Un «recours élevé» aux soins est-il synonyme d’excès?

Organisations
Édition
2023/16
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21481
Bull Med Suisses. 2023;(16):40-42

Affiliations
a Prof. Dr méd., médecin-chef et directeur adjoint de la clinique, Cliniques psychiatriques universitaires (UPK) de Bâle, Université de Bâle; b Dr. méd., médecin adjoint, Département de psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), Université de Genève; c Prof. Dr méd., médecin-chef de service, Département de psychiatrie, Hôpitaux Universitaires de Genève (HUG), Université de Genève; d Prof. Dr méd., directeur et médecin-chef de la clinique universitaire de psychiatrie et psychothérapie pour enfants et adolescents, Services psychiatriques universitaires (UPD) de Berne, Université de Berne; e Prof. Dr méd., Département de psychiatrie, Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV), Université de Lausanne; f Prof. Dr méd., Clinique psychiatrique universitaire (PUK) de Zurich, Université de Zurich; g Prof. Dr méd., directrice de clinique, Cliniques psychiatriques universitaires (UPK) de Bâle, Université de Bâle

Publié le 19.04.2023

Gestion des soins Selon un rapport sur la densité des soins médicaux ambulatoires dans les différents cantons, le recours aux prestations psychiatriques et psychologiques serait en partie supérieur à la moyenne. Le volume des ressources mises à disposition ne serait donc pas adapté aux besoins. Mais est-ce vraiment le cas?
Les coûts du système de santé suisse ont augmenté d’environ 2,3% par an entre 2016 et 2020 et représentaient en 2020, avec 804 francs par mois et par habitant, 11,8% du produit intérieur brut [1]. La part imputable aux soins psychiatriques et psychothérapeutiques de la population reste stable aux alentours de 6,5% des coûts globaux, dont 43%pour les cabinets psychiatriques ambulatoires, 36% pour les soins psychiatriques hospitaliers stationnaires et 21% pour les soins psychiatriques hospitaliers ambulatoires [2]. Les coûts des soins psychiatriques-psychothérapeutiques sont donc soumis à une augmentation des coûts comparable à celle des soins de santé généraux.
Des stratégies de maîtrise des coûts des prestations psychiatriques et psychothérapeutiques sont régulièrement exigées.
© Kumpanat Phewphong / Dreamstime
C’est pourquoi des stratégies de maîtrise des coûts des prestations psychiatriques et psychothérapeutiques sont régulièrement exigées. Ces dernières années, des analyses de données ont été réalisées à grands frais pour servir de base à des interventions réglementaires. Sur mandat de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), l’Observatoire suisse de la santé (Obsan) et la société BSS Volkswirtschaftliche Beratung 2022 ont rédigé un rapport sur la densité des soins médicaux ambulatoires dans les différents cantons. Pour ce faire, un «modèle de régression national» a été établi sur la base de l’utilisation effective du système de santé, qui prend en compte «comme variables explicatives» des différences de recours aux soins, «des caractéristiques démographiques (âge, sexe), des indicateurs de morbidité (franchise annuelle, séjour en hôpital au cours de l’année précédente, frais de médicaments au cours de l’année précédente), ainsi que des variables relatives au réseau social et au contexte culturel (nationalité, taille du ménage, type de ménage, état civil).» [3]. Pour la psychiatrie et la psychothérapie, le rapport entre le volume de prestations observé et le volume de prestations dit ajusté aux besoins a permis de déterminer des taux de couverture allant de 47% (Glaris) à 150% (Genève) [3], et pour la psychiatrie et la psychothérapie pour enfants et adolescents, des taux de couverture allant de 27% (Obwald) à 189% (Genève) [3]. Cette évaluation doit maintenant servir de base, dans toute la Suisse, à la planification des besoins et à la détermination des plafonds [4] pour les soins psychiatriques et psychothérapeutiques ambulatoires (qu’ils soient assurés par des organismes privés ou publics). Il existe certes des possibilités d’aménagement cantonales, par exemple sous la forme d’un facteur de correction spécifique, mais il n’en reste pas moins que le statu quo statistiquement corrigé du comportement d’utilisation en Suisse devient ainsi l’objectif à atteindre pour les futurs soins ambulatoires.

Excès, pénurie, inadéquation des soins?

