Docteur «qualité de vie»

Coverstory
Édition
2023/10
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21600
Bull Med Suisses. 2023;104(10):12-18

Publié le 08.03.2023

Soins palliatifs pédiatriques Certains enfants sont si gravement malades que leurs médecins ont besoin d’être soutenus. Le pédiatre Jürg Streuli a mis en place un centre de compétence pour la prise en charge de ces enfants et adolescents. Une offre disponible 24h/24, alors que son financement reste bancal. Nous avons suivi Jürg Streuli durant une journée.
Il est des diagnostics qui dépassent les pédiatres. Qui dépassent le personnel des structures d’accueil. Qui poussent les parents au bout de leurs forces. Il existe des situations dans lesquelles le parcours de soins habituel ne suffit pas. Jürg Streuli sait gérer les situations complexes. Il est pédiatre, spécialisé dans les soins palliatifs.
De nombreuses maladies dont il s’occupe quotidiennement ne sont pas connues de la médecine adulte. Parce que les personnes concernées ne survivent souvent pas à l’enfance. Celles-ci et leurs proches ont besoin d’une prise en charge intensive. C’est là qu’intervient Jürg Streuli. Avec une équipe. 24 heures sur 24. Sept jours sur sept. Par téléphone, SMS ou en visite à domicile. Depuis qu’il a fondé, il y a trois ans, une équipe de soins palliatifs pédiatriques en Suisse orientale (voir encadré). «On m’avait toujours dit qu’une telle offre n’était pas finançable ni réalisable pour un pédiatre. Mais personne ne pouvait me dire pourquoi cela ne pouvait pas marcher», dit Jürg Streuli avant d’ajouter: «Alors j’ai décidé de le faire, tout simplement.» Il est toujours là.
Le pédiatre Jürg Streuli et son équipe sont joignables 24h/24 pour les enfants et adolescents touchés par des maladies complexes en Suisse orientale.

Un médecin de campagne moderne

«Ah, très bien, je suis ravi!» Jürg Streuli sourit. Nicole Mästinger vient de l’informer que le prochain patient est Jonas, huit ans. L’infirmière et responsable de la santé de la fondation Vivala, un établissement pour enfants et adolescents souffrant de troubles cognitifs à Weinfelden (TG), accompagne Jonas à l’oasis. C’est le nom de la pièce dans laquelle le médecin de soins palliatifs reçoit ce jour-là ses jeunes patients.
Jürg Streuli porte une chemise et une veste en tweed, un jean et des bottes en cuir marron, des chaussettes à carreaux colorées. Il sort son stéthoscope de sa mallette. À portée de main, son téléphone portable, avec lequel il enverra régulièrement ce matin-là des messages vocaux à l’une de ses ACM – un mélange d’assistante médicale et de gestionnaire de cas, comme il l’explique. «Charlotte, pourrais-tu...», commence-t-il à chaque fois qu’il lui confie des ordonnances ou des transferts. Jürg Streuli est un médecin de campagne qui a pris pied dans le futur. Il incarne le retour aux sources avec des moyens modernes.
Le petit Jonas porte lui aussi des chaussures en cuir marron – et un casque épileptique. Tout sourire, il met un pied devant l’autre en gloussant. «Super! Ça, tu ne pouvais pas le faire pendant longtemps», lui lance Jürg Streuli en se mettant à genoux. Jonas passe la main sur les cheveux bruns courts du médecin. «C’est formidable comment tu marches. Tu as fait d’énormes progrès», dit le médecin en regardant le garçon longuement, satisfait.

