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Triage et formation postgraduée pendant le COVID-19
a MA, collaboratrice scientifique, Consumer Behavior EPFZ; b Dre, Senior Researcher, Consumer Behavior EPFZ; c Prof. phil., professeur Consumer Behavior EPFZ; d Dre méd., p.-d. et MME, présidente de l’ISFM
Pénurie de ressources L’enquête annuelle sur la formation postgraduée est menée depuis 2003 par la chaire Consumer Behavior de l’EPF de Zurich. Elle contribue de façon importante à garantir la qualité de la formation postgraduée. En plus des questions d’ordre général, l’édition 2022 s’est intéressée tout particulièrement au triage pendant la pandémie de COVID-19.
Dès le début de la pandémie de COVID-19, la question du triage a donné lieu à de nombreuses discussions. Le nombre élevé d’infections a conduit à un afflux de patients dans les hôpitaux suisses. Afin de pouvoir décider de la marche à suivre en cas de pénurie de ressources (par exemple en cas de nombre limité de lits de soins intensifs disponibles), l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM) et la Société suisse de médecine intensive (SSI) ont élaboré des directives pour toute la Suisse [1, 2].
Introduire de nouvelles directives est généralement un lent processus, et la mise en œuvre prend donc du temps. C’est en 2013 que les directives sur le triage en cas de pénurie de ressources ont été publiées, sans jamais avoir eu besoin d’être appliquées [3]. Au début de la pandémie, une révision de ces directives par une équipe interprofessionnelle d’expertes et d’experts issus de différentes disciplines médicales, en particulier de la médecine intensive et de l’éthique médicale, a eu lieu en l’espace de quelques jours. Les directives de l’ASSM ont ensuite été révisées à plusieurs reprises, leur formulation a été clarifiée et elles ont été davantage étayées. Les nouvelles directives publiées en mars 2020 ont permis de définir des critères homogènes concernant l’admission et le maintien en soins intensifs [4, 5]. En cas de pénurie de ressources dans les hôpitaux, diverses mesures peuvent être appliquées. Dans un premier temps, les traitements non urgents sont reportés. Dans un deuxième temps, les patients sont transférés dans un autre hôpital afin d’éliminer de manière ciblée les goulets d’étranglement. Ce n’est que lorsque ces deux mesures ne suffisent plus que le triage s’opère et qu’il devient nécessaire de prendre des décisions concrètes pour déterminer qui se verra attribuer une place aux soins intensifs. Les personnes qui ont le plus de chances de guérir grâce à un traitement intensif et dont le pronostic est mauvais en l’absence d’un traitement sont prioritaires. D’autres critères sont également pris en compte, tels que les ressources nécessaires et les facteurs de risque spécifiques à la patiente ou au patient, comme la fragilité liée à l’âge. Disposer de critères clairs a rassuré de nombreux professionnels de la santé, notamment dans le domaine des urgences et des soins intensifs.


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La formation médicale postgraduée a fortement souffert de la pression pendant la pandémie de COVID-19 et de nombreux médecins en formation ont expliqué que l’enseignement a été difficile [6]. Durant cette période exceptionnelle, il aurait cependant été capital que les recommandations de triage soient connues de l’ensemble des équipes et suivies en conséquence. Mais comment faire connaître un tel document alors que, dans le même temps, de nombreux canaux de la formation postgraduée n’étaient plus disponibles en raison de la surcharge de travail?
Afin de savoir si la question du triage en cas de pénurie exceptionnelle de ressources a été discutée dans le cadre de la formation postgraduée et si les directives de l’ASSM ont été appliquées dans les établissements de formation postgraduée, le module variable 2022 de l’enquête annuelle menée auprès des médecins en formation et des responsables d’établissement s’y est intéressé de près.
Méthode et questionnaire
Lors de l’édition 2022, les 13 146 médecins inscrits en formation postgraduée ont reçu un questionnaire, et 9224 l’ont retourné, ce qui correspond à un taux de réponse de 70,2%. Dans le cadre du relevé statistique 2022, 1582 responsables d’établissement de formation postgraduée ont également participé à l’enquête (taux de réponse: 96%). La procédure suivie ainsi que le taux de réponse étaient identiques à ceux des années précédentes [6].
Dans le module «Triage», les personnes participantes ont été priées d’évaluer deux affirmations sur le thème du triage en rapport avec la formation médicale postgraduée: la première concernait l’existence d’une discussion ouverte sur le thème du triage en cas de pénurie exceptionnelle de ressources dans l’établissement de formation et la seconde, l’application des directives de l’ASSM. Ces deux questions ont été posées aussi bien aux médecins en formation qu’aux responsables d’établissement.
Résultats
Plus de la moitié des responsables d’établissement ont indiqué qu’une discussion ouverte sur le thème du triage en cas de pénurie exceptionnelle de ressources avait eu lieu dans leur établissement. C’est en médecine intensive que les responsables ont le plus souvent affirmé que le sujet avait été ouvertement discuté (79%). En chirurgie orthopédique, ce n’est le cas que pour 51% d’entre eux. Quant aux médecins en formation postgraduée, à la différence des responsables d’établissement, seul environ un quart d’entre eux étaient d’accord avec cette affirmation. C’est également en médecine intensive que la plupart ont répondu par l’affirmative (36%). Dans l’ensemble, une grande partie des médecins en formation ont indiqué qu’ils ne savaient pas si une discussion ouverte sur le triage avait eu lieu dans leur établissement de formation.


