Limitons les dégâts collatéraux des limitations d’admissions

Analyse de la semaine
Édition
2023/17
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21770
Bull Med Suisses. 2023;104(17):28-29

Publié le 26.04.2023

Pénurie médicaleLimiter les coûts de la santé en limitant le nombre de médecins qui facturent à la charge de l’assurance maladie obligatoire en fonction des besoins. Reconduite depuis 2002, la clause du besoin 2.0 introduite dans la LAMal va aggraver la pénurie médicale.
Instaurée en 2002 pour freiner la hausse des coûts de la santé, la «clause du besoin» n’a pas eu l’effet escompté. Controversé mais renouvelés tous les 3 ans, et après une tentative d’abandon en 2012, le parlement a pérennisé le principe des limitations d’installation des médecins et leurs autorisations à facturer à la charge de l’assurance maladie obligatoire par l’inclusion en mars 2020, de l’art. 55a au chapitre de la LAMal intitulé «Mesures extraordinaires de maîtrise des coûts» [1].
«Les cantons limitent, dans un ou plusieurs domaines de spécialité ou dans certaines régions, le nombre de médecins qui fournissent des prestations ambulatoires à la charge de l’assurance obligatoire des soins. Lorsqu’un canton limite le nombre de médecins, il prévoit: a. que les médecins ne sont admis que jusqu’à concurrence du nombre maximal déterminé».
Cet article est interprété par ses partisans comme une obligation de limiter alors que ses détracteurs y voient une possibilité non contraignante. Pas sûr que les parlementaires aient anticipé la manière dont le Conseil fédéral a mis les limitations en œuvre.

Mise en œuvre des limitations

L’ordonnance du Conseil fédéral sur la fixation de nombres maximaux de médecins qui fournissent des prestations ambulatoires, [2] entrée en vigueur le 01.07.2021, fixe les principes suivants: «Art 1. La fixation par les cantons des nombres maximaux visés à l’art. 55a LAMal se fonde sur le calcul de l’offre de médecins et du taux de couverture des besoins par région. 2. Les cantons fixent les nombres maximaux en divisant l’offre de médecins par le taux de couverture. 3. Ils peuvent prévoir un facteur de pondération pour les fixer».
L’ordonnance du DFI sur la fixation des taux régionaux de couverture des besoins en prestations médicales ambulatoires par domaine de spécialisation est entrée en vigueur le 01.01.2023 [3]. Deux articles et deux annexes fixent des «taux de couverture des besoins en prestations médicales» par cantons et par région [4].
Exprimés en % par rapport à la moyenne nationale, ces taux de couverture sont tirés d’un rapport de l’Observatoire suisse de la santé et de BSS Volkswirtschaftliche Beratung mandaté par l’OFSP. Les prestations ambulatoires y sont définies comme la mesure de leur volume facturé par tous les médecins à la charge de l’AOS [5]. La méthodologie pour les calculer en vue de fixer les nombres maximaux de médecins par région exerçant dans le domaine ambulatoire occupe les pages 19 à 31 des 104 pages du rapport. Elle est complexe et a recours à de nombreux ajustements. Elle se base sur le pool de données et le pool tarifaire de SASIS SA [6], l’estimation des besoins à l’aide d’un modèle de régression national [7] et le calcul des taux de couverture tenant compte des flux de patients [8].
La gestion des admissions causera des dommages qui affecteront le système de santé.
© roonz-nl / unsplash

