Voter comme César

Zu guter Letzt
Édition
2023/06
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2023.21471
Bull Med Suisses. 2023;103(06):82

Publié le 08.02.2023

Toute personne qui a grandi en lisant Astérix et Obélix sait qu’au terme d’un combat de gladiateurs, César rend le jugement final en levant ou en baissant le pouce, scellant ainsi le sort du combattant. Depuis qu’une entreprise de la tech américaine a repris cette symbolique à son compte au travers du bouton «J’aime» comme forme de communication basique, elle est omniprésente dans nos vies. Un pouce levé pour dire «c’est cool», «j’aime», «bravo», «continue»… et un pouce baissé en signe de désapprobation. «Like or dislike.» Que demander de plus? Une communication plus nuancée serait trop demander.
Ludwig T. Heuss
Prof. Dr méd., médecin-chef de la Clinique de médecine interne Zollikerberg
Depuis que l’humanité a hérité de cette forme géniale de communication, elle l’utilise partout. Pour évaluer le degré de satisfaction des clients lors de la réservation d’un vol, lors d’achats en ligne, en prenant le taxi où l’on nous demandera ce que l’on pense de Basil notre chauffeur ou de la propreté de la voiture ou même de la qualité de l’application. Jour après jour, nous sommes inondés de demandes pour évaluer, critiquer, optimiser les processus et nourrir, voire amuser les algorithmes. La dernière fois que j’ai pris le taxi, Basil le chauffeur m’a dit qu’il préférait une évaluation positive à un pourboire. S’il est apprécié par de nombreuses personnes, l’algorithme va le favoriser et il aura plus de clients. En Chine, cela s’appelle le crédit social. Que notre monde est jeune et beau!
Comme chaque nouvelle marotte, celle-ci a également été joyeusement reprise dans le domaine de la santé. Cela fait des années que l’on se réjouit des évaluations faites par les patientes et les patients dans la croyance erronée qu’il est question de mesurer la qualité. Il est vrai que si une personne est très insatisfaite, cela peut provenir de la qualité du traitement, mais pas que. «J’aime» est une émotion, un état d’esprit et, dans le meilleur des cas, une indication que l’on s’est senti en confiance lors de la prise en charge. Mais on peut également se sentir bien lorsqu’un médecin séduisant, d’allure sportive avec d’excellentes compétences sociales et un sourire radieux se trompe de diagnostic. Il va recevoir de nombreux «likes» qui le conforteront dans son incompétence et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Cela s’appelle le «window dressing», car personne ne doit voir ce qui se cache derrière les apparences. «Que pensez-vous de la prise en charge? Comment s’est déroulé le processus d’admission? Quelle note attribueriez-vous au service d’urgence? Avez-vous reçu une couverture chaude et de l’eau?» Ce qui était autrefois l’apanage du bon samaritain s’est mué en évaluation dans un questionnaire qualité (oui, j’ai reçu une couverture, mais elle n’était pas très chaude donc «Je n’aime pas»). Cela fait longtemps que des hordes de responsables qualité, marketing et je-ne-sais-quoi encore ont découvert et développé leur terrain de jeu, que l’économiste Mathias Binswanger qualifiait déjà il y a quelques années de «vaine concurrence». À l’instar des compagnies aériennes qui promeuvent leurs vols grâce au sourire de l’équipage (comme si ce dernier était garant d’un vol sans encombre pour New York), les hôpitaux se concurrencent à coup de décoration d’intérieur, de massages et d’offres de bien-être, de cartes de mets et de vins et d’autres petits cadeaux. Il s’agit de sentiments et d’émotions, mais pas de qualité.
Le rôle des hôpitaux est d’alléger la souffrance et, dans la mesure du possible, d’aider les patients à guérir. Rendre les gens heureux ne fait absolument pas partie de leur cahier des charges. Morituri te salutant.