Le DEP dans le quotidien médical

Malgré ses potentiels, le DEP piétine

Hintergrund
Édition
2022/45
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.21204
Bull Med Suisses. 2022;103(45):16-19

Publié le 09.11.2022

NumérisationSur un pied d’égalité avec le corps médical, le patient informé cherche à améliorer la qualité du traitement, telle est la promesse du dossier électronique du patient. Pourquoi n’en percevons-nous rien, ou presque, au quotidien? Nous avons posé la question.
Le dossier électronique du patient (DEP) piétine en Suisse. Les promesses de renforcer la qualité du traitement médical, d’améliorer les processus de traitement, d’accroître la sécurité des patients et de rendre le système de santé plus efficace, avec une meilleure compétence des patients en matière de santé, ne se sont jusqu’à présent réalisées que de manière limitée. À peine un Suisse sur mille possède un tel dossier et la demande reste timide. L’accès des patients au DEP est par ailleurs fastidieux et, comme il n’existe pas de véritable analyse de rentabilité de la part des fournisseurs de DEP, les communautés de base, ces dernières sont confrontées à des défis financiers. La Confédération s’en tient néanmoins aux promesses du DEP mentionnées précédemment. Mais le chemin semble encore long jusqu’à ce que la numérisation découlant du DEP puisse développer sa dynamique dans le domaine médical, et plus particulièrement dans le quotidien des cabinets médicaux.

De nouvelles voies vers la mise en œuvre du DEP

Les mentalités évoluent et certaines vieilles ficelles sont sur le point d’être coupées. Au lieu d’une organisation décentralisée et fédérale, des tendances à la centralisation se dessinent. Swisscom s’est récemment retirée de l’exploitation de l’infrastructure technique du DEP, laissant le champ libre à La Poste. Elle se partage l’activité avec des acteurs tels que AD Swiss Net AG, l’exploitant de plateforme du corps médical, et la plateforme des pharmaciens Abilis. Sachant que la technologie de La Poste est entre-temps utilisée par six des sept communautés de référence, soit des fournisseurs de DEP.
Au printemps 2021, le Parlement a mandaté le Conseil fédéral d’élaborer des bases légales pour que tous les prestataires et les spécialistes de la santé soient tenus d’adhérer à une communauté ou une communauté de référence certifiée pour la gestion du DEP. L’obligation de tenir un DEP s’applique déjà depuis début 2022 à tous les établissements et à toutes les organisations de santé qui fournissent désormais des prestations ambulatoires à la charge de l’assurance obligatoire des soins (AOS). Vient s’ajouter à cela que, dans le cadre de la révision prévue de la loi fédérale sur le dossier électronique du patient (LDEP), l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) privilège un modèle opt-out, permettant aux patients de s’opposer activement à l’ouverture d’un DEP les concernant. L’OFSP souhaite en outre changer la situation actuellement désastreuse par le biais d’une offensive de communication: la population, le corps médical et tous les autres spécialistes de la santé doivent être sensibilisés aux avantages du DEP.
Le service de coordination compétent de la Confédération et des cantons, eHealth Suisse, déclare à propos des éventuelles centralisations que l’OFSP examine, dans le cadre de la révision de la LDEP, si un archivage central des données doit être introduit. L’accent est mis sur les données dynamiques telles que les mentions sur le carnet de vaccination électronique ou le plan de médication électronique. «Le stockage centralisé des données permet d’élaborer une infrastructure plus simple, notamment pour la médication en ligne, les données de cette dernière pouvant changer rapidement et être disponibles dans leur intégralité», souligne Catherine Bugmann du secrétariat d’eHealth Suisse.
Par ailleurs, deux variantes pour l’utilisation du DEP seront soumises au Parlement pour la future révision de la LDEP dans le cadre de la consultation: le caractère facultatif et le modèle opt-out. «Cela signifie qu’un DEP est ouvert automatiquement pour chaque personne couverte par l’assurance maladie obligatoire, à moins qu’elle ne décide de ne pas ouvrir de DEP et ne s’y oppose», poursuit Catherine Bugmann, ajoutant que le processus d’ouverture du DEP doit bientôt être simplifié. «D’une part, la déclaration de consentement à l’ouverture d’un DEP doit pouvoir être possible en ligne, conformément à la LDEP. D’autre part, la Confédération travaille à un financement transitoire pour doper l’ouverture du DEP dans toutes les régions du pays.»