Incohérences des taux de couverture

Les résultats sont surprenants. Par exemple, pour la médecine interne générale, le volume des prestations ajusté aux besoins par habitant et par canton de résidence le plus élevé de Suisse en 2019 est de 292 francs dans le canton de Soleure. Le taux de couverture en soins y est de 91%. Le volume des prestations le moins élevé est de 244 francs dans le canton de Vaud, où le taux de couverture est de 105%. Basé sur le taux de couverture, et bien que consommant proportionnellement plus de ressources, il y aurait donc «un déficit» en internistes généralistes, dans le canton de Soleure et à contrario «un excès» de plusieurs dizaines d'internistes dans le canton de Vaud. Parmi les nombreuses limitations, les auteurs précisent que le taux de couverture ne peut être interprété comme une mesure de l’insuffisance ou de la surabondance de l’offre que si l’on part du principe que l’offre ambulatoire actuelle se situe à un niveau optimal dans toute la Suisse. Or nous sommes déjà en situation de pénurie.
Malgré les mises en garde sur le manque de données et les limites d’interprétation qui en découlent [9], le DFI a promulgué l’ordonnance le 28.11.2022. Face à ces incohérences et alors que la pénurie en médecins de premier recours est une réalité difficilement vécue par la population, la FMH demande que le délai de mise en œuvre par les cantons d’éventuelles limitations au 30.06.2025 soit utilisé pour revoir la méthodologie et les nombres maximaux qui en découlent. Les recours déposés contre les limitations entrées en vigueur dans les cantons de Genève et de Bâle-Campagne limitent pour l’instant ces travaux des cantons.

Limiter les limitations

Dans le Canton de Vaud, confirmant les doutes sur la pertinence des données de l’ordonnance du DFI, un sondage sur la densité médicale vaudoise a montré que la pénurie est bien présente, entrainant une surcharge de travail et des difficultés croissantes à obtenir un rendez-vous dans un délai satisfaisant [10]. La Société Vaudoise de Médecine et le Département de la Santé et de l’Action Sociale ont signé une convention définissant une méthode d’analyse commune pour la mise en œuvre éventuelle des nouvelles dispositions sur la limitation d’admission des fournisseurs de prestations.
En Octobre 2022, ces analyses réalisées en commun ont servi de base à la décision du Conseil d’État de ne pas limiter le nombre de médecins autorisés à pratiquer en médecine interne générale, pédiatrie, gynécologie-obstétrique, psychiatrie et psychothérapie pour adultes, enfants et adolescents [11].
Alors que la pénurie de médecins se manifeste déjà dans d’autres domaines que la médecine de premier recours, l’analyse se poursuit pour limiter les dégâts collatéraux des mesures anticycliques de limitations d’admissions dont l’impact sur la hausse des coûts reste à déterminer.
Philippe Eggimann
Dr méd., vice-président de la FMH et responsable du département Prestations et développement professionnel
5 Jörg, R., Kaiser, B., Burla, L., Haldimann, L. et Widmer, M. (2022). Taux de couverture régionaux par domaine de spécialisation pour servir de base aux nombres maximaux dans les soins médicaux ambulatoires. Rapport final de l’Observatoire suisse de la santé (Obsan) et de BSS Volkswirtschaftliche Beratung sur mandat de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). (Obsan Rapport 05/2022). Neuchâtel: Observatoire suisse de la santé.
6 Les auteurs précisent à ce sujet que: «L’attribution des prestations aux domaines de spécialisation représente un défi important, surtout pour les services ambulatoires des hôpitaux, mais aussi pour les cabinets de groupe mixtes, car le domaine de spécialisation du médecin traitant n’est pas toujours saisi explicitement dans les sources de données utilisées».
7 Les auteurs précisent que «le volume de prestations ajusté au besoin est estimé au moyen d’un modèle de régression qui prend en compte différentes variables explicatives afin de refléter les différences régionales en matière de besoin en soins».
8 Les auteurs précisent que «pour calculer le taux régional de couverture, le volume de prestations ajusté au besoin pour une région de résidence donnée est reporté sur la région d’établissement des fournisseurs de prestations en tenant compte des flux de patients observés. Le taux de couverture en soins correspond au rapport entre le volume de prestations observé et ce volume ajusté au besoin par canton ou région d’établissement».
9 Bosshard C. Cela part d’un bon sentiment mais... BMS. 2023;104(03):22-23