«Le COVID-19 est devenu un compagnon de l’humanité»

Interview
Édition
2023/2728
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21941
Bull Med Suisses. 2023;104(2728):16-20

Publié le 05.07.2023

Recherche Deux grands programmes de recherche suisses scrutent les aspects autant biomédicaux que sociaux du SARS-CoV-2. Pour leurs représentants, Marcel Salathé et Samia Hurst-Majno, ces travaux pourraient nous aider à mieux gérer les futures crises sanitaires.
Le COVID-19 est toujours parmi nous, mais a entièrement disparu du discours public. Faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter?
Samia Hurst-Majno (SHM): Ce changement s’explique notamment par le fait que nous sommes sortis de cette première phase avec une nouvelle maladie contre laquelle notre système immunitaire était entièrement naïf. Le fait que l’on n’en parle plus pose problème: des gens continuent de mourir du COVID-19, de tomber malades et de développer un COVID long. Les conséquences sociales ne sont pas toutes réglées, notamment en ce qui concerne l’assurance-invalidité. Ces victimes risquent d’être oubliées.
Êtes-vous personnellement soulagés d’être sortis de cette situation d’urgence surmédiatisée?
Marcel Salathé (MS): Oui, je suis content de pouvoir travailler sans avoir le couteau sous la gorge. Durant les premières années de la pandémie, je ressentais une forte pression à constamment trouver très vite de nouvelles solutions, en travaillant pratiquement tous les week-ends.
SHM: Je suis aussi soulagée, c’était une terrible charge de travail. Mais d’un autre côté, je reste inquiète: nous n’avons pas tiré toutes les leçons de la pandémie et risquons de ne pas prendre toutes les mesures pour nous préparer à la prochaine crise.
Prof. Dr Marcel Salathé
Professeur d’épidémiologie à l’EPFL, président du comité de direction du PNR 78 qui étudie les questions biomédicales du COVID-19. Il a travaillé au sein de la Task Force scientifique COVID-19, qui a conseillé le gouvernement entre 2020 et 2022.
Prof. Dre méd. Samia Hurst-Majno
Professeure de bioéthique à l’Université de Genève, représentante du comité de direction du PNR 80 abordant les questions sociales liées à la pandémie. Elle a également œuvré au sein de la Task Force scientifique COVID-19.
© Valentin Flauraud
De quelles connaissances avons-nous encore besoin sur le COVID-19?
MS: Ses effets à long terme, notamment le COVID long, sont un aspect crucial. Par définition, ils ont besoin de temps pour être étudiés. Le virus va rester avec nous durant des décennies ou même des siècles, il est devenu un compagnon de l’humanité. Cela nous offre une occasion unique d’étudier l’intégration d’un pathogène dans la population humaine. Nous devons suivre attentivement le SARS-CoV-2, qui pourrait être dormant à l’instar du virus varicelle zona ou d’Epstein-Barr. Un point important est que la Suisse mette en place des études de cohorte rassemblant des dizaines de milliers de participants. Elles pourraient nous livrer des informations très précieuses lorsque la prochaine épidémie frappera.
Comment vos recherches menées sur le COVID-19 pourraient aider à mieux réagir à un nouveau pathogène?
MS: De nombreux résultats pourront être appliqués à d’autres pathogènes. Un projet du PNR 78 a par exemple développé une méthode pour réaliser un test sérologique à la maison à partir d’une goutte de sang séchée. Cette technique permettrait de suivre efficacement la progression d’une épidémie, ce qui est crucial pour que le gouvernement puisse prendre les bonnes mesures. Une autre équipe a lancé un essai clinique de phase 1 pour évaluer un vaccin nasal, qui pourrait être très efficace contre des virus respiratoires se multipliant dans les muqueuses du nez. Une autre recherche a développé des marqueurs immunologiques – des anticorps – pour évaluer les risques de développer un COVID long. De tels syndromes post-viraux se manifestent également avec d’autres virus respiratoires tels que la grippe.
Vous allez présenter les résultats du programme cet été. Avez-vous pu tirer des leçons globales ou s’agira-t-il plutôt d’une accumulation de recherches peu connectées entre elles?
MS: Les deux. D’un côté, le programme a été conçu pour aborder un large éventail de questions, de la biologie et la pathologie du SARS-CoV-2 à de nouvelles approches épidémiologiques en passant par le développement de vaccins, de thérapies et d’outils diagnostics. D’un autre côté, nous formulerons des recommandations à l’attention des instances politiques présentant une vision synthétique. Un exemple: nous avons mené ces travaux durant une situation de crise sous de nombreuses contraintes. Qu’avons-nous appris de cette expérience? Serions-nous capables de progresser aussi rapidement également dans une situation normale?

