Docteur Amazon

Hintergrund
Édition
2022/4950
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.21261
Bull Med Suisses. 2022;103(4950):12-15

Publié le 07.12.2022

Numérisation Amazon, prestataire informatique et site de vente en ligne, va révolutionner le système de santé, proclament depuis des années les experts du secteur du conseil aux entreprises. Mais que penser réellement de ces prévisions?
Amazon a toujours faim. Jeff Bezos, son fondateur, a inscrit l’appétit de croissance dans les gènes du géant du commerce. L’immobilité serait le début de la fin. L’entreprise reste à l’affût de nouvelles branches, mûres pour des «offres disruptives». Il y a à peine 30 ans, Jeff Bezos a commencé comme libraire en ligne. Amazon est aujourd’hui la cinquième société la plus chère au monde en termes de valeur boursière. Des millions de personnes y commandent chaque jour des articles de toutes sortes. Un réseau global de magasins, une armée d’avions, de véhicules de livraison et 1,6 ​million d’employés se chargent de la livraison, souvent en l’espace de quelques heures. Ce faisant, Amazon collecte une masse de données sur ses clients. Grâce à l’analyse et à la gestion de ces informations, le géant de l’e-commerce a développé une activité rentable de stockage cloud et de services informatiques.
Amazon est connu pour son activité de vente par correspondance et veut désormais s’implanter dans le secteur de la santé.
© Hello I’m Nik / Unsplash
Depuis 2016, Amazon cherche également à s’implanter dans le secteur de la santé. La firme se concentre pour l’heure sur les États-Unis. En Europe et en Suisse, les prestataires de services de santé se demandent avec angoisse quand cette superpuissance économique débarquera au niveau local.
Mais Amazon pourra-t-elle entraîner les mêmes changements massifs que dans le commerce? Où en est le groupe aujourd’hui avec ses initiatives aux États-Unis? Comment l’entreprise procède-t-elle? Et pourquoi les spécialistes avertissent-ils que le groupe va bientôt déployer ses offres de santé en Europe?

Les débouchés que voit Amazon

En 2020, le secteur de la santé américain a généré à lui seul quelque 4100 milliards de dollars de coûts ou de chiffre d’affaires, selon comment l’on se place [1]. Les dépenses devraient continuer à croître en moyenne de 5% par an. Mais, par rapport au système suisse, également cher, les citoyens américains bénéficient d’une prise en charge sensiblement plus mauvaise pour des dépenses environ 30% supérieures par personne [2]. Même la classe moyenne, qui bénéficie d’une assurance-maladie par le biais de son employeur, se sent négligée et craint les franchises élevées sur les prises en charge. Dans les zones rurales et les quartiers urbains pauvres, la population doit souvent renoncer aux soins médicaux de base. En parallèle, les prestataires de soins de santé traditionnels, aux États-Unis comme dans de nombreux pays européens, n’adoptent que lentement les avancées technologiques fulgurantes dans le domaine de l’analyse des données, de l’intelligence artificielle, de la télémédecine et de l’efficacité des plateformes pour améliorer leurs offres.
Amazon voit donc l’opportunité de réécrire les règles de ce marché défaillant. «Amazon vient du e-commerce et cerne bien les besoins des consommateurs», explique Stefan Weiss, expert spécialisé dans la santé numérique du prestataire innovation Zühlke. C’est pourquoi Amazon procède par étapes. Les services sont souvent développés et testés à l’interne pour le personnel. Ce qui fonctionne est ensuite proposé à d’autres entreprises ou consommateurs. Ce qui ne fonctionne pas est rapidement jeté aux oubliettes.

Amazon Healthcare bientôt en Europe?

