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À 65 ans, c’est loin d’être la fin
Démographie L’âge moyen des médecins en Suisse augmente. Beaucoup continuent d’exercer bien après 65 ans. Si des obstacles administratifs leur barrent parfois la route, les praticiens âgés restent néanmoins souvent un atout pour la patientèle – et pour le système de santé.
Cette jeune médecin veut m’opérer? A-t-elle au moins son diplôme en poche? Et ce médecin âgé, connaît-il les dernières directives? Il est sûrement resté au fax! Soyons honnêtes: aucun d’entre nous n’est à l’abri de ces clichés générationnels. «L’homme pense en catégories», constate la psychologue Anja Mücke. Professeure d’économie à la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse, elle mène des recherches sur l’âge et le monde du travail. Selon elle, il est essentiel de prendre conscience de ces stéréotypes et de les mettre en perspective, car «ils ne sont d’aucune aide». Car c’est un fait: de plus en plus de médecins travaillent aujourd’hui bien après l’âge de la retraite.


© Vadimgozhda / Dreamstime
Performants plus longtemps
L’âge moyen des quelque 40 000 médecins actifs est de 50 ans, comme le montrent les statistiques médicales de la FMH en 2022 [1]. Il y a vingt ans, l’âge moyen était de 45 ans. Depuis, il est en hausse constante. Actuellement, un médecin sur quatre a plus de 60 ans. 4900 d’entre eux exercent encore après l’âge officiel de la retraite, soit bien plus qu’il y a dix ans. Ces mêmes statistiques comptabilisent 657 praticiens de plus de 75 ans, 318 de plus de 80 ans et 20 de plus de 90 ans.
Le vieillissement du corps médical a d’abord une cause d’ordre purement démographique: la génération des baby-boomers, nés entre 1946 et 1964, arrive à l’âge de la retraite. «Ils forment un groupe important», souligne Anja Mücke. Et comme ils sont suivis par des générations moins nombreuses, leur proportion augmente dans nombre de métiers. Dans le même temps, ils sont de plus en plus à continuer à travailler après l’âge de la retraite: selon l’Enquête suisse sur la population active, près de 18% étaient âgés de 65 à 74 ans en 2020, contre 12% en 2005 [2]. Cette évolution sociétale est particulièrement visible au niveau du corps médical car le métier est plus facile à circonscrire que d’autres, explique Anja Mücke.
Selon elle, les motivations à poursuivre une activité sont multiples: le plaisir d’effectuer un travail intéressant, le caractère social et la poursuite d’une activité lucrative. Les médecins indépendants sont en général actifs plus longtemps que les salariés, notamment parce qu’aucun règlement du personnel ne leur impose un âge de départ à la retraite. Néanmoins, l’experte précise que ces personnes souhaitent travailler différemment, avec plus de flexibilité, à temps partiel – non plus du matin au soir – et en choisissant leurs tâches. Il est avéré que la Suisse a l’une des plus longues espérances de vie en bonne santé au monde [3]. On conserve donc ses capacités plus longtemps, et les baby-boomers redéfinissent le concept de «vieillesse».
Une bonne chose pour le système de santé
Pour la présidente de la FMH, Yvonne Gilli, c’est une chance que tant de médecins continuent à exercer après 65 ans car, selon elle, «les médecins âgés aident à garantir la continuité des soins pour les années à venir». Le départ en retraite des baby-boomers accélère la pénurie de médecins de famille et impacte aussi les spécialités. En psychiatrie et en psychothérapie, il y a déjà une forte proportion de médecins ayant l’âge de la retraite. De même, de nombreux médecins de famille repoussent régulièrement leur départ à la retraite faute de successeur.
Grâce à ces départs tardifs, les zones rurales et périphériques sont pour le moment épargnées par la pénurie et la patientèle n’a pas encore à trouver de nouveau médecin de famille, explique Tobias Bär, porte-parole de la Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé. À la campagne, des médecins de plus de 80 ans sont encore en exercice. Leurs patientes et patients les plus âgés apprécient d’être soignés le plus longtemps possible par leur généraliste habituel, constate Yvonne Gilli. D’autres praticiens, d’un âge certain, ne soignent plus que leur famille. Dans tous les cas, ils doivent posséder une autorisation cantonale afin de satisfaire aux conditions légales. «Cela implique de continuer à se former pour maintenir ses connaissances à jour», souligne Yvonne Gilli.
