Gestion des conflits d’intérêts: recommandations de l’Académie Suisse des Sciences Médicales

Elaboration de guidelines et de choosing-wisely-lists

Weitere Organisationen und Institutionen
Édition
2017/23
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2017.05714
Bull Med Suisses. 2017;98(23):716–718

Publié le 07.06.2017

Contexte

Selon la feuille de route «Médecine durable» de l’ASSM, le choix des interventions médicales doit se faire avec mesure. Au lieu de «tout faire et si possible au plus vite», il serait plus indiqué de «faire ce qui est juste et suffisant, mais pas trop». Pour que ces «wise choices» soient possibles, trois conditions doivent être remplies:
– «Des guidelines indépendantes définissent une ‘baseline’ pour la qualité au sens large. La liberté thérapeutique reste garantie – toutefois avec l’obligation de justifier les écarts par rapport aux guidelines.
– Le médecin et le patient prennent les décisions ensemble dans le sens du ‘shared decision making’; cela sous-entend également que les éventuels problèmes (âge, comorbidité) soient discutés et les incertitudes partagées.
– Les conflits d’intérêts doivent être systématiquement révélés et la gestion de ces conflits doit être clarifiée. Cela concerne non seulement l’élaboration de guidelines, mais également le développement de systèmes d’incitation.» (Scheidegger et al. 2012)
De plus en plus, les milieux spécialisés et le grand public prennent conscience que les conflits d’intérêts nuisent à la qualité et à l’équité de la prise en charge médicale. Parallèlement, le droit des patientes et des patients à une information accessible et fondée sur les preuves est reconnu comme le fondement d’une prise de décision partagée (Shared Decision Making) (Gerber et al. 2016). Les guidelines et les choosing-wisely-lists contenant des informations et des évaluations faussées portent préjudice aux patients. Au regard de l’augmentation des dépenses de santé et de la pression politique pour la maîtrise des coûts, on peut s’attendre à ce que les guidelines et les choosing-wisely-lists fassent dorénavant l’objet d’une attention accrue. Le développement de produits transparents et de haute qualité, conformes aux standards internationaux en est d’autant plus important. Ainsi, l’acceptation au sein du corps médical et la crédibilité dans l’opinion publique peuvent être influencées positivement.

Recommandations

Le développement de guidelines est fastidieux, mais il contribue à optimiser les processus, à éviter les divergences injustifiées dans la pratique médicale et à améliorer les résultats des traitements (Rodney/Feder 1998, Hostettler et al. 2014). Les guidelines de mauvaise qualité impliquent non seulement un gaspillage de ressources, mais peuvent au pire avoir des effets négatifs sur la prise en charge. Ainsi, les outils destinés à l’évaluation de la qualité des guidelines vérifient également la gestion des conflits d’intérêts. L’instrument AGREE II (Appraisal of Guidelines for Research and Education), qui est adapté aux directives cliniques, précise deux points dans le domaine de l’«editorial independence»: «There should be an explicit statement that the views or interests of the funding body have not influenced the final recommendation» et «There should be an explicit statement that all group members have declared whether they have any competing interests». Une gestion des conflits d’intérêts clairement définie et réfléchie peut ainsi contribuer de manière significative à la qualité d’une guideline.

Définition de la notion de «conflits d’intérêts»

