Une pénurie annoncée

Leitartikel
Édition
2023/07
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21561
Bull Med Suisses. 2023;104(07):22-23

Publié le 15.02.2023

Échec politique Dans notre système de santé, les patients sont confrontés à des situations inédites en termes de prise en charge. Alors que l’augmentation des coûts ralentit depuis 20 ans, la sécurité de l’approvisionnement s’est transformée en véritable défi. La politique de la santé n’a pas vu venir ces développements.
La détérioration du système de santé est flagrante, pouvait-on lire à la une des quotidiens Tamedia à la fin janvier. Ils citaient une patiente qui se bat depuis neuf ans contre un cancer. Ce qu’elle avait déjà constaté auparavant s’est aggravé au cours des trois dernières années: le personnel a de moins en moins de temps, tout le monde se montre «laconique et le taux d’erreurs augmente» [1]. Les déclarations de ce genre sont en augmentation. Il n’y a pas que la recherche d’un médecin de famille ou d’un pédiatre qui se transforme en parcours du combattant, les services des urgences sont aussi «au bord de l’effondrement» [2], avec des conséquences douloureuses pour les patients. La prise en charge psychiatrique ne peut souvent plus être garantie, les médicaments viennent à manquer, un grand nombre de lits d’hôpitaux ne peuvent plus être exploités, les opérations doivent être reportées, les temps d’attente augmentent.

Où sont passés les 20%?

Pour les professionnels de la santé, cette situation n’a finalement rien de très surprenant. Depuis plusieurs années, les pharmaciens, le personnel soignant et les médecins ne cessent de mettre en garde contre la pénurie de médicaments et de soins. Peu de temps avant la pandémie, dans un sondage réalisé à la fin 2019, les membres de la FMH avaient cité parmi les principaux défis, la pression sur les coûts des traitements, la pression sur le temps dans la relation médecin-patient, la pénurie de médecins et la garantie de l’approvisionnement [3]. À l’inverse, la politique de la santé considérait que la priorité devait être donnée à la lutte contre le sur-approvisionnement. Ainsi, on a sans cesse répété qu’il y avait 20% de marge dans le système et qu’il fallait accroître la pression sur les acteurs et renforcer la réglementation étatique pour endiguer une «augmentation du volume des prestations non indiquées médicalement». Pour le reste, le DFI s’est efforcé de nous faire croire par le biais d’innombrables études et experts ainsi que chiffres et graphiques [4] déroutants que les coûts ne pourraient bientôt plus être financés. Lorsqu’en mai 2022, Alain Berset rappelait l’urgence de réaliser des réformes pour que «le système ne s’effondre pas», il ne pensait pas à la sécurité de l’approvisionnement, mais à la prétendue «croissance incontrôlée des coûts» [5].
Quant à la question de savoir où se trouvent les 20% de marge dans le système, personne ne semble en mesure d’y répondre [6]. La pandémie l’a montré: ils ne se trouvent manifestement ni aux soins intensifs, ni dans le domaine des soins infirmiers. Et si l’on considère les médecins de famille et les pédiatres, les services des urgences ou la psychiatrie, il paraît cynique de vouloir empêcher un «accroissement du volume» en renforçant leur responsabilité en ce qui concerne les coûts. Même chez les assurés privés, on n’est pas parvenu à prouver de manière systématique la surmédicalisation tant critiquée [7].
Senior couple with face masks sitting in a waiting room of a hospital together with a young man
La sécurité de l’approvisionnement mise à mal: la politique de la santé s’est trop longtemps focalisée exclusivement sur les coûts.
© Artmann-witte / Dreamstime

Un manque de clairvoyance

Aujourd’hui, nous ressentons les conséquences d’une politique qui a longtemps considéré en premier lieu les professionnels de la santé et les médicaments comme des facteurs de coûts. Les soins infirmiers parlent d’une «surcharge historique» [8]. Chez les médecins, la dépendance vis-à-vis de l’étranger est plus grande que jamais. La «Stratégie pour lutter contre la pénurie de médecins» du Conseil fédéral selon laquelle ce besoin serait de 1200 à 1300 médecins par année [9] s’est avérée irréaliste. En 2021, la Suisse a reconnu 2736 diplômes de médecins étrangers, en plus des 1118 diplômes octroyés en Suisse [10]. Malgré ces expériences, on veut aujourd’hui réglementer l’admission des médecins par des taux de couverture calculés sur la base de chiffres non exploitables: la nouvelle loi visant à empêcher un «afflux de médecins» provoque déjà maintenant une pénurie [11].

La bureaucratie avant les patients

La pénurie de spécialistes accroît le risque de voir apparaître un cercle vicieux dans lequel le personnel restant quittera finalement la profession en raison de la surcharge. La situation est aggravée par les innombrables tâches administratives qui empêchent les spécialistes de se consacrer à leurs patients, ce qui affecte leur motivation. Les médecins hospitaliers dans les soins somatiques aigus consacrent aujourd’hui près de 17 heures par semaine à des tâches administratives très chronophages [12], soit plus de deux heures de plus qu’en 2013. Dans la médecine de premier recours aussi, la bureaucratie coûte un nombre croissant d’heures de travail. En 2015 déjà, 50% des médecins de premier recours considéraient que le temps consacré aux assurances et à la facturation représentait un problème. Aujourd’hui, ils sont 68%, ce qui nous place en tête du palmarès international [13].