La réponse à la deuxième question, à savoir si les directives de triage de l’ASSM ont été appliquées dans l’établissement de formation, révèle de grandes différences entre les disciplines. Alors qu’en psychiatrie, seul un tiers environ des responsables ont indiqué que les directives de triage avaient été appliquées, ils sont 67% en médecine intensive à le confirmer. La proportion de médecins en formation répondant à la question par un «Ne sait pas» est encore plus élevée pour la deuxième question que pour la première. Ici, en moyenne 4 médecins en formation sur 5 ont répondu qu’ils ne savaient pas. En gynécologie, seuls 9% des médecins en formation ont indiqué que les directives de triage avaient été appliquées. C’est en médecine intensive que ce taux est le plus élevé, avec 26% de réponses positives.


Discussion
L’exemple des directives de l’ASSM sur le triage en cas de pénurie de ressources montre clairement à quel point la formation postgraduée a souffert de la pandémie: non seulement les informations évoquées dans l’enquête auraient été essentielles pour le travail des médecins en formation, mais elles auraient également été une excellente occasion d’aborder des thèmes tels que les questions éthiques et les positions morales. Or c’est précisément pour cette raison que les ressources ont manqué. Maintenant que la pandémie est terminée, cette question pourrait être abordée dans le sens d’une analyse rétrospective.
Les résultats de l’enquête montrent avant tout que le thème du triage en cas de pénurie exceptionnelle de ressources ainsi que l’application des directives de l’ASSM ont été abordés différemment selon la discipline. Ces différences s’expliquent en grande partie par le fait que les différentes disciplines ont été confrontées à des patients COVID à des degrés divers. Ce sont les équipes des services d’urgences et de soins intensifs qui ont été le plus en contact avec ces patients. Les résultats le reflètent également: c’est aussi en médecine intensive que le thème du triage a été le plus souvent discuté et que les directives de l’ASSM ont été le plus souvent appliquées. En revanche, les spécialités chirurgicales ont dû se confronter beaucoup moins à la nécessité de prendre des décisions concernant la pénurie de ressources. Cela se reflète par exemple dans le fait qu’en chirurgie orthopédique, seuls 51% des responsables d’établissement ont indiqué qu’il y avait eu une discussion ouverte sur le thème du triage.
Les résultats montrent en outre que les réponses des responsables des établissements de formation postgraduée diffèrent nettement de celles des médecins en formation. La majorité des responsables ont indiqué que le thème du triage avait été discuté dans leur établissement, alors que seul un quart environ des médecins en formation ont répondu par l’affirmative. Plus de la moitié des médecins en formation ont répondu qu’ils ne savaient pas si une discussion ouverte avait eu lieu dans leur établissement. Les différences sont encore plus importantes entre les réponses à la question de savoir si les directives de l’ASSM ont été appliquées dans les établissements de formation postgraduée. Un facteur important de la divergence d’appréciation entre les médecins en formation et les responsables d’établissement pourrait être le fait que souvent, les formatrices et formateurs donnent certes l’exemple dans les questions éthiques, mais ne les abordent et ne les discutent pas explicitement avec les médecins en formation. Ce phénomène, en discussion depuis de nombreuses années, est appelé «hidden curriculum» [7, 8]. Tant les formatrices et formateurs que les médecins en formation doivent être attentifs à ces aspects de la formation postgraduée et devraient être en mesure de les aborder. Il existe de nombreux instruments disponibles à cet effet, mais il semble que l’aspect le plus important soit la sensibilisation de l’ensemble des acteurs [9, 10].
Les canaux de la formation médicale postgraduée devraient être utilisés pour traiter de manière approfondie les thèmes importants et interdisciplinaires actuels, tant avec les médecins en formation postgraduée qu’avec les formatrices et formateurs. Aborder ouvertement les questions éthiques et les attitudes face à certains questionnements et en discuter ensemble devrait faire partie intégrante de la formation postgraduée.
Adresse de correspondance
larissa.luchsinger[at]hest.ethz.ch
Références
1 Jakob D, Kündig P, Thomasin R, Stettler S, Brodmann, M. Formation médicale postgraduée et continue en période de COVID. Bull Med Suisses. 2021;102(18):602-604.
2 Hurst SA, Ackermann S, Filipovic M, Heise A, Krones T, Rütsche B, et al. Triage en soins intensifs en cas de pénurie exceptionnelle des ressources. Orientation pour la mise en œuvre du chapitre 9.3. des directives «Mesures de soins intensifs» (2013). 2021.
3 ASSM. Directives «Mesures de soins intensifs»: version définitive. Bull Med Suisses. 2013;94(24):917–931.
4 Salathé M. Directives sur le tri des patients aux soins intensifs. Bull Med Suisses. 2020;101(15-16):536.
5 Rütsche B, Fellman W, Aebi-Müller R, Schüpfer G. Verschiebung planbarer Eingriffe bei Ressourcenknappheit. Schweizerische Ärztezeitung. 2021;102(25):852-855. (uniquement en allemand)
6 Luchsinger L, Berthold A, Brodmann M, Siegrist M. Influence de la pandémie sur la formation postgraduée. Bull Med Suisses. 2022;103(38):36-39.
7 Hafferty FW, Franks R. The hidden curriculum, ethics teaching, and the structure of medical education. Academic Medicine. 1994;69:861–871.
8 Hafferty FW, O’Donnell JF, editors. The hidden curriculum in health professional education. Dartmouth College Press; 2014.
9 Mulder H, Ter Braak E, Chen HC, Ten Cate O. Addressing the hidden curriculum in the clinical workplace: A practical tool for trainees and faculty. Medical teacher. 2019;41(1):36-43.
10 Gonzalez CM, Lypson ML, Sukhera J. Twelve tips for teaching implicit bias recognition and management. Medical Teacher. 2021;43(12):1368-1373.
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