La question est sur les lèvres depuis longtemps: Amazon Healthcare débarque-t-elle bientôt en Europe pour conquérir le secteur de la santé? Une première étape simple pour Amazon serait d’acheter une pharmacie en ligne établie en Europe. Les actions des leaders du secteur Doc Morris et Shop Apotheke ont rarement été aussi bon marché qu’en ce moment. Mais un spécialiste du secteur, bien informé, répond qu’il n’y a actuellement «aucun» mouvement visible dans ce domaine chez Amazon. La lenteur de l’introduction de l’ordonnance électronique en Allemagne réduit les incitations à investir sur le plus grand marché d’Europe. «Comparés aux États-Unis, les marchés européens sont encore plus réglementés. La collecte et le croisement de données sont plus limités et contrôlés par la loi. Il n’est pas possible d’appliquer simplement le modèle commercial à grande échelle», explique Stefan Weiss de l’entreprise de conseil Zühlke.
En Suisse, les bases nécessaires à l’échange de données par le biais d’interfaces compatibles ne sont même pas encore posées. Les médecins de premier recours subissent l’augmentation des coûts des services informatiques sans pour autant enregistrer des gains d’efficacité significatifs dans la prise en charge des patients. Pour Jonathan Meier, la lenteur de l’introduction des offres numériques n’est pas une surprise.
«Dans le système de santé suisse, tout tourne autour du prestataire de services et non du patient. De nombreux fournisseurs de plateformes ne l’ont pas compris.» Son entreprise healthinal propose le développement de logiciels et un conseil en numérisation sur mesure pour les acteurs suisses. Il ne croit pas que de nouvelles plateformes de la stature d’Amazon puissent s’établir aussi rapidement comme moteur dans notre pays: «La base de données et la structure du système de santé suisse est totalement hétérogène, les interfaces importantes et les incitations financières nécessaires manquent. Dans ces conditions, il me semble utopique de pouvoir créer des plateformes offrant de larges avantages disruptifs aux clients et aux opérateurs de réseaux.»
D’autres groupes informatiques – Google, Apple, Microsoft – se bousculent sur le marché. La pandémie a également dopé les start-up poursuivant des approches dans le domaine de la télémédecine, l’autodiagnostic et les applications de conseil. Depuis que les autorités de régulation américaines ont levé les restrictions sur les consultations de télémédecine pour répondre à la pandémie aux États-Unis, les offres ont fortement augmenté. Selon le fonds de capital-risque Rock Health, 29 milliards de dollars ont été investis dans des start-up de santé numérique en 2021 [3], deux fois plus que l’année précédente.

Accès aux détails les plus intimes

Amazon souhaite transposer l’approche centrée sur le client au domaine de la santé. Les personnes en bonne santé comme les malades doivent avoir accès aux conseils et aux soins quand ils le souhaitent et par les canaux dont ils ont besoin. Selon la vision du géant d’internet, une plateforme de santé doit collecter des données liées à la prévoyance, la nutrition ou issues du fitness tracker pour les clientes et les clients, les patientes et les patients. La liste des médicaments et les antécédents médicaux doivent être connectés et consultables. L’objectif est de créer une offre de soins intégrés conjuguant contacts physiques et offres virtuelles.
Ce contre-projet à la réalité chaotique actuelle devait, selon la vision d’Amazon, améliorer la prise en charge médicale des participants tout en réduisant les coûts. Des voix critiques – et elles sont nombreuses – mettent en garde contre le fait qu’une entreprise privée, motivée par le profit, connaisse les détails les plus intimes de millions de personnes. Au sein de la sphère politique américaine même, des voix s’élèvent contre les initiatives du groupe dans le secteur de la santé [4]. Malgré tout, Amazon Healthcare continue à développer une organisation de soins intégrés se rapprochant des modèles tels que l’entreprise nord-américaine Kaiser Permanente, qui propose des réseaux de médecins ainsi que des offres dans le domaine de l’hôpital et des assurances.