Au service d’une meilleure qualité de vie

Le garçon de huit ans n’a pas l’air d’avoir besoin de soins palliatifs. Palliatif: un terme auquel on associe une mort proche, l’accompagnement en fin de vie. Loin de là. Les soins palliatifs pédiatriques s’occupent de la vie, précise Jürg Streuli. Plus exactement: ils améliorent la qualité de vie des enfants atteints de maladies extrêmement complexes et potentiellement fatales. L’état de ces enfants peut se dégrader fortement d’un jour à l’autre et mettre leur vie en danger. Ils peuvent toutefois connaître des phases stables grâce à un bon suivi. «Nous sommes l’équipe de qualité de vie. Leur vie doit être riche d’expériences aussi agréables que possible, souligne Jürg Streuli. La mort peut faire partie des soins palliatifs au terme d’un processus parfois long.»
Il reprend place devant son ordinateur. Jonas avance un pied, recule l’autre, il rit et exulte. «Il aime les échos», commente Nicole Mästinger. Le garçon pousse un cri aigu de joie. Jonas jouit d’une certaine qualité de vie. Mais il a également une épilepsie sévère, une mobilité réduite, une sonde gastrique, une diarrhée permanente depuis une semaine et malgré tout un amas de selles durcies dans son intestin qui lui pose problème.
Le garçon va étonnamment bien aujourd’hui, la neurologue en charge du cas lui a prescrit un autre médicament contre l’épilepsie avec moins d’effets secondaires. Comment ira-t-il la prochaine fois? Personne ne le sait. Mais si Jonas devait avoir une crise grave, le médecin et son équipe sont joignables à tout moment. «Nous devons nous rendre beaucoup moins souvent aux urgences de St-Gall avec des enfants comme Jonas», explique Nicole Mästinger. Il faut compter 35 minutes en voiture entre la fondation Vivala et le centre d’urgence de l’hôpital cantonal. À condition de ne pas avoir une mobilité réduite. «Avec le chargement et le déchargement, il nous faut bien une heure», raconte l’infirmière. Et il se peut que la visite ne se déroule pas comme espéré: les médecins des services d’urgence, parfois surchargés, ne connaissent pas bien l’histoire complexe de l’enfant.
Atteint d’une maladie complexe, Jonas vit à la fondation Vivala à Weinfelden (TG). Grâce à l’offre de Jürg Streuli, il jouit d’une qualité de vie.
© Reto Schlatter

Des milliers pourraient en profiter

Jonas est l’un des quelque 150 enfants souffrant de maladies complexes et pris en charge jour et nuit, si besoin, par Jürg Streuli. Il est rarement le pédiatre de ces enfants. Il se considère comme un médecin «interface». Jürg Streuli soutient et conseille les pédiatres, les spécialistes, le personnel soignant et les proches. Avec son équipe, il rassemble les informations, indique les personnes à contacter et garde la vue d’ensemble sur la situation de ces enfants.
En Suisse, quelque 500 enfants et adolescents de moins de 18 ans meurent chaque année [1]. Mais selon le pédiatre, environ un millier d’enfants et d’adolescents atteints de maladies complexes auraient besoin d’une telle prise en charge – au bas mot. Il ne s’agit là que des cas les plus urgents. Selon lui, 5000 jeunes pourraient en profiter [2]. Là aussi, il insiste: au bas mot. Il n’existe pas de chiffres précis, explique Jürg Streuli. Ils pourraient être 10 000 ou 12 000 même. Mais le fait est que seuls 400 enfants en Suisse bénéficient de cette prise en charge. Parmi eux, 140 en Suisse orientale, suivis par l’équipe de Jürg Streuli. Près de 200 enfants et adolescents sont suivis par le centre de compétence de l’Hôpital pédiatrique universitaire de Zurich. Des soins palliatifs sont également proposés ailleurs pour les jeunes. La joignabilité 24h/24 pour les questions complexes n’est toutefois pas assurée partout en Suisse, précise Jürg Streuli.

