi (2016) concluent que l’évidence plaide pour des médecins aux postes de direction des hôpitaux.
Agnes Bäker: «L’expertise clinique s’accompagne d’une gestion des ressources ­humaines et d’un style de direction différents.»
Lorsqu’il est question des «meilleurs hôpitaux», quels critères entrent en ligne de compte?
Les critères diffèrent d’une étude à l’autre. Les études d’Amanda et de Tasi et co-auteurs mesurent la qualité d’un hôpital d’après le classement USNWR. Tasi et co-auteurs tiennent également compte de l’occupation des lits. En revanche, ils n’ont constaté aucune différence significative concernant le bénéfice et la marge bénéficiaire nette. L’étude de Kuntz et Scholtes examine le rapport entre le nombre de médecins et de patients. Le fait que les résultats ne semblent pas dépendre du critère choisi les rend d’autant plus convaincants. En même temps, il faut aussi ajouter que les études ne révèlent pas toutes une différence statistiquement significative pour tous les critères qu’elles analysent.
Les statistiques semblent donc mettre en évidence le lien entre les médecins à la tête d’un hôpital et de meilleures performances. Existe-t-il des indices en faveur d’un lien de causalité ou pourrait-il tout aussi bien s’agir d’une coïncidence?
Je ne crois pas au hasard dans ce contexte, les résultats sont trop reproductibles pour cela. Pour prouver le lien de causalité, il faudrait toutefois mener une ­expérience en attribuant la direction d’hôpitaux de manière aléatoire à des médecins ou à des non-médecins. Malgré des recherches intensives, nous n’avons jusqu’ici trouvé aucun hôpital prêt à tenter l’expérience. La seule alternative qu’il nous reste sont les études de longue durée, dans le but d’analyser les performances d’un hôpital sur le long terme et de les mettre en relation avec les éventuels changements à la tête de l’établissement. Aucune étude de ce type n’a ­encore été menée auprès des hôpitaux. Amanda a néanmoins trouvé des preuves dans ce sens dans un domaine apparenté: la nomination de chercheurs ­renommés à la tête d’une chaire universitaire a un effet positif sur les performances à long terme de la recher­che dans le domaine concerné.
Existe-t-il des données concernant l’impact du Management by doctors sur les différents secteurs d’un hôpital? Quels sont les mécanismes qui font que les patients se portent mieux?
C’est précisément la question de ces mécanismes qui me passionne. Notre dernière étude a montré que l’expertise clinique s’accompagne d’une gestion des ressources humaines et d’un style de direction différents au niveau des cadres intermédiaires dans les hôpitaux. En outre, l’environnement de travail est perçu de manière plus positive par les médecins subordonnés. Il est possible que ces pratiques différentes en matière de gestion du personnel fassent pencher la balance. Cependant, nous pensons qu’aux niveaux hiérarchiques supérieurs, la forte crédibilité d’un CEO qui serait aussi un excel­lent médecin revêt une importance centrale, avec une remise en question moins fréquente de ses décisions par exemple. Mais jusqu’ici, nous n’avons recueilli que des preuves anecdotiques en ce sens.
Qu’en est-il de la performance économique des ­hôpitaux dirigés par des médecins?
L’étude de Tasi, Keswani et Bozic (2017) ne constate ­aucune différence. Ce qui est finalement une bonne chose, car cela signifie que les considérations économiques ne sont pas incompatibles avec une prise en charge optimale des patients.
Revenons au titre de votre article: comment ­expliquer que les hôpitaux dirigés par des médecins sont meilleurs que ceux qui ne le sont pas?
Nous ne pouvons pas (encore) répondre de manière ­définitive à cette question, sachant que tous nos mécanismes théoriques ne peuvent pas être facilement examinés. Il est par exemple difficile de mesurer la crédibilité de la direction, ou encore de motiver le lien précis entre l’expertise clinique de la direction et la qualité des médecins nouvellement engagés. Pour des questions d’affinités, il est possible que les experts cliniques engagent davantage d’experts cliniques – mais pour cette analyse, nous aurions besoin d’informations sur la qualité de l’ensemble des candidatures. Ce que nous pouvons démontrer est qu’avec une direction excellente sur le plan clinique, les médecins sont plus satisfaits des pratiques de la direction et de leur environnement de travail. Ils se sentent mieux protégés contre le mobbing ou la discrimination par exemple. Et l’environnement de travail a aussi un impact sur les performances des médecins et donc de l’hôpital de ­manière générale. Ce qui nous manque encore est le rapport entre les médecins à la tête de l’hôpital et les experts cliniques au niveau des cadres intermédiaires. Nous partons du principe que les pratiques sont transmises du haut vers le bas et qu’une certaine sélection et adaptation ont également lieu étant donné que les échelons supérieurs sont responsables de l’attribution des positions subordonnées.