En référence à la définition de l’IOM (Lo et al. 2009), basée sur Thompson (1993), les conflits d’intérêts peuvent être définis comme «une série de conditions selon lesquelles un jugement ou un acte professionnel concernant un intérêt primaire tend à être indûment influencé par un intérêt secondaire» (Strech et al. 2011). Les liens d’intérêts peuvent, mais ne doivent pas obligatoirement induire des conflits d’intérêts. Les conflits d’intérêts peuvent concerner l’individu ou l’institution dans laquelle il exerce («conflits d’intérêts institutionnels»). Il arrive souvent que les conflits d’intérêts influencent inconsciemment le jugement. Il n’y a donc aucune volonté consciente de fausser ou de négliger certains faits; on parle alors de «bias blind spot» (Lieb et al. 2011). L’élément décisif du concept de «bias blind spot» est le fait que les personnes en situation de conflits d’intérêts arrivent à un jugement faussé sans en avoir conscience et ne reconnaissent pas ce jugement faussé lorsque l’on attire leur attention sur ce fait – ils ne «voient» réellement pas la distorsion, d’où la métaphore de l’angle mort de Fleck (Ehrlinger/Gilovich/Ross 2005). Il importe toutefois de noter que les répercussions des liens d’intérêts (par ex. un avantage financier) peuvent se manifester de manière très différente et que la vulnérabilité aux distorsions du jugement peut varier d’une personne à l’autre.
Les conflits d’intérêts ne sont pas forcément de nature financière. Les conflits d’intérêts immatériels (participation à des projets de ­recherche ou à des projets de publication, gain ou perte de notoriété, confirmation ou remise en question de sa propre position, etc.) peuvent également influencer la perception et le comportement. Quelquefois on fait une distinction entre les conflits d’intérêts financiers directs et les conflits d’intérêts indirects, qui pourraient apporter indirectement des avantages financiers, par exemple par une promotion (Schünemann et al. 2015). Seuls le biais d’intérêts concernant la thématique ou la mission en question sont importants.

