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Édition
2023/22
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21842
Bull Med Suisses. 2023;104(22):12-17

Publié le 31.05.2023

Technologie L’intelligence artificielle (IA) va-t-elle changer le visage de la médecine? Elle réussit d’ores et déjà des examens et pourra peut-être un jour développer ses propres définitions de la santé et de la maladie. Entretien avec Michael Krauthammer, professeur d’informatique médicale.
Tout le monde parle de l’intelligence artificielle, encore plus depuis ChatGPT. L’IA est-elle en train de franchir une nouvelle étape?
Oui, on peut dire ça. En 2015, l’intelligence artificielle a atteint, voire dépassé, le niveau de l’humain en matière d’analyse d’images, c’est-à-dire lorsqu’il s’agit de reconnaître des objets sur des images. Aujourd’hui, grâce à la technologie GPT inédite, elle a atteint un niveau inégalé en matière de compréhension et de création de textes.
L’IA peut-elle à présent «penser» ou se contente-t-elle de collecter ce qu’elle trouve sur Internet?
L’intelligence artificielle ne peut pas penser par elle-même dans le sens d’une pensée créative dont nous, les humains, sommes capables. Mais elle va bien au-delà d’une simple collecte d’informations. Avec GPT, elle a fait un grand pas en avant dans la reproduction de fonctions de pensée humaine simples. Grâce à son immense savoir – l’IA a accès à toutes les connaissances disponibles sur Internet –, elle peut par exemple établir des comparaisons. Et même si elle fait encore des erreurs, comme l’ont révélé les expériences avec ChatGPT, l’intelligence artificielle arrive manifestement à des résultats pertinents dans de nombreux cas.
Qu’en est-il de l’intelligence artificielle en médecine?
Plusieurs études [1] ont récemment montré que, lorsqu’on lui demande de répondre aux questions de l’examen de médecine aux États-Unis, l’intelligence artificielle a désormais un taux de réussite comparable à ceux des étudiants. L’IA est aujourd’hui aussi fréquemment utilisée dans l’analyse d’imagerie médicale, notamment en radiologie et en pathologie, afin de détecter des modifications du cerveau ou des tumeurs. Et les résultats sont probants. Le principe est le suivant: on alimente l’intelligence artificielle avec une multitude d’exemples de cas, on lui fait résoudre des exercices et on lui donne un feed-back sur ses réponses justes et ses réponses fausses. Ces corrections permettent notamment d’adapter l’IA aux besoins médicaux.
Michael Krauthammer est professeur d’informatique médicale à l’Université de Zurich et affilié à l’Hôpital universitaire de Zurich. Après ses études de médecine à Zurich, il s’est consacré à l’informatique biomédicale et a travaillé entre autres à la Columbia University de New York et à la Yale University School of Medicine. En 2022, il a aidé la FMH à élaborer sa prise de position sur l’intelligence artificielle dans le quotidien médical [5].
© Nicolas Zonvi
Mis à part l’imagerie médicale, comment l’intelligence artificielle peut-elle être utilisée en médecine?
L’intelligence artificielle peut être utile pour s’attaquer à plusieurs problèmes actuels auxquels le système de santé est confronté. Elle peut soulager les professionnels de santé des tâches de routine, permettant ainsi de lutter contre la pénurie de personnel qualifié et d’améliorer la satisfaction au travail. Elle peut en outre contribuer à améliorer la qualité de la médecine, à réduire les coûts grâce à des processus plus efficaces et à permettre des innovations – dans le développement de nouveaux médicaments, par exemple.
Michael Krauthammer pense que l’intelligence artificielle recommandera des mesures préventives avant qu’une maladie ne se présente.
© Nicolas Zonvi
Votre équipe de recherche développe des applications IA. Comment contribuent-elles concrètement à apporter de telles améliorations?
Je vais vous donner quelques exemples de notre collaboration avec l’Hôpital universitaire de Zurich. En analysant l’imagerie médicale, une de nos applications contribue à améliorer le diagnostic médical et le traitement: nous avons développé des algorithmes qui détectent de manière précoce les séquelles d’une maladie rhumatismale sur les images [2].