Les découvertes présentées dans l’article concernant l’Expert leadership sont-elles spécifiques aux médecins ou peuvent-elles être généralisées?
Il faut toujours être prudent lorsqu’il s’agit de généraliser à d’autres contextes. Cependant, il existe désormais certaines données probantes en faveur de l’«Expert leader­ship» dans toute une série de contextes comme les universités, le basketball, la formule 1, et même certaines données recouvrant plusieurs secteurs lors d’enquêtes à large échelle auprès de salariés. Je serais donc tentée de vous répondre oui, la conclusion selon laquelle les experts d’un domaine sont ceteris paribus de meilleurs dirigeants, a une portée générale. En ce qui concerne les mécanismes, nous trouvons des données comparables également dans les universités, ce qui est tout de même un signe en faveur de la généralisation.
Quelles autres découvertes intéressantes aimeriez-vous partager?
Je pense qu’il est important de mentionner que tous les médecins ne sont évidemment pas d’excellents directeurs. Notre modèle théorique tient certes compte des compétences en matière de management et de leadership, mais ce n’est qu’avec notre dernière enquête ­auprès de cliniciens que nous avons pu véritablement ­démontrer que les compétences administratives des médecins dirigeants jouent un rôle décisif dans la satis­faction au travail.
On pourrait en conclure que les hôpitaux devraient engager des médecins comme CEO pour être plus performants. Est-ce juste?
Amanda et ses co-auteurs ont montré que l’engagement de chercheurs renommés permettait d’augmenter les performances de la recherche universitaire. En généralisant ces résultats, on pourrait penser que les hôpitaux auraient tout intérêt à engager des médecins au poste de CEO. Mais jusqu’ici, comme je l’ai expliqué, nous avons uniquement trouvé des preuves de causalité limitées pour les hôpitaux. Par ailleurs, affirmer qu’engager des CEO médecins est la seule solution pour améliorer les performances d’un hôpital me dérange, car ce n’est bien évidemment pas la réalité.
Ces résultats permettent-ils de tirer encore des recommandations pratiques?
Qu’il est important de former les médecins pour les tâches de gestion et pas seulement pour l’activité clinique. Et en parallèle, qu’il faut également se pencher sur le fait que les médecins ne doivent pas craindre pour leur identité de médecin lorsqu’ils envisagent des positions dirigeantes, y compris celle de CEO.
Quelles questions conviendrait-il d’examiner de ­manière plus approfondie lors de prochaines études? Avez-vous déjà des projets?
Mes deux co-auteurs et moi-même sommes impliqués dans divers projets apparentés, dans le cadre desquels nous mettons au point des programmes de management et de leadership pour médecins – tout en les évaluant également sous l’angle scientifique. Nous menons également en parallèle plusieurs projets de recherche qui s’intéressent de plus près à la question du «pourquoi» dans notre article. La question de l’identité de médecin ou de manager et les possibilités de convain­cre les médecins de reprendre des positions de CEO ­seront également abordées dans un prochain projet. 


A propos

Professeure en sciences politiques, Agnes Bäker (1982) occupe depuis mars 2016 le poste de professeure assistante (tenure track) en management des organisations à but non lucratif à l’Université de Zurich. Elle dirige le CAS «Medical Leadership» de l’Institut d’enseignement en économie d’entreprise et le CAS «Aortic Valve Structural Interventions» de l’Hôpital universitaire de ­Zurich – deux programmes adressés aux médecins qui s’in­téressent notamment à l’enseignement de connaissances en mana­gement et de compétences en matière de direction.
bkesseli[at]emh.ch