La base de la qualité s’érode

L’ironie est que les «activités qualité» sont un autre facteur chronophage pour les médecins de premier recours. En 2015, seulement 33% des médecins de premier recours considéraient le fait de devoir rassembler des données de qualité pour des acteurs étatiques ou autres comme un problème. Aujourd’hui, ils sont 45% et ce chiffre pourrait encore augmenter. Après la nouvelle loi sur la qualité et la première commission pour la qualité de 2021, la politique envisage déjà de nouveaux objectifs en matière de qualité et une deuxième commission pour la qualité. Alors que le nombre d’activités qualité n’a probablement encore jamais été aussi élevé, les bases essentielles pour un travail de qualité irréprochable s’érodent: là où il n’y a pas assez de spécialistes, où le temps manque pour les patients, où il y a des difficultés linguistiques, où les médicaments ne sont pas disponibles et où l’on impose une vision axée sur les coûts aux professionnels de la santé, la qualité du travail médical est privée de tout fondement.

Professionnels discrédités

Au même titre qu’une production incessante de lois sur la qualité n’améliore pas nécessairement la prise en charge des patients [14], le fait d’imposer un DEP inadéquat peut freiner une numérisation efficace [15], et une «coordination» réglementée par l’État peut entraver la collaboration des professionnels de la santé axée sur les patients [16]. Lorsque les acteurs du système de santé, forts de leur expérience pratique, soulèvent ce genre de problèmes et critiquent des réglementations inappropriées, on les considère comme malvenus. Ces dernières années, les professionnels qui s’engagent chaque jour pour les patients n’ont guère été entendus à titre d’experts et partenaires, mais considérés comme de simples lobbyistes et profiteurs [17]. Ceux qui ont rendu attentif aux dangers concernant la sécurité de l’approvisionnement ont été qualifiés d’alarmistes motivés par l’appât du gain [5,18]. Lorsque les professionnels, qui connaissent le système de santé par leur travail quotidien, se sont montrés solidaires dans leurs protestations, cela a même été utilisé pour justifier des projets de loi [19, 20]. Là où il aurait fallu écouter et collaborer, les voix critiques ont été dénigrées.
Yvonne Gilli
Dr méd., présidente de la FMH