«Senior Docs» en action
À 74 ans, Bernhard Keller est de ceux qui n’ont pas raccroché la blouse à 65 ans. Il a pourtant pu céder son cabinet de Pratteln (BL) à deux successeuses, ce qui tient du miracle. «Mais ça me démangeait de continuer», confie-t-il. Après quelques missions bénévoles dans des bidonvilles au Bangladesh et en Inde, il fait des remplacements dans des cabinets de la région de Bâle. Il assure l’intérim lors de vacances ou d’absences maladie, ou en cas d’urgence, pour trois semaines, voire trois mois, comme c’est arrivé. Un salaire fixe à la demi-journée, très peu d’administratif, un temps pleinement dédié à la patientèle: «J’ai beaucoup aimé ça.»
La demande est telle qu’en 2014, le Bâlois monte la plateforme «Rent a Senior Doc» [4]. Il convainc d’autres collègues retraités de se rendre disponibles pour soutenir les cabinets médicaux. Selon Bernhard Keller, l’expérience confère aux médecins plus âgés une aisance certaine, qui contribue aussi à réduire les coûts: «En cas de douleurs au dos, on ne prescrit par exemple pas tout de suite une IRM.» Il a cessé ses remplacements l’an dernier, à 73 ans – pour ne pas retomber dans une routine. De plus, il constatait qu’il n’était plus tout à fait à jour en matière de nouveaux médicaments. «Il faut savoir s’auto-évaluer honnêtement», dit-il. Pour lui, il était temps d’arrêter.
Quand il faut s’arrêter à 80 ans
Gontran Sennwald, spécialiste en chirurgie de la main et orthopédie, est toujours actif. Il a fêté ses 80 ans cette année. Son intérêt pour la chirurgie de la main remonte à ses années d’études: «C’était à l’époque un domaine très délaissé.» Le chirurgien exerçait jusqu’à il y a peu dans une clinique privée de La Chaux-de-Fonds (NE). Il effectuait jusqu’à vingt opérations par mois. Gontran Sennwald confie: «J’aime être là pour mes patients et ils me font confiance.» L’échange avec ses collègues lui manquerait aussi s’il n’exerçait plus.
Depuis ses 70 ans, Gontran Sennwald doit fournir régulièrement aux autorités neuchâteloises un certificat médical attestant de ses capacités physiques et intellectuelles. Cela n’a jamais été un souci pour lui: «J’ai la grande chance d’être en bonne santé.» Il s’entretient par la pratique de la course à pied, du ski et du vélo. Son dernier certificat médical est à nouveau excellent. Mais Gontran Sennwald n’a toutefois, depuis ce dernier anniversaire, plus le droit d’exercer à Neuchâtel. La raison: le canton renouvelle l’autorisation jusqu’à 80 ans maximum – comme le prescrit la loi neuchâteloise sur la santé [5].
Surveillance oui, limite d’âge non
Gontran Sennwald a décidé de faire appel de cette décision auprès du tribunal cantonal. Celui-ci a argué que le canton était en droit de fixer une limite d’âge quand il l’estimait nécessaire pour des raisons de sécurité en matière de soins médicaux. «Du jour au lendemain, je suis manifestement devenu un médecin dangereux», constate amèrement Gontran Sennwald.
Il ne semble pourtant pas manquer de recul sur lui-même. Ses nombreuses années de pratique médicale lui ont appris l’humilité, dit-il: «On sent quand on n’est plus au niveau.» Il ne conteste pas les contrôles de santé exigés par l’administration. Il reconnaît qu’il doit y avoir une certaine surveillance, et l’évaluation se fait sur la base de critères objectifs.
