Sans doute est-ce un biais lié à mes intérêts: je suis frappée de la place croissante que prennent aujourd’hui la psychologie et les émotions dans la littérature médicale et «paramédicale». Il n’est pas question ici des nombreux ouvrages consacrés au mieux vivre, aux conseils aux couples, aux timides, etc., mais des diverses publications récentes situées à l’interface des sciences comportementales et de la psychologie dont le but est d’augmenter l’efficience des campagnes de santé publique et de motiver les patients ou la population à des comportements bénéfiques à la santé – voire à la santé de la planète. «Comment adapter l’action publique à la psychologie humaine?» résume le titre d’un ouvrage [1].
Prenant également appui sur la psychologie des comportements et flirtant avec le marketing, les healthy nudges, ces «coups de pouce vers la santé» incitent sans contrainte à faire un choix tourné vers la santé par le biais de changements subtils de «l’architecture du choix», de l’environnement ou de la présentation de l’information [2]. Ils sont aujourd’hui largement utilisés dans les politiques de santé publique et soutenus par l’OMS. Des exemples? L’ordre de présentation des plats dans les cantines en commençant par les plus sains, les marquages au sol pour indiquer la distance sociale souhaitable pendant une épidémie, les options par défaut des programmes de prescription informatique pour diminuer l’usage des antibiotiques ou pour favoriser les génériques, ces nudges et tant d’autres font partie de notre quotidien.
Difficile de ne pas les considérer comme justifiés en raison de leur but bénéfique et parce qu’ils aident à dépasser nos biais cognitifs. Leur utilisation, aussi bégnine soit-elle, soulève néanmoins des questions éthiques et des débats où s’affrontent les tenants d’un paternalisme (bien)veillant et les critiques «des manipulations de la dictature sanitaire».
Anne-Françoise Allaz
Prof. Dre méd., membre de l’Advisory Board du Bulletin des médecins suisses
En réalité, on peut se demander si l’on ne se trompe pas de combat devant l’immense capacité de manipulation des opinions déployée par les industries du tabac et de l’agroalimentaire. Sous l’influence d’Edward Bernays – neveu de Sigmund Freud –, ces multinationales ont su très tôt utiliser la psychologie pour développer un marketing de plus en plus élaboré. Celui-ci exploite les émotions, les aspirations, et manipule l’opinion – sans oublier les médecins – avec le but de changer les normes de comportement, voire les valeurs: «fumer pour rester mince», utiliser du lait en poudre plutôt que le lait maternel pour des raisons d’«hygiène» ou pour «libérer les femmes», minimiser le rôle délétère de l’alcool lors de la grossesse et aujourd’hui défendre les plats ultra-transformés et les sodas trop sucrés, comme le dénonce notre collègue Jean Martin [3]. Face aux healthy nudges, c’est le combat de David et Goliath, tant les moyens financiers dédiés à un marketing sophistiqué et professionnel, à l’infiltration scientifique et au lobbying institutionnel sont importants, ce que décrit en détail une récente série du Lancet [4]. Triste détournement de la psychologie.
1 C. Chevallier et M. Perona. Homo Sapiens dans la Cité. Comment adapter l’action publique à la psychologie humaine ? Odile Jacob, Paris 2022.
2 Last BS, Buttenheim AM, Timon CE, et al. Systematic review of clinician-directed nudges in healthcare contexts. BMJ Open 2021;11:e048801. doi:10.1136.
3 Martin J. «Marchands de maladies» – l’industrie poursuit les manœuvres contre des mesures promotrices de santé. Rev Med Suisse 2023; 19: 598-599.
4 Rollins N., Piwoz E., Baker P.et al. Marketing of commercial milk formula: a system to capture parents, communities, science, and policy. Lancet 2023; 401: 486–502.