PNR 78 et 80: 53 projets de recherche sur le COVID-19

Les programmes nationaux de recherche PNR ​78 «COVID-19» et PNR 80 «COVID-19 et société» doivent apporter des connaissances sur le SARS-CoV-2 et la gestion de la pandémie. Les 28 projets du PNR 78 se concentrent sur les aspects biomédicaux du COVID-19. Financé à hauteur de 20 millions de francs, le programme a débuté en 2020 et présentera ses résultats en été 2023. Avec un budget de 14 millions, le PNR 80 coordonne 25 projets touchant les aspects sociétaux de la pandémie tels que la gouvernance, l’économie, l’éducation, le travail les médias et la cohésion sociale. Ils ont démarré fin 2022 et se poursuivront jusqu’à fin 2025.
Le second programme, le PNR 80, a été lancé trois ans plus tard pour se concentrer sur les sciences sociales et humaines. Pourquoi n’avaient-elles pas été incluses directement dans le premier programme?
SHM: Notre communauté s’est manifestée lors du lancement du PNR 78, mais il est apparu clairement que l’accent portait sur la recherche biomédicale. Cela dit, ce décalage temporel peut être intéressant car les effets sociaux de la pandémie s’étalent davantage dans le temps, et les étudier ces trois prochaines années contribuera à éviter qu’ils ne tombent dans l’oubli. Mais il nous faut aussi aller au-delà des disciplines, car gérer une pandémie nécessite forcément une approche transdisciplinaire qui rassemble médecine, économie, biologie ou encore informatique, sociologie, droit et éthique.
Mais une généticienne est-elle vraiment prête à voir son projet questionné par un sociologue dans le cadre d’un projet interdisciplinaire?
MS: Les projets vraiment transdisciplinaires sont difficiles, il ne faut pas se voiler la face. Il faut avoir un certain caractère et beaucoup de volonté, on doit être prêt à se confronter à des manières très différentes d’appréhender la science. C’est quelque chose que j’aime faire, notamment car c’est là où se passent les choses les plus intéressantes. Mais je ne suis pas certain d’être représentatif. Nous avons récemment tenu une conférence conjointe aux deux PNR et, pour être honnête, les avis étaient partagés. Certains scientifiques ont beaucoup apprécié les échanges avec les autres disciplines, d’autres moins.
Les recherches sur le COVID-19 pourraient aider à mieux réagir face à de nouveaux pathogènes.
© Valentin Flauraud
Le PNR 80 est très large, avec des recherches sur la gouvernance, l’économie, l’impact social, les médias. Voyez-vous une lacune dans l’horizon couvert par le programme?
SHM: Un seul peut-être: nous n’avons pas reçu beaucoup de projets désirant étudier l’impact de l’épidémie sur certains sous-groupes de populations, par exemple les gens en situation de handicap. Or, non seulement les personnes vulnérables sont impactées plus durement que les autres, mais leur expérience peut nous alerter sur les domaines où la protection par la société s’avère fragile.
Vous avez tous deux participé à la Swiss National COVID-19 Science Task Force qui a conseillé le gouvernement durant la pandémie. On a souvent eu l’impression que ses recommandations peinaient à se faire une place dans les décisions politiques.
MS: Je vois les scientifiques comme des fermiers du savoir. Notre mission est de produire des connaissances de bonne qualité. Libre ensuite à la société de les utiliser ou pas – elle peut aussi préférer la junk food à des légumes frais… Il est important d’avoir les structures en place permettant aux connaissances scientifiques d’être prises en compte dans les processus de décision. Durant la pandémie, les gens ont semble-t-il découvert que les scientifiques étaient également des êtres humains et des citoyens avec des opinions politiques… Je démissionnerais tout de suite si on devait interdire aux chercheurs d’exprimer leur opinion!
