Travail et suicide

Zu guter Letzt
Édition
2017/45
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2017.06098
Bull Med Suisses. 2017;98(45):1520

Affiliations
Membre de la rédaction

Publié le 08.11.2017

Les articles 23 et 24 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ne traitent pas que du droit au travail, mais aussi des droits fondamentaux dans le monde du travail. Cinquante ans plus tard, la Charte sociale européenne est venue y ajouter le droit au logement. La Suisse n’a toutefois pas souhaité signer cette Charte. Depuis 2009, AvenirSocial mène donc une campagne «Pro charte sociale» pour que ces droits s’appliquent également dans notre pays.
Les déclarations et les lois sont une chose. La réalité politique et économique en est une autre. Bon nombre d’études mettent en lumière le fait que le chômage peut pousser les gens au suicide. D’après l’étude publiée dans le magazine «The Lancet Psychiatry online», un groupe de travail de la clinique psychiatrique universitaire de Zurich est arrivé en 2015 à la conclusion qu’un suicide sur cinq dans le monde était lié au chômage. L’étude la plus minutieuse et la plus citée sur le sujet est un travail commun de la Webster University et de l’université de Portsmouth. Elle a été publiée 
en 2015 également dans Social Science&Medicine, The Impact of fiscal austerity on suicide mortality: Evidence across the Eurozone periphery. Il s’agit du premier travail réalisant une comparaison systématique entre la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Portugal et l’Espagne pour les années 1968 à 2012. L’étude s’intéresse aux conséquences de la politique d’austérité à court, à moyen et à long terme, en tenant compte des différences économiques et socio-démographiques. Les résultats y ont été ventilés par sexe et par tranche d’âge. En s’appuyant sur une solide base de données, le contexte des suicides enregistrés a ensuite été déterminé statistiquement avec la plus haute précision, et des tableaux et graphiques ont été établis. Trois ans après l’instau­ration du programme d’austérité, la courbe des décès a dramatiquement augmenté. En Grèce, on peut littéralement parler d’épidémie: 9,1% des cas de suicide concernent des personnes de plus de 60 ans ayant perdu partiellement ou totalement leur retraite ou leur assurance-santé. Quatre ans après la mise en place de l’austérité, le nombre de suicides s’est envolé dans la tranche des plus de quarante ans, touchant essentiellement les chômeurs isolés de longue durée. En Irlande, alors que le pays enregistrait pourtant une reprise de la croissance économique, le taux de suicides qui avait augmenté de manière drastique n’a cependant pas ­diminué. Lorsque le réseau social est réduit à néant, même une reprise conjoncturelle ne permet plus de ­redresser la situation.
La conclusion est donc la même pour tous les pays: quand l’Etat ne peut ou ne veut pas offrir d’infrastructure sociale ou sanitaire adaptée, la crise financière ­entraîne des changements radicaux au sein de la ­société, lesquels débouchent sur la perte de nombreu­ses vies humaines. Cette fragilité psychique touche les personnes qui ont perdu leur emploi et cherchent de l’aide en vain. Si l’on pense aux conséquences que ces décès entraînent pour les proches ou au taux de chômage chez les jeunes, on comprend vite que les effets à long terme risquent d’être dramatiques. Il est plus que probable que les migrations forcées, la criminalité et les années de vie perdues dans un environnement qui n’offre aucune perspective auront des répercussions sur plusieurs générations.
Ces femmes et ces hommes qui, en perdant leur travail, perdent aussi leurs relations sociales et parfois même leur logement à la suite d’une expulsion forcée, deviennent victimes de troubles psychiques. Le suicide peut alors rapidement apparaître comme l’unique moyen de s’en sortir en toute autonomie. Hartz IV – ou quand la loi nous assassine: cette pensée résonne fréquemment en Allemagne aujourd’hui.
La médicalisation des problèmes de société fait souvent facilement oublier que l’intérêt personnel des ­politiques et des électeurs peut provoquer la détresse des concitoyens. Dans sa critique du capitalisme, Charles Fournier (1772–1837) citait déjà la nécessité d’un revenu de base inconditionnel. Le langage utilisé est certes désuet, mais ses idées, elles, font encore écho ­aujourd’hui.