Les remarques relatives au rapport de l’Obsan indiquent déjà qu’un taux de prise en charge inférieur à 100% ne peut pas être interprété comme une sous-utilisation et qu’un taux de prise en charge supérieur à 100% ne peut pas être interprété comme une surutilisation, mais qu’il reflète dans un premier temps uniquement une utilisation inférieure ou supérieure à la moyenne par rapport à la moyenne statistique de la Suisse, non expliquée par une correction statistique [3]. Cette restriction est malheureusement vite oubliée dans les discussions politiques et médiatiques. Les différences qui ne peuvent pas être expliquées statistiquement par les seules variables sociodémographiques sont interprétées comme un recours élevé qui «ne peut pas être expliqué médicalement». «L’ampleur des [ressources] mises à disposition pour ces prestations ne serait donc pas adaptée aux besoins.» [5] Plusieurs raisons s’opposent toutefois à cette interprétation.
D’une part, la méthodologie utilisée est soumise à de nombreuses limitations. Elle n’intègre dans les analyses qu’une petite partie des facteurs d’influence liés aux patients sur le comportement d’utilisation (par exemple, elle ne prend pas en considération la proportion de personnes issues de l’immigration) et ne tient pas suffisamment compte des différentes situations régionales (par exemple, le degré d’urbanisation/de ruralité) et des interfaces dans le système de soins (par exemple, l’interaction avec les soins psychothérapeutiques prodigués par les psychologues). En outre, le recours aux soins est considéré comme une moyenne de tous les groupes de patients, qui peuvent être pris en charge de manière très différente au sein d’un même groupe d’âge et de diagnostic. On sait par exemple que les personnes atteintes de maladies psychiatriques chroniques graves (SPMI) sont sous-traitées, même lorsque les ressources sont disponibles. En outre, les évaluations se basent sur une comparaison purement nationale, sans prendre en compte la perspective internationale. De plus, il s’agit d’une approche purement quantitative des soins psychiatriques et psychothérapeutiques, sans que le contenu et la qualité puissent être pris en considération et sans tenir compte de la complexité des symptômes psychiatriques, qui diffèrent fortement entre les patients du secteur privé et ceux du secteur public ambulatoire.
Deuxièmement, la détermination des ressources psychiatriques-psychothérapeutiques nécessaires sur la base d’une comparaison supracantonale repose sur une erreur de raisonnement. L’utilisation moyenne des ressources de santé n’est identique ni à l’optimum économique ni à l’optimum clinique des soins. En effet, il n’est pas certain que les soins psychiatriques et psychothérapeutiques ambulatoires puissent être considérés a priori comme suffisants, voire «idéaux» en moyenne pour l’ensemble de la Suisse. Par exemple, le taux moyen d’utilisation à l’échelle nationale pourrait être inférieur à ce qui est réellement nécessaire, car le recours aux soins est rendu plus difficile en raison de la stigmatisation et des obstacles rencontrés par les groupes de personnes défavorisées. Mais il se peut aussi qu’il existe un recours trop important au système dans l’ensemble de la Suisse. Des comparaisons internationales pourraient mettre en perspective la prise en charge ambulatoire de la Suisse par rapport à d’autres pays et constituer ainsi un indicateur de la densité des soins en général. Mais là encore, des conclusions erronées problématiques peuvent être tirées: étant donné le manque de capacités ambulatoires dans le domaine des soins psychiatriques et psychothérapeutiques décrit dans quasiment l’ensemble des pays occidentaux, une moyenne globalement trop basse pourrait là aussi être utilisée comme «étalon-or». De plus, les comparaisons internationales sont souvent difficiles en raison de la diversité des systèmes de santé (notamment avec des niveaux différents de développement du secteur ambulatoire).