Mais l’âge limite imposé par Neuchâtel lui paraît arbitraire, voire discriminant, et représente donc un problème de société. L’âge est assimilé, sans distinction, à l’incompétence. Alors que les courbes épidémiologiques d’augmentation de l’incidence de certaines maladies en vieillissant ne disent rien des situations individuelles, souligne-t-il: «Les gens vieillissent de façons très diverses.»
Le spécialiste de la main travaille donc à présent à temps partiel dans son cabinet bernois. Le canton de Berne n’a pas de limite d’âge pour l’exercice de la médecine. Gontran Sennwald envisage d’arrêter son activité fin 2024. Il a passé un accord avec sa secrétaire médicale: «Elle doit me prévenir dès qu’elle remarque des étourderies de ma part.»
Des différences selon les cantons
Au niveau fédéral, la fixation d’une limite d’âge pour les médecins n’a jamais obtenu de majorité. Et les cantons ont des politiques diverses en la matière. Quand on passe en revue les 26 lois sur la santé, on note que Berne est libéral et Neuchâtel particulièrement sévère. À partir de 70 ans, dans la majorité des cantons, les médecins doivent demander une prolongation de leur autorisation d’exercer et prouver leur aptitude via un certificat médical – à intervalles réguliers, mais sans limite d’âge fixe. Le canton de Soleure, qui débat depuis plusieurs années de la révision de la loi sur la santé, a relevé à 75 ans l’âge à partir duquel il faut montrer patte blanche.
La Prof. ém. Dre Pasqualina Perrig-Chiello, chercheuse sur le vieillissement à l’Université de Berne, soutient cette position. Elle trouverait plus adapté de mettre en place un contrôle à partir de 75 ans plutôt qu’à 70. Mais elle précise aussi qu’il est difficile d’émettre un postulat général «car il existe au niveau des individus d’énormes différences, qui ont tendance à s’accentuer avec l’âge». De même, le domaine médical est multidisciplinaire. Un chirurgien doit avoir la main sûre, être capable de réagir rapidement, bien voir et bien entendre: «Toutes ces choses, qui s’émoussent avec l’âge, sont moins déterminantes pour un médecin de famille.» Quelle que soit leur spécialité, les praticiens âgés ont l’avantage de l’expérience professionnelle, qui doit néanmoins s’accompagner d’une formation continue, du fait de la rapidité des évolutions technologiques et de l’obsolescence des connaissances.
«La qualité est décisive»
Un certain contrôle par l’entourage peut aussi se mettre en place. Si un médecin n’était clairement plus en capacité d’exercer, cela n’échapperait pas aux patientes et aux patients ou aux collègues. Les autorités de surveillance entendraient parler de défaillances. «C’est la qualité qui est décisive et non l’âge en valeur absolue», affirme Yvonne Gilli.
Elle salue le fait que la génération de médecins concernée mette le sujet sur la table. Selon elle, il faudrait demander régulièrement des attestations de formation continue plutôt que des certificats médicaux. Les démarches nécessaires pour obtenir ces certificats effraient, alors qu’il est dans l’intérêt de la Suisse de garder ses médecins en activité après l’âge de la retraite: «Les instances politiques doivent créer des conditions-cadres adaptées.»
Globalement, on accorde trop peu d’attention à l’organisation des carrières tardives, estime Anja Mücke sur la base de ses études. C’est selon elle un sujet sur lequel doivent aussi se pencher les employeurs et les associations professionnelles. Les médecins eux-mêmes, salariés et indépendants, doivent faire un point au plus tard à 57 ou 58 ans et se demander comment ils envisagent leurs futures années de pratique. «Et pour cela, il vaut la peine d’élargir l’angle de vision», conseille-t-elle. Car, pour les médecins souhaitant une retraite active, il y aurait plusieurs possibilités de continuer à s’investir. Notamment en tant qu’experte ou expert au sein de commissions, dans la formation ou comme consultante ou consultant en salle d’opération. Leur savoir dans le domaine de la santé serait ainsi perpétué.
Références
1 https://fmh.ch/fr/themes/statistique-medicale/statistique-medicale-fmh.cfm
2 https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/actualites/quoi-de-neuf.gnpdetail.2021-0460.html
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