Visite au chevet des malades

Si Laura ne bénéficiait pas d’une assistance médicale 24 heures sur 24, son état serait encore pire. L’équipe Vivala et Jürg Streuli sont unanimes sur ce point. Avec sa mallette de médecin en cuir marron, le pédiatre quitte l’oasis pour la chambre de la jeune fille de 13 ans. Sa respiration lourde envahit la pièce tandis que le personnel soignant parle avec le médecin. Laura souffre de crises d’épilepsie fréquentes et intenses, de difficultés à avaler et à respirer, elle est alitée et ne peut pas s’exprimer. Sa vie est menacée en permanence: une infection pulmonaire ou des vomissures qu’elle ne peut pas recracher représentent de graves dangers pour elle.
Jonas est l’un des 150 enfants atteints de maladies complexes dont Jürg Streuli s’occupe jour et nuit si besoin.
© Reto Schlatter
Jürg Streuli s’empare de son stéthoscope et l’ausculte. «Aspirations récidivantes. Difficultés de déglutition», murmure-t-il avant d’expliquer: «Lorsque les médecins aux urgences voient et entendent respirer un tel enfant pour la première fois, c’est l’agitation assurée.» Il regarde la jeune fille, lui caresse le bras et lui dit: «Mais avec ce que tu as déjà vécu, ça me paraît pas mal.» L’infirmière semble soucieuse. Laura sourit au médecin en guise d’adieu, tourne lentement la tête et le regarde quitter la pièce. Une soignante fait démarrer une pièce radiophonique pour enfants. Laura regarde le mobile au-dessus d’elle. Une visite médicale dans sa propre chambre: on peut parler de qualité de vie.
Dans la salle de séjour, autour d’une table en bois, le médecin discute avec le personnel soignant de la médication de la jeune fille de 13 ans et planifie les prochaines étapes. Peut-il aider l’équipe Vivala dans la communication avec la pédiatre? Celle-ci semble dépassée. La collaboration est difficile, la situation frustrante. Bien sûr, il peut s’en occuper. Il est l’interface, le bâtisseur de ponts.
Cette offre est bien accueillie, selon Andreas Würmli, président de l’association des pédiatres de Suisse orientale. Il salue l’engagement de Jürg Streuli et les possibilités de formation continue qu’il propose sous forme d’événements et d’entretiens personnels. «Pour nous, les pédiatres en cabinet, il est – heureusement – dur de nous habituer à ces situations rares et donc par essence compliquées.»

Cet engagement peut-il être financé?

À la fondation Vivala, Jürg Streuli discute ce jour-là de la situation de sept enfants. Il commence à 9 heures 30 et termine à 13 heures 30. Il consacre en moyenne plus de 30 minutes à chaque enfant. Il a dû faire une heure de voiture pour venir ici. Ce jour-là, il ira encore plus loin pour faire une visite à domicile. Le bénéfice pour les jeunes patients est inestimable. Mais ce modèle de travail, qui rappelle le médecin de campagne d’autrefois, est-il rentable pour le médecin?
«Oui, dit-il en prenant une profonde respiration, mais…» Le TARMED et les forfaits par cas pour les traitements complexes lui permettent de financer 320% en postes de travail pour son équipe de soins avancés en pédiatrie (voir encadré). Jürg Streuli est lui-même employé à 50% et partage son poste de codirection avec un autre médecin. L’équipe comprend également trois Advanced Care Manager, une accompagnatrice de deuil et deux infirmières. «En principe, cela fonctionne, mais il existe des lacunes sensibles», dit-il avec un recul de trois ans après le lancement. Il faudrait un poste supplémentaire de médecin-assistant à 100%. Comme prochaine étape, il prévoit de négocier avec le canton afin de créer d’autres possibilités «d’ancrer solidement l’offre comme partie intégrante du mandat de prestations».
Exagère-t-il? Le financement de ces soins palliatifs fonctionnerait-il mieux s’il renonçait à être joignable 24 heures sur 24? «Non», dit-il sans hésitation. «Les postes ne peuvent être financés que si nous proposons un encadrement indéfectible. C’est la seule façon d’offrir une plus-value aux familles tout en couvrant les frais.» Les aspirations, les crises d’épilepsie graves et autres urgences ne respectent pas les heures de bureau.
C’est le cas de Fabio. Depuis sa naissance, il souffre d’un retard de développement, d’un handicap physique, de graves dystonies et de crises d’épilepsie. Sa maladie l’oblige à prendre régulièrement une vingtaine de médicaments. Lui et sa famille vivent à environ une heure de route de la fondation Vivala et de l’hôpital pédiatrique le plus proche.