Les idées déjà concrétisées

Cette année, Amazon a acheté l’entreprise One Medical pour 3,5 milliards de dollars. La société propose un accès payant aux réseaux de médecins généralistes dans 19 villes américaines. Pour ce faire, Amazon a fermé sa propre société Amazon Care et transféré une partie de son offre à One Medical. Amazon Care promettait des conseils de télémédecine et, si besoin, des visites à domicile par du personnel infirmier qualifié. L’entreprise a eu du mal à recruter du personnel qualifié et des clients.
Avec One Medical, Amazon acquiert un réseau de médecins physique, plus important qui, fin 2021, enregistrait une perte de 255 millions de dollars. Le déficit n’est pas significatif, explique Daniel Grosslight, analyste des données de la banque nord-américaine Citi, dans un communiqué de presse: «La fusion des offres de santé virtuelles et physiques fait partie du cœur de la stratégie d’Amazon dans le domaine de la santé.» Il rappelle comment ces plateformes pensent: «Amazon pourrait utiliser cette acquisition pour attirer l’attention des clients de One Medical sur des offres dans son propre univers: des denrées alimentaires de la chaîne de supermarchés Wholefoods ou des médicaments de sa propre pharmacie en ligne.»
La pharmacie en ligne Pillpack, achetée en 2018 par Amazon, s’appelle aujourd’hui Amazon Pharmacy. Elle propose également sa propre ligne de médicaments de base bon marché, vendus sans ordonnance.
Comme d’autres sociétés du secteur informatique, Amazon fait progresser l’utilisation d’applications à commande vocale pour les analyses de santé. Selon ses propres indications, Amazon emploie plus de 10 ​000 experts dans le domaine [5] et 300 millions de «Smart Devices» [6] seraient reliés au service vocal Alexa. On ne sait pas combien d’utilisateurs utilisent déjà Alexa pour des sujets de santé. Les développements en termes de diagnostic vocal et linguistique sont fulgurants, explique Stefan Weiss.
Amazon souhaite implanter son système comme une sorte de relais dans les foyers privés afin de maintenir un réseau de relations entre le personnel soignant, les proches, le corps médical et les patients. De premières offres sont testées aux États-Unis par des maisons de retraite et des hôpitaux [7]. Les choses n’avancent toutefois pas comme prévu. En raison de pertes annuelles récurrentes de plus de cinq milliards de dollars, la division linguistique doit être réorganisée de fond en comble. Le nouveau CEO d’Amazon, Andy Jassy, a annoncé mi-novembre la réduction des effectifs qui en découlera [8]. Les services de stockage d’Amazon Cloud sont essentiels pour mieux pénétrer le système de santé. En 2021, l’entreprise a lancé «Health Lake», une offre destinée aux organisations de santé devant gérer et analyser des données de patients. L’objectif est de pouvoir enfin exploiter les données non structurées contenues dans tous les dossiers. Ces offres s’adressent également à des entreprises en Europe. Les clients potentiels doivent ici prendre en considération que les autorités américaines ont accès aux données stockées par les entreprises américaines.
Notons qu’Amazon n’a jusqu’à présent pas encore laissé de traces importantes dans le système médical américain. L’euphorie de nombreux analystes et consultants d’entreprise qui croyaient que le géant du web allait révolutionner le système de santé américain en donnant les rênes aux patients et aux consommateurs paraît exagérée.
Les avancées d’Amazon dans le secteur de la santé: aperçu des activités.
L’industrie de la santé est très fragmentée, complexe et hautement réglementée dans chaque pays, et ce de différentes manières. Par ailleurs, les avantages et les coûts de la numérisation ne sont pas supportés par les mêmes acteurs. Le patient peut être gagnant, mais le prestataire de soins comptabilise la dépense. Et enfin, mais pas des moindres, se pose la question de la protection des données. Même si Amazon répond aux exigences légales, les personnes souhaitent-elles vraiment confier leur santé au géant du commerce en ligne? Les facteurs freinent notablement l’essor des plateformes de réseau dans le domaine de la santé. Des voix aux États-Unis critiquent en outre que la stratégie d’Amazon s’adresse pour l’heure aux personnes plus aisées et aux sociétés souhaitant protéger leurs employés grâce à des offres médicales complémentaires. Les personnes défavorisées et les retraités, qui sont couverts par les assurances-maladie publiques Medicaid et Medicare aux États-Unis, en sont exclus.
Il ne faudrait malgré tout pas sous-estimer Amazon, ses poches profondes et la persévérance qu’on lui connaît. «Nous pensons que le secteur de la santé est en tête de la liste des expériences à réinventer», a déclaré à la presse Neil Lindsay, top manager chez Amazon Health Services lors du rachat de One Medical.
Un point de vue qui trouve de nombreux partisans. Mais les avis divergent sur le fait qu’Amazon puisse être le réformateur tant attendu.
1 www.cms.gov/Research-Statistics-Data-and-Systems/Statistics-Trends-and-Reports/NationalHealthExpendData/NationalHealthAccountsHistorical
2 www.commonwealthfund.org/publications/issue-briefs/2020/jan/us-health-care-global-perspective-2019
3 rockhealth.com/insights/2021-year-end-digital-health-funding-seismic-shifts-beneath-the-surface/
5 www.wsj.com/articles/amazon-says-it-has-over-10-000-employees-working-on-alexa-echo-1542138284
6 www.cnbc.com/2022/09/28/amazon-dominates-the-smart-home-now-privacy-groups-oppose-irobot-deal.html
8 www.wsj.com/articles/amazon-ceo-andy-jassy-addresses-layoffs-in-memo-11668723921