Principes

La littérature offre de nombreux exemples de situations de conflits d’intérêts pouvant se ­répercuter sur le comportement du médecin (par ex. sur les prescriptions, les transferts, etc.) (cf. à ce sujet Reinhart et al. 2009). On sait aussi que de nombreux présidents ou membres de commissions chargées d’élaborer des directives présentent des conflits d’intérêts (Lenzer et al. 2013, Moynihan et al. 2013) et que ceux-ci peuvent se répercuter sur les recommandations; il est toutefois nécessaire d’approfondir les recherches sur cette question (Norris et al. 2011). Le travail d’élabo­ration de directives est exigeant, comme le ­formule le GRADE Working Group: «Guideline panels should consider all the relevant factors (criteria) that influence a decision or recommendation in a structured, explicit, and transparent way and provide clinicians with clear and actionable recommendations» (Coelle-Alonso et al. 2016). La partialité pouvant résulter des conflits d’intérêts peut compromettre sérieusement ce travail. Dès lors, la question de savoir selon quels principes les conflits d’intérêts doivent être gérés revêt une importance capitale.
Les principes évoqués concernent la publication, la prévention et la gestion des conflits d’intérêts (Lo et al. 2009, Lieb et al. 2011). La sen­sibilisation à cette problématique constitue une autre stratégie à développer en amont. L’un des objectifs des présentes recommandations est cette sensibilisation.
Publication des conflits d’intérêts: En vertu du principe de transparence, les conflits d’intérêts doivent être révélés. Ce principe s’applique aussi bien aux membres individuels qu’au financement de l’élaboration de guidelines. Habituellement ce processus est soutenu avec des formulaires contenant des questions ciblées. Quelquefois, la publication se limite aux contributions financières, laissant ainsi d’autres conflits d’intérêts – tout aussi importants – se perdre de vue. Selon le principe de documentation, les prestations doivent être consignées par écrit, de telle façon qu’il soit possible de reconstituer par la suite la ­nature de la contribution, son objectif et les prestations concrètement fournies (AWMF 2010).
Afin d’accélérer la publication, un article du British Medical Journal avait proposé que les guidelines soient toujours publiées avec une guideline panel review. Cette review devrait être attentive aux «red flags» suivants: le sponsor est une société de discipline qui obtient des fonds substantiels de l’industrie; le sponsor est une entreprise ou bien il est inconnu; le président de la commission a des conflits d’intérêts financiers; certains indices montrent que le choix des membres de la commission était ciblé de telle façon qu’ils défendent certaines positions; aucun expert en méthodologie n’a été consulté pour évaluer les preuves; il n’y a pas eu de review externe; aucun expert non médical ou représentant des patients n’a été sollicité (Lenzer et al. 2013).
Prévention: Ce paragraphe englobe diverses stratégies. D’une part, les conflits d’intérêts peuvent être éliminés avant le début de l’élaboration d’une directive, par ex. le membre concerné se retire de l’Advisory Board («divestment»). D’autre part, les personnes présentant des conflits d’intérêts significatifs peuvent être exclues ou non admises («prohibition/exclusion») dans la commission chargée de l’élaboration des directives. L’Institute of Medicine va encore plus loin: «Groups that develop clinical practice guidelines should generally exclude as panel members individuals with conflicts of inter­est and should not accept direct funding for clinical practice guideline development from medical product companies or company foundations.» Ce n’est qu’à titre exceptionnel, en l’absence de toute autre alternative, que des membres en situation de conflits d’intérêts sont admis dans la commission; ils doivent néanmoins rester minoritaires. Toutefois, s’agissant du/de la président/e, aucune exception n’est admise. Comme alternative possible au refus d’admission dans la commission, la personne concernée pourrait être consultée comme expert externe ou être exclue des votes.
Management: Il n’est pas toujours possible d’éviter les conflits d’intérêts des personnes participant aux processus d’élaboration des directives; il s’agit alors de clarifier de quelle manière ceux-ci peuvent être évalués et gérés. Les contributions financières sont évaluées selon le principe de la séparation – elles doivent être indépendantes du travail effectué au sein de la commission 
et du positionnement par rapport au contenu – et selon le principe de l’équivalence qui exige que les prestations et leurs contreparties soient proportionnelles (AWMF 2010). Pour gérer des conflits d’intérêts dans une commission, il est possible de recourir à des facteurs protecteurs des biais, tels que par exemple une composition interdisciplinaire et interprofessionnelle de la commission, dont les membres défendent une pluralité de points de vue; la référence systématique aux données probantes à disposition; le recours à des procédures structurées de la recherche de consensus; le recours à des méthodologistes et des modérateurs indépendants et une évaluation externe et/ou une consultation publique (Kopp 2015). Ainsi il peut être possible, du moins en partie, d’intégrer des positions soumises à des conflits d’intérêts ou de les mettre en perspective.
On peut également citer des principes pour l’élaboration respectivement l’évaluation de réglementations des conflits d’intérêts (Lo et al. 2009): le principe de la proportionnalité qui interroge sur l’efficacité des stratégies mises en place pour gérer les conflits d’intérêts; le principe de la transparence qui exige que la réglementation soit comprise et accessible; le principe de la responsabilité qui exige que le responsable de la mise en œuvre et de l’actualisation de la directive soit mentionné; ainsi que le principe de la loyauté selon lequel la réglementation doit s’appliquer à tous de manière équitable.