Une occasion manquée

En même temps, malgré l’emprise croissante des autorités et la pléthore d’experts, le recul de l’augmentation des coûts de la santé constaté depuis 20 ans dans les pays industrialisés occidentaux (une évolution indépendante des différents systèmes de santé) est passé inaperçu [21, 22]. On n’a pas vu que le problème des coûts s’est transformé en un problème d’approvisionnement et qu’au lieu d’un sur-approvisionnement, c’est une pénurie qui nous menace désormais. Là où la politique a combattu l’afflux de médecins, l’augmentation du volume des prestations et l’explosion des coûts par des mesures relevant de l’économie planifiée, sont apparus une dépendance envers l’étranger, une réglementation excessive et une pénurie de soins [23]. Le potentiel de la numérisation est aussi resté inexploité: d’après la stratégie «Cybersanté» de la Confédération, tous les acteurs devraient depuis 2012 être en mesure de transmettre des données médicales structurées [24]. Même en 2023, la plupart des maladies à déclaration obligatoire doivent toujours être déclarées par fax ou courrier postal à l’OFSP [25].
Les problèmes actuels dans notre système de santé se sont développés au fil des années et ne pourront pas être résolus rapidement. Il est donc d’autant plus important de les aborder sans délai et efficacement, avec les acteurs du système de santé comme partenaires. Car ce ne sont pas seulement les patients qui sont perdants si tout le monde se montre «laconique» et que les erreurs s’accumulent. Nous ne voulons pas travailler dans ces conditions et nous engageons donc pour des améliorations et la sécurité de l’approvisionnement.
1 «Die Verschlechterung des Gesundheitswesens ist krass»; Büchi J, Brupbacher M dans la Berner Zeitung du 25.1.2023; URL: https://www.bernerzeitung.ch/wie-krank-ist-unser-gesundheitswesen-391495940114
2 «Wir stehen am Rande des Zusammenbruchs». Interview mit oberstem Notfallmediziner. Riklin F dans la Sonntagszeitung du 14.1.2023
3 Wille N, Schlup J Quels sont les principaux défis qui attendent la FMH? Bulletin des médecins suisses 2020;101(40):1254-1258; URL : https://bullmed.ch/article/doi/saez.2020.19251
4 Künstliche Fieberkurve: Wie das BAG seine Prämien-Grafiken verzerrt; Voigt B im NZZ magazin vom 16.04.2022; URL : https://magazin.nzz.ch/nzz-am-sonntag/hintergrund/bag-dramatisiert-grafiken-zur-kostenexplosion-bei-den-praemien-ld.1679845?reduced=true
5 «Bis das System irgendwann kollabiert» - Alain Berset seziert das Gesundheitswesen. Hehli S und Schäfer F in der NZZ vom 13.5.2022; URL: https://www.nzz.ch/schweiz/gesundheitskosten-bundesrat-alain-berset-im-interview-ld.1683538
6 Wille N, Gilli Y. Miser sur la qualité plutôt que sur la quantité – partie 1; Bulletin des médecins suisses 2022;103(36):30-32; URL : https://bullmed.ch/article/doi/saez.2022.21010
7 Die Mär von den überoperierten Privatversicherten; Hehli S in der NZZ vom 20.5.21; URL: https://www.nzz.ch/schweiz/die-maer-von-den-ueberoperierten-privatversicherten-ld.1625862
9 Stratégie pour lutter contre la pénurie de médecins et encourager la médecine de premier recours. Rapport du Conseil fédéral en réponse à la motion 08.3608 de la Conseillère nationale Jacqueline Fehr «Stratégie pour lutter contre la pénurie de médecins et encourager la médecine de premier recours» du 2 octobre 2008; 23.11.2011
10 Wille N, Gilli Y. Pénurie de médecins: il n’y a pas que l’énergie qui vient d’ailleurs. Bulletin des médecins suisses 2023;103(0102):30-32; URL : https://bullmed.ch/article/doi/saez.2023.21366
11 FMH dans le communiqué de presse du 5.12.22; Les nombres maximaux de médecins mettent en péril la sécurité des soins pour la population; URL: https://www.fmh.ch/files/pdf28/2022-12-05_medienmitteilung_versorgungsgrade_fr.pdf
12 Trezzini B, Meyer B. Qualité des soins élevée malgré des tendances problématiques. Bulletin des médecins suisses 2022;103(42):34–38; URL: https://bullmed.ch/article/doi/saez.2022.21133
13 Pahud O. Rapport Obsan 2019; Médecins de premier recours – Situation en Suisse et en comparaison internationale. Analyse de l’International Health Policy (IHP) Survey 2019 de la fondation américaine Commonwealth Fund sur mandat de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP)
14 Bosshard C. La qualité a de multiples facettes. Bulletin des médecins suisses 2022;103(47):28-29; URL : https://bullmed.ch/article/doi/saez.2022.21279
15 Bund investiert Millionen in nutzloses Patientendossier; Hoffmann J im saldo vom 21.1.23; URL: https://www.saldo.ch/artikel/artikeldetail/bund-investiert-millionen-in-nutzloses-patientendossier
16 Gilli Y. Quand l’administration étatique se pare de coordination. Bulletin des médecins suisses 2022;103(46):24-25; URL : https://bullmed.ch/article/doi/saez.2022.21247
17 Das Gesundheitssystem verkommt zum Selbstbedienungsladen; Vuichard F in der Bilanz vom 12.9.2019; URL: https://www.handelszeitung.ch/beruf/selbstbedienungsladen-gesundheitssystem-die-profiteure-stellen-sich-bei-reformen-wie-immer-quer-262445
18 «Es fehlen Schmerzmittel, Psychopharmaka, Verhütungspillen.» Brotschi M in der Berner Zeitung vom 1.2.23; URL: https://www.bernerzeitung.ch/es-fehlen-schmerzmittel-psychopharmaka-verhuetungspillen-232075951110
19 Globalbudgets: «Die Profiteure sind die ersten, die sich melden»; Ralph Pöhner in medinside vom 26.10.2017; URL: https://www.medinside.ch/post/globalbudgets-die-profiteure-sind-die-ersten-die-sich-melden
20 Aufschrei der Profiteure; Riklin A in der WOZ vom 2.11.17; URL: https://www.woz.ch/1744/gesundheitspolitik/aufschrei-der-profiteure
21 Marty F, 27.1.23; Sinkende Wachstumsraten im Gesundheitswesen; URL: https://www.economiesuisse.ch/de/artikel/sinkende-wachstumsraten-im-gesundheitswesen
22 Smith SD, Newhouse JP, Cuckler GA (2022). Heath care spending growth has slowed: will the bend in the curve continue? National bureau of economic research: Working paper 30782; URL: https://www.nber.org/papers/w30782
23 Marty F. Arrêtez d’orienter le système de santé; Bulletin des médecins suisses 2023;103(05):16-19; URL : https://bullmed.ch/article/doi/saez.2023.21439
24 Eidgenössisches Departement des Innern EDI; Bundesamt für Gesundheit BAG; Strategie „eHealth” Schweiz; 27.6.2007
25 Selon le site internet de l’OFSP, toutes les maladies à déclaration obligatoire, mis à part le SARS-CoV-2 et la grippe saisonnière, doivent être déclarées au moyen du formulaire de déclaration, «qui doit être envoyé par fax ou par courrier postal, selon le délai de déclaration»; voir : https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/krankheiten/infektionskrankheiten-bekaempfen/meldesysteme-infektionskrankheiten/meldepflichtige-ik.html