SHM: Choisir de ne pas dire ce que l’on sait par peur de heurter certaines sensibilités serait une très mauvaise idée. Il faut simplement rappeler que la société peut prendre des décisions librement. Il est normal qu’il y ait des désaccords sur les priorités et sur les décisions. Même s’il s’agit d’une attitude imprudente, une société peut même choisir d’ignorer les faits. Ce qu’il ne faut pas faire, c’est d’en inventer. La réalité est têtue et les décisions sociétales ont besoin d’un minimum d’honnêteté.
Un projet du PNR 80 désire «améliorer les conditions institutionnelles de la gouvernance des crises en Suisse». Cela ne risque-t-il pas de hérisser la politique, qui s’est souvent plainte durant la pandémie d’une ingérence des scientifiques dans ses affaires?
SHM: C’est un sujet d’étude scientifique légitime, et il est important. Comment les institutions fonctionnent-elles? Quels facteurs favorisent ou entravent leur capacité à protéger certains droits? Il est difficile d’apprendre sur le tas à partir des crises vécues, car celles-ci sont rares, heureusement. Les responsables politiques doivent donc également avoir accès à des connaissances issues de ce type de recherche afin de pouvoir, s’ils le souhaitent, en tenir compte.
Ces recherches sociologiques sur la pandémie pourraient-elles nous aider à mieux affronter les autres crises, comme celle du climat?
SHM: Peut-être, c’est un espoir en tout cas. Les études menées dans le cadre du PNR 80 pourraient effectivement générer dans certains cas des leçons globales, notamment sur la façon dont les groupes de population sont différemment touchés par une crise sociétale et par les mesures prises pour y faire face. Un thème important est la manière dont les organisations collectives arrivent – ou non – à préserver la confiance durant une crise. Il nous faut mieux comprendre ce qui influence la cohésion de la population. On sait d’études précédentes que, sur le plan international, on trouve parmi les personnes ayant protesté contre les mesures liées au COVID-19 davantage de gens qui avaient déjà peu confiance en la société avant la pandémie. Et ce parfois de manière compréhensible, car la société avait pu dans certains cas ne pas se montrer entièrement digne de confiance dans ses interactions avec eux. Mieux comprendre ce genre de mécanismes pourrait aider à limiter ou dépasser certaines fractures.
Vos recherches ont-elles l’impact espéré sur la pratique médicale?
MS: Nos équipes incluent bien entendu de nombreux professionnels de la santé. On a vu durant la pandémie des différences d’opinions entre science et pratique médicale. Personnellement, j’ai été parfois un peu choqué d’entendre des médecins rejeter complètement les connaissances scientifiques, mais j’interagis rarement avec de telles personnes. Je serais heureux de voir une collaboration plus étroite entre scientifiques et médecins.
SHM: Des initiatives intéressantes ont été lancées tôt dans la crise. À Genève, l’Institut universitaire de médecine de famille et de l’enfance a par exemple mis en place des rencontres en ligne pour tenir au courant les médecins en cabinet de l’avancée des connaissances sur la maladie. Mais faciliter le transfert des résultats de la recherche à la pratique reste difficile. La formation médicale devrait inclure la culture scientifique de manière plus explicite – c’est quelque chose que nous avons récemment mis en place à Genève.
La santé publique, en tant qu’action concertée et domaine de recherche, est souvent jugée insuffisante en Suisse.
MS: Nous avons en effet encore beaucoup de peine à coordonner les différents acteurs. L’épidémiologie reste peu enseignée et pratiquée, alors qu’elle parle d’un point essentiel de la médecine. Comment savons-nous ce que nous savons? Quelles approches marchent ou pas, quand et pour qui?
SHM: Les spécialistes pensaient depuis de nombreuses années que le système de santé suisse ne serait pas vraiment prêt à faire face à une pandémie. Ce qui a été réalisé est remarquable, mais il faut clairement renforcer la santé publique dans notre pays. Nous pourrions nous permettre d’être meilleurs sur ce point aussi.