Des répercussions négatives

Si l’on interprète les données actuelles telles qu’esquissées ci-dessus, elles entraîneraient probablement une réduction des ressources psychiatriques et psychothérapeutiques ambulatoires dans les cantons actuellement déclarés comme «surdotés». Cependant, outre la baisse visée des coûts directs de la santé, une réduction des prétendues surcapacités peut toutefois avoir une multitude de répercussions négatives: en particulier, les personnes qui ont du mal à demander une aide psychiatrique et psychothérapeutique verront leur souffrance se prolonger jusqu’à ce qu’elles reçoivent un traitement suffisant [6–8]. Au lieu de cela, d’autres structures (par exemple, les services sociaux à bas seuil, le système d’urgence somatique) seront utilisées à titre compensatoire – avec des coûts directs de santé globalement plus élevés et un moins bon résultat thérapeutique, et donc des coûts indirects plus élevés. La disponibilité d’offres à bas seuil est en outre liée au risque de suicide et à la prévention secondaire après une tentative de suicide [9, 10]. De plus, on sait qu’une prise en charge ambulatoire adaptée peut réduire les mesures de contrainte en psychiatrie [11–13] et qu’à l’inverse, une réduction de la capacité de prise en charge favorise les mesures de contrainte [14, 15]. Dans l’ensemble, les expériences internationales montrent qu’un large éventail d’offres ambulatoires et intermédiaires, adaptées aux besoins, est décisif pour des soins faciles d’accès et de qualité.

Une motivation avant tout économique?

Le facteur qui pousse à identifier une offre prétendument excédentaire est sans aucun doute la viabilité financière du système de santé suisse. Malheureusement, actuellement on ne s’intéresse pratiquement qu’aux coûts directs dans le secteur de soins d’une spécialité. Un déplacement des coûts directs vers d’autres spécialités (par exemple en recourant à la médecine de famille ou aux soins d’urgence plutôt qu’aux soins psychiatriques et psychothérapeutiques) est rarement pris en compte. Il n’y a pas d’évaluation économique du «retour sur investissement», que ce soit en termes d’optimisation des coûts engagés par rapport au nombre de «Quality Adjusted Life Years» gagnées, ou en termes de coûts indirects de la santé. Cela n’est pas très judicieux du point de vue économique, car il est bien connu que les coûts indirects causés par les maladies psychiatriques (en raison de l’absentéisme au travail, de l’utilisation des systèmes d’assurance sociale, de l’absence de contribution financière due à une retraite anticipée, etc.) sont incomparablement plus élevés que les coûts directs [16]. Par exemple, le traitement d’une dépression en Suisse coûte en moyenne moins cher que les seules charges financières liées à l’absentéisme au travail [17]. La question de savoir ce qu’est, à cet égard, une prise en charge psychiatrique et psychothérapeutique optimale sur le plan économique n’est malheureusement pas encore au centre des préoccupations.

Que faut-il faire?