L’un des atouts de l’intelligence artificielle réside dans sa faculté à prédire l’évolution de la maladie sur la base des données des patientes et patients. Dans le cadre d’un nouveau projet, nous cherchons à prédire, avec l’aide d’algorithmes, le risque de délire après une opération. Voilà deux exemples qui portent sur l’aspect de la qualité.
Une autre application a pour but de soulager les médecins des tâches de routine. À partir d’un grand nombre de radiographies du thorax, nous développons une IA qui génère des rapports médicaux automatisés [3]. Pour ce faire, nous utilisons une combinaison d’analyse de l’imagerie et de technologie GPT pour générer un texte.
Ces applications seront-elles bientôt utilisées dans la pratique?
Nous sommes actuellement dans la phase de recherche. Dans le cadre des projets en rhumatologie et en radiologie, nous avons déjà pu montrer que le principe fonctionne et qu’il fournit de bons résultats. La prochaine étape consistera à valider la technologie dans des études cliniques.
Dans quelle mesure les applications IA sont-elles déjà autorisées en médecine?
Nous devons faire une distinction entre deux types d’applications. Celles où l’IA assiste l’humain, qui continue à prendre les décisions, et celles où l’IA décide de façon autonome. Aujourd’hui, seuls les systèmes d’assistance sont autorisés – ou presque. Il existe aux États-Unis quelques rares exceptions de systèmes autonomes, avec des risques faibles pour l’humain. Point intéressant: les recherches menées à ce jour montrent que l’on obtient les meilleurs résultats grâce à une synergie entre les compétences humaines et celles des machines. Dans le cadre d’études [4], l’assistance de l’IA a par exemple permis d’améliorer la détection de fractures sur des radiographies.
Quels dangers voyez-vous dans l’IA? On dit souvent que les algorithmes sont une «boîte noire» et on critique leurs distorsions.
Effectivement. On sait par exemple que l’IA est passée à côté de fractures manifestes dans certains rares cas. Mais l’être humain fait lui aussi des erreurs, connaît des distorsions cognitives et ne peut pas toujours expliquer ses décisions de manière rationnelle. On peut alors se demander s’il n’y a pas deux poids deux mesures entre l’Homme et l’IA. L’être humain n’est pas parfait, l’intelligence artificielle ne le sera probablement jamais non plus. La question centrale pour nous est la suivante: pouvons-nous nous fier à l’intelligence artificielle?
Et quelle est la réponse?
Nous pouvons en tout cas avoir des attentes à son égard. L’intelligence artificielle doit fournir des résultats solides, fiables et reproductibles. Et à l’avenir, elle devra moins avoir ce côté «boîte noire» et être en mesure d’expliquer comment elle en arrive à ses conclusions. Par ailleurs, nous pourrons escompter des indications sur le degré de certitude de ses résultats. Au lieu de «Une fracture osseuse est visible sur cette image», nous voulons entendre: «Avec une probabilité de 95%, une fracture osseuse est visible.» Au niveau technique, il reste beaucoup à faire pour optimiser l’IA. On peut par exemple augmenter sa fiabilité en développant une IA avec les données d’un hôpital à Zurich et en la testant ensuite avec les données d’un hôpital à Bâle.
Quel sera à l’avenir le rôle de l’intelligence artificielle dans la médecine?
Je pense que dans un avenir proche, l’IA assumera uniquement des tâches clairement définies pour assister les professionnels. Elle pourra également contribuer à l’assurance qualité en surveillant en arrière-plan les processus médicaux et en coordonnant de manière plus ciblée la prise en charge des urgences. L’étape suivante consistera à se charger de diagnostics de routine.
Et dans un futur plus lointain?
La recherche essaie, entre autres, de simuler l’être humain avec des «jumeaux numériques» dans un modèle virtuel. L’idée est de contribuer à prévenir des maladies, les détecter de manière précoce, mais également à déterminer au préalable l’efficacité des thérapies. J’imagine que l’intelligence artificielle atteindra de nouvelles dimensions dans ce domaine.