Garde-fous

Les guidelines représentent d’importantes aides à l’orientation dans la pratique clinique. Comme le montrent les initiatives «Choosing Wisely», les processus soutenus par les sociétés de disciplines scientifiques sont susceptibles de déclencher une dynamique importante et de gagner l’acceptation au sein du corps médical. En Suisse, il arrive souvent que des guidelines internationales soient reprises. Mais ce processus exige généralement une adaptation aux conditions du système de santé suisse et un processus de consentement au sein des sociétés de discipline nationales. Ainsi, le développement d’un cadre pour les guidelines est également intéressant pour la Suisse.
La gestion des conflits d’intérêts représente l’un des aspects d’un tel cadre pour le développement de guidelines. Les garde-fous mentionnés ci-après (GF) partent du principe que les conflits d’intérêts ne peuvent pas être totalement évités dans le travail de guidelines et qu’il est indiqué d’avoir une approche nuancée pouvant englober autant d’expertises que possible, sans devoir prendre en compte des distorsions du contenu dues à des conflits d’intérêts. Les garde-fous sont compatibles avec les principes du Guidelines International Network (GIN) (Schünemann et al. 2015).
GF1: La sensibilisation à cette problématique est l’une des conditions préalables à une ­gestion efficace des conflits d’intérêts qui ne s’épuise pas en formalités. Dans toute ­commission, des intérêts divergents, parfois contradictoires, sont représentés. Toutefois, les conflits d’intérêts sont susceptibles de mettre en péril la qualité du travail de guidelines – tout particulièrement en cas de gestion insuffisante et de composition déséquilibrée du groupe. Les conflits d’intérêts comportent un risque de partialité que la personne concernée ne peut corriger elle-même que partiellement. Ces «bias blind spot» empêchent souvent de percevoir les distorsions de sa propre perception et de son propre jugement ou les sous-estiment.
GF2: La publication des intérêts est une question d’intégrité professionnelle. Elle se fait à l’aide de formulaires appropriés avec des questions ciblées sur différents types d’intérêts. En cas de conflits d’intérêts au sein de la commission de guidelines, ceux-ci doivent être révélés au groupe, tout comme les changements tels que les nouveaux liens d’intérêts. Les déclarations d’intérêts doivent être systématiquement rendues accessibles avec la guideline, les auteurs et une documentation sur le processus d’élaboration.
GF3: Les personnes qui participent à l’élabo­ration des guidelines ne présentent pas de conflits d’intérêts majeurs susceptibles d’influencer le travail de la commission. Il est également important que la composition du groupe de travail soit équilibrée. L’évaluation des conflits d’intérêts doit toutefois se faire avec mesure: tous les conflits d’intérêts n’affectent pas l’élaboration d’une guideline et certains d’entre eux sont si insignifiants qu’il ne doivent pas nécessairement conduire à l’exclusion de la commission. Il est conseillé d’adopter un système hiérarchisé qui refuse tout conflit d’intérêts pour le président et son suppléant, qui prévoit une limitation du droit de vote pour les membres en cas de conflit d’intérêts modéré et le recours à des personnes aux conflits d’intérêts plus sévères uniquement comme experts externes en cas de besoin. L’organisation concernée doit définir en toute transparence qui réalisera l’évaluation et de quelle manière sont réglés les éventuels recours.
GF4: Le processus de guideline est soutenu par une institution indépendante. En aucun cas, le financement du développement de guidelines ne doit entraîner des conflits d’intérêts. Le respect de la réglementation des conflits d’intérêts est assuré par un service d’enregistrement des travaux, une revue externe avant la publication ou un Oversight Committee.
GF5: La gestion des conflits d’intérêts exige un management actif. Dès lors, il importe que la direction respectivement la modération de la commission de guidelines ne présente aucun conflit d’intérêt. Il s’agit par exemple de décider de l’exclusion de membres individuels des évaluations ou des votes. Les règles de ­récusation doivent être définies de manière transparente au préalable. Parallèlement, des facteurs protecteurs doivent être exploités, par exemple en ramenant la discussion à des données probantes ou par une recherche structurée de consensus.
GF6: Les perspectives des patients et de leur environnement doivent être prises en compte dans le développement de guidelines. Si des représentants de patients sont membres de la commission, les conflits d’intérêts doivent être vérifiés comme pour tous les autres membres de la commission. On peut aussi envisager l’élaboration de versions de guidelines pour les patients, afin de faciliter l’accès aux personnes non initiées.
GF7: La possibilité de commenter les guidelines dans le sens d’une post-publication review est envisagée. Les guidelines doivent être mises à jour régulièrement. Non seulement le développement de guidelines, mais également leur diffusion et leur implémen­tation peuvent être exposées à des conflits d’intérêts; c’est pourquoi une évaluation de ces phases est souhaitable au moins pour les guide­lines dont l’impact attendu est élevé.
ASSM
Maison des académies
Laupenstrasse 1
CH-3001 Berne
mail[at]samw.ch