Il est incontestable que la viabilité financière du système de santé nécessite un contrôle de l’offre de soins et que le système suisse connaît des situations de surabondance, de pénurie ou d’inadéquation dans ce domaine [18]. En dépit d’un excédent postulé pour certains cantons, il existe en même temps des indices de lacunes évidentes dans l’offre de soins en psychiatrie pour adultes et en psychiatrie pour enfants et adolescents [19]. Celles-ci se sont encore aggravées dans le cadre de la pandémie de COVID-19, en particulier pour des groupes déjà très défavorisés comme les personnes souffrant de SPMI, les patients souffrant d’addictions, les enfants et les adolescents, les personnes âgées et les personnes vivant dans les régions rurales.
La base de calcul pour un contrôle de l’offre de soins sur la base de modèles statistiquement adaptés du statu quo du comportement de recours aux soins a certainement sa valeur en tant que fil conducteur basé sur des données, mais présente des limites évidentes pour le discours porté par les cantons et la Confédération avec les acteurs du système de santé sur la manière dont on peut aborder la maîtrise et la réduction des coûts. Cette base de calcul ne permet pas à elle seule – même si l’on parvient à l’améliorer encore – d’offrir des soins psychiatriques et psychothérapeutiques de qualité, voire optimaux sur le plan clinique ou économique. Il convient de le mentionner de façon transparente. En ce qui concerne les soins psychiatriques, il est également erroné de déduire l’objectif à partir de la réalité actuelle.
Il serait souhaitable de mener un débat de fond sur la manière dont une prise en charge psychiatrique et psychothérapeutique optimale pourrait être conçue et sur la manière d’aplanir la voie vers cet objectif. Des changements dans le système de rémunération dysfonctionnel, qui continue d’entraver «l’ambulatoire avant le stationnaire» et les offres intermédiaires, seraient par exemple un moyen de donner aux acteurs du système de santé les moyens de s’engager eux-mêmes dans une telle direction. Ce faisant, les systèmes de rémunération ne doivent pas créer de mauvaises incitations afin que les praticiens traitant des personnes atteintes de maladies mentales complexes ne soient pas moins bien lotis sur le plan économique. Des incitations motivées par les soins et de nouveaux modèles de financement pourraient en outre aider à optimiser la collaboration intersectorielle et interinstitutionnelle. Pour cela, il faudrait élaborer dans toute la Suisse des prémisses de base scientifiquement fondées pour les soins.
2 Observatoire suisse de la santé. Bulletin Obsan 02/2022. Santé psychiquementale. Chiffres clés et impact du Covid-19. 28.04.2022; https://www.obsan.admin.ch/fr/publications/2022-sante-psychique
3 Jörg R, et al. Taux de couverture régionaux par domaine de spécialisation pour servir de base aux nombres maximaux dans les soins médicaux ambulatoires. Rapport final de l’Observatoire suisse de la santé (Obsan) et de BSS Volkswirtschaftliche Beratung sur mandat de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) (Rapport Obsan 05/2022). 2022, Neuchâtel: Observatoire suisse de la santé.
4 Ordonnance sur la fixation de nombres maximaux de médecins qui fournissent des prestations ambulatoires (RS 832.107).
5 Steiner M, Nigg M, von Allmen T. Versorgungsplanungsbericht 2019 – Kurzfassung für die Medienkonferenz vom 4. September 2019. Gemeinsame Gesundheitsregion – Stationäre Versorgung. 2019, Basel: Kanton Basel-Stadt und Kanton Baselland.
6 Volpe U, et al. The pathways to mental healthcare worldwide: a systematic review. Curr Opin Psychiatry, 2015. 28(4): p. 299–306.
7 Volpe U, et al. Pathways to care for people with dementia: An international multicentre study. Int J Geriatr Psychiatry, 2020. 35(2): p. 163–173.
8 Von Reventlow HG, et al. Pathways to care in subjects at high risk for psychotic disorders – a European perspective. Schizophr Res, 2014. 152(2-3): p. 400–7.
9 Zalsman G, et al. Suicide prevention strategies revisited: 10-year systematic review. Lancet Psychiatry, 2016. 3(7): p. 646–59.
10 Doupnik SK, et al. Association of Suicide Prevention Interventions With Subsequent Suicide Attempts, Linkage to Follow-up Care, and Depression Symptoms for Acute Care Settings: A Systematic Review and Meta-analysis. JAMA Psychiatry, 2020. 77(10): p. 1021–1030.
11 Schottle D, et al. Reduction of Involuntary Admissions in Patients With Severe Psychotic Disorders Treated in the ACCESS Integrated Care Model Including Therapeutic Assertive Community Treatment. Front Psychiatry, 2019. 10: p. 736.
12 Hochstrasser L, et al. Long-term reduction of seclusion and forced medication on a hospital-wide level: Implementation of an open-door policy over 6 years. Eur Psychiatry, 2018. 48: p. 51–57.
13 Lang U, et al. Einführung einer »Offenen Tür Politik« – Was bedeutet diese konkret und wie wirkt sie sich auf Zwangsmaßnahmen aus? Recht & Psychiatrie, 2017. 35(2): p. 72-79.
14 Schneeberger AR, Huber CG. Crisis within a crisis – the fragility of acute psychiatric care delivery. World Psychiatry, 2022. 21(2): p. 245-246.
15 Schneeberger AR, Huber CG, Lang UE, Open Wards in Psychiatric Clinics and Compulsory Psychiatric Admissions. JAMA Psychiatry, 2016. 73(12): p. 1293.
16 Gustavsson A, et al. Cost of disorders of the brain in Europe 2010. Eur Neuropsychopharmacol, 2011. 21(10): p. 718–79.
17 Tomonaga Y, et al. The economic burden of depression in Switzerland. Pharmacoeconomics, 2013. 31(3): p. 237–50.
18 Stulz N, et al. Mental health service areas in Switzerland. Int J Methods Psychiatr Res, 2022: p. e1937.
19 Stocker D, et al. Versorgungssituation psychisch erkrankter Personen in der Schweiz. 2016, Bern: Bundesamt für Gesundheit.