Qu’entendez-vous par là?
L’IA développera peut-être ses propres définitions de la santé et de la maladie. Prenons l’exemple de la démence. Cette maladie a été définie par l’être humain. Mais l’IA trouvera peut-être chez des personnes encore en bonne santé des déséquilibres dans certains paramètres physiologiques qui, selon ses données, sont associés au risque de démence. En conséquence, elle recommandera des mesures préventives avant qu’une maladie définie par l’être humain ne se présente. J’imagine que dans un avenir plus lointain, nous ne pourrons pas comprendre tout ce que l’IA nous proposera, car elle ne travaillera plus sur la base de notre représentation actuelle de la médecine. Il est donc d’autant plus important que l’intelligence artificielle explique comment elle parvient à ses conclusions.
L’IA va-t-elle évoluer vers des formes de plus en plus autonomes?
Vraisemblablement. Pour l’instant, il est certainement judicieux que l’être humain reste présent et prenne la décision finale, par exemple lors d’un diagnostic ou d’un traitement. Il doit contrôler si l’affirmation de l’IA est plausible ou non. En ce qui concerne des formes plus autonomes, nous devons d’abord développer des processus qui surveillent en permanence le bon fonctionnement de l’IA. L’intelligence artificielle est très sensible aux changements dans le système, quand un appareil de radiologie est remplacé, par exemple. Il est donc important de vérifier régulièrement les recommandations fondées sur l’IA avec des études cliniques. Les bases seront ainsi posées pour pouvoir utiliser des systèmes autonomes. La FMH a d’ailleurs récemment fixé des garde-fous en la matière dans une prise de position [5].
Que pensent les médecins de l’IA?
En parlant avec eux, je constate un intérêt croissant et une plus grande ouverture à l’utilisation de l’IA dans les milieux médicaux. Je pense que cela est lié au fait que les professionnels de santé sont sous pression et souffrent notamment d’une charge administrative importante. Ils voient dans l’IA la possibilité d’être soulagés dans leur travail et d’avoir ainsi plus de temps à consacrer à la patientèle. Cela me paraît réaliste. Une chose est sûre: l’humain et les relations humaines seront toujours nécessaires en médecine. En revanche, l’IA va certainement bouleverser les hiérarchies.
C’est-à-dire?
Après Internet, l’intelligence artificielle est la prochaine évolution qui mettra fin au monopole du savoir des médecins. Une étude [6] a récemment révélé que Chat GPT peut fournir des réponses plus équilibrées – mais étonnamment aussi plus empathiques – que des spécialistes à des questions de santé classiques. Par ailleurs, patientes et patients utiliseront de plus en plus des applications d’IA pour surveiller leur état de santé. Comme prochaine étape, je peux tout à fait imaginer que les gens puissent gérer eux-mêmes des situations simples avec l’aide de l’IA, en ayant notamment recours à l’automédication. Nous devons nous poser la question, en tant que société, si nous souhaitons aller dans cette direction. Tout en ayant conscience que nous avons besoin de nouvelles idées pour soulager le système de santé et économiser des coûts.
Le débat sur la réglementation juridique de l’intelligence artificielle bat son plein en Suisse, au sein de l’UE et dans le monde entier. De quoi avons-nous besoin?
Sur le plan juridique, je vois deux points. L’un concerne la protection des données et de la vie privée. L’autre porte sur une utilisation juste de l’IA. La transparence est capitale – également vis-à-vis des médecins. Si les hôpitaux ont recours à des systèmes d’intelligence artificielle en arrière-plan pour assurer la qualité, cela doit être clairement communiqué au personnel.
La question fondamentale est de savoir si nous avons besoin d’une réglementation juridique spécifique à l’IA ou si la législation actuelle suffit à couvrir les applications de cette dernière. En tant qu’informaticien médical, je ne peux pas répondre de manière catégorique à cette question. Je pense qu’il faut trouver un juste milieu. Nous devons nous sentir en sécurité en tant que société tout en offrant l’espace nécessaire à l’innovation.