Moins de visites à l’hôpital

Peu après l’arrivée de Jürg Streuli, Celine B. soulève son fils de cinq ans de son fauteuil roulant d’une main experte, le porte jusqu’au canapé, s’assoit et prend le garçon sur ses genoux. Il balaie la pièce du regard et tourne la tête vers le plafond. Son frère jumeau, en bonne santé, s’affaire dans le salon à construire un aérodrome avec des briques Lego. Assis à la table de la cuisine, le grand frère dessine le footballeur Robert Lewandowski. Récemment, il a confondu les buts à l’entraînement: il s’inquiétait pour son frère qui avait dû être hospitalisé.
Le jour de la visite du pédiatre, Fabio et sa mère se sont également rendus à l’hôpital. Mais depuis que Jürg Streuli a pris son fils en charge il y a trois ans environ, les séjours sont plus rares. Pas seulement parce qu’il fait des visites à domicile lorsqu’il y a des problèmes. «J’ai davantage confiance en la médecine et en moi-même. Nous savons évaluer les situations difficiles et faire ce qu’il faut pour Fabio», explique-t-elle. C’est moins de stress pour Fabio, ses frères, toute la famille. En d’autres mots: une meilleure qualité de vie. Pour le système de santé, cela signifie moins de coûts en raison d’une diminution des admissions à l’hôpital. Pour Jürg Streuli, c’est travailler en couvrant tout juste les coûts en tant que personne de contact permanente.
Jürg Streuli au chevet de Laura: un soulagement pour la jeune fille et les personnes qui s’occupent d’elle.
© Reto Schlatter
Pas à pas, Jürg Streuli prépare les familles, comme celle de Fabio, à toutes les éventualités possibles. La mort peut en faire partie un jour. «De nombreux parents souhaitent rester à la maison avec leur enfant pendant cette phase et ne pas se rendre à l’hôpital ou à l’hospice pour enfants», évoque Jürg Streuli. Mais jusqu’à présent, seul un enfant sur cinq gravement malade en Suisse meurt chez lui [1].
Lorsque le médecin prend congé, il se met à genoux, adressant aussi un sourire aux frères en bonne santé. Il raconte une blague sur une grenouille qui ne dit pas «Jürg» mais «Würg» (ndlr: «Würg» signifie «vomir»). Les trois enfants s’esclaffent, Jürg Streuli leur dit: «Si vous avez des questions, n’hésitez pas à me les poser!»
«D’accord, Würg», dit le grand frère en riant avant de rejoindre la chambre des enfants. Pas aujourd’hui. Mais peut-être une autre fois. Jürg Streuli sera là le moment venu. Une autre raison qui le pousse à promouvoir les soins palliatifs pédiatriques est la prise en charge globale des familles. «Jusqu’à présent, ces familles ont été trop délaissées par notre système de santé», dit-il. Il le sait bien. Jürg Streuli a été touché par un cancer à 12 ans. Il a eu de la chance. Le traitement a marché. «J’ai aussi eu un médecin qui m’a pris au sérieux quand j’étais enfant, j’ai gardé de cette période beaucoup de souvenirs positifs.» Il ne veut pas mettre en avant cette expérience et n’aime pas en parler. Mais cette époque l’a marqué. «J’ai vu des parents dont l’enfant est mort à l’hôpital ou à la maison se retrouver totalement seuls, sans aucun accompagnement.» Sa voix est teintée de colère, laissant transparaître sa déception envers le système. «Il vaut la peine de se battre pour s’améliorer encore dans ce domaine.»

Les soins palliatifs pédiatriques en Suisse orientale

Le centre de compétence pour les soins avancés pédiatriques et l’éthique, avec son équipe de soins avancés pédiatriques (abrégé PACT), est situé à l’Hôpital pour enfants de Suisse orientale à St-Gall. Les plans de prise en charge, les visites interprofessionnelles à domicile, les tables rondes et, si nécessaire, une disponibilité 24h/24 ont pour mission de soutenir la famille et de coordonner et compléter les offres et équipes existantes. Le centre de compétence collabore avec des partenaires externes, tels que les pédiatres de Suisse orientale, les services de soins à domicile pour enfants, différentes institutions et différents collaborateurs de l’hôpital pour enfants. Le centre de compétence et les partenaires externes forment ensemble les soins palliatifs pédiatriques de Suisse orientale. Il n’est pas en premier lieu question de la fin de vie et de la mort, mais du maintien de la qualité de vie. Le personnel n’aide donc pas seulement les familles en cas de crise, mais les soutient aussi sur le long terme, y compris par un programme d’accompagnement lors du passage à l’âge adulte. Plus d’informations sur www.kispisg.ch/pact.
Lisez également l’article sur le sujet dans le Swiss Medical Forum, page 44.
2 Fraser, Lorna K., et al. “Estimating the current and future prevalence of life-limiting conditions in children in England.” Palliative medicine 35.9 (2021): 1641-1651.
Autres références:
Streuli JC, von Mengershausen U: Pädiatrische Palliative Care – wenn das Ende mit dem Anfang kommt, doi.org/10.1024/1661-8157/a003792.