Pas un outil de communication pour les médecins

La Fédération des médecins suisses (FMH) reste attachée au DEP, mais souligne que ce dernier n’est pas un outil de communication pour les professionnels de la santé. En effet, le corps médical a des exigences plus élevées lorsqu’il s’agit de la communication interprofessionnelle entre les différents processus.
Le DEP est en premier lieu un dossier pour les patientes et les patients, le développement cohérent des portails patients, il renforce la communication entre les patients et les médecins, indique la FMH: tous deux ont la même approche des données, ce qui crée de la transparence, laquelle conduit à la confiance et à la sécurité des patients. Pour le corps médical, le DEP ne peut être avantageux que si les patientes et les patients gèrent les droits d’accès de manière responsable.
La FMH se réfère ainsi à l’article sur le but de la LDEP, selon lequel le DEP permet également de promouvoir les compétences en matière de santé des patients. La FMH met en garde contre la surcharge, d’autant plus que la compétence en matière de santé requiert davantage de mesures et que le DEP sera source de nouveaux défis pour les patientes et les patients. Un mise en garde aussi à l’aune du fait qu’il n’existe aujourd’hui pas d’informations complètes sur les patients. En bref, il faut partir du principe que le DEP entraînera une charge administrative supplémentaire dans un cabinet médical. Principalement tant que l’intégration profonde des systèmes d’information du cabinet médical, donc des systèmes primaires, dans les systèmes secondaires du DEP n’est pas achevée. Par ailleurs, il manque au DEP des fonctions de recherche et de filtre intelligentes permettant de trouver, de manière rapide et ciblée, les informations pertinentes pour le traitement.

Le fonctionnement du DEP

Le dossier électronique du patient (DEP) est un recueil de documents personnels contenant des informations en lien avec la santé des personnes possédant un DEP, à savoir les patientes et les patients. Ces documents peuvent être par exemple le rapport de sortie d’un hôpital, le rapport de soins des services d’aide et de soins à domicile, la liste des médicaments, les rapports d’examen, les résultats de radios ou le carnet de vaccination. Ces informations peuvent être consultées à tout moment par les personnes ayant un DEP ainsi que par les professionnels de la santé autorisés en passant par une connexion Internet sûre.
Le DEP a été conçu pour une mise en œuvre régionale et décentralisée sous un toit national. Les détails sont réglés dans la loi fédérale sur le dossier électronique du patient (LDEP) de 2017. Concrètement, la LDEP prévoit que les informations pertinentes pour le traitement, saisies dans le système primaire par le corps médical, soient également accessibles pour le DEP. Celles-ci sont ensuite sauvegardées par le système dans un lieu décentralisé. Ces lieux d’archivage sont gérés par des communautés certifiées en matière de protection et de sécurité des données, auxquelles adhèrent les établissements et les professionnels de santé.

Le corps médical doit être impliqué activement

Un autre point de la FMH vient d’Alexander Zimmer qui, en tant que membre du Comité central de la FMH, est responsable du département Numérisation et eHealth (voir aussi interview). En effet, la LDEP a entraîné des développements numériques dans le domaine médical. Le corps médical ainsi que tous les autres prestataires sont écoutés au sujet de la numérisation, mais ne sont pas activement impliqués dans les processus de décision importants, déplore Alexander Zimmer. Par ailleurs, la LDEP est soumise à un processus législatif important, toujours en retard sur les progrès technologiques. «La loi aurait pu miser davantage sur l’autonomie et l’autorégulation, et accorder un rôle actif aux associations professionnelles et aux organismes de normalisation», poursuit Alexander Zimmer.
À cela s’ajoute sa crainte que le DEP devienne un «cimetière des données». Aujourd’hui encore, le plan de médication peut être sauvegardé dans le DEP en plusieurs formats. «Ceux qui misent sur une structuration cohérente sont pénalisés, car ils doivent saisir manuellement les informations non structurées du plan de médication.» À ce sujet, le corps médical souhaite une amélioration dans la révision de la loi à venir. Il en va de même pour d’autres informations pertinentes pour le traitement. D’autres pays, qui n’ont mis en place qu’un seul format, montrent qu’il est possible de faire autrement en matière d’échange. Il est donc impératif d’intégrer le DEP en profondeur dans les systèmes primaires afin d’éviter le risque de doublons et le travail supplémentaire inutile: «Les portails destinés aux professionnels de la santé, dans lesquels les données doivent être transférées manuellement, sont donc exclus», souligne Alexander Zimmer.
La FMH ne s’attend pas à ce que les choses évoluent beaucoup en matière de DEP avant l’entrée en vigueur de la révision générale indispensable et urgente de la loi. Sans les incitations financières nécessaires pendant la période de transition, les fournisseurs de systèmes primaires, entre autres, n’encourageront pas l’intégration profonde du DEP dans les systèmes primaires. Et, tant que l’intérêt de la population reste faible, la charge de travail dans un cabinet médical restera élevée, le DEP exigeant une certaine routine. La situation est similaire dans les hôpitaux, selon la FMH. L’authentification à deux facteurs requise ne peut pas encore être mise en œuvre dans leurs processus, il n’est donc pas défini quel médecin traitant peut accéder au DEP. De plus, les hôpitaux souffrent aussi de la charge administrative et financière supplémentaire que le DEP entraîne actuellement.
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Au lieu d’une voie décentralisée et fédérale, des tendances à la centralisation se dessinent pour la mise en œuvre du DEP.
© Pakorn Kumruen / Dreamstime
Alexander Zimmer, quelle est la vision de la FMH concernant le dossier électronique du patient (DEP)?
Avec le DEP, le corps médical doit disposer d’un outil qui le décharge au quotidien. Il doit contribuer à la qualité du traitement et fournir un aperçu rapide de toutes les informations pertinentes sur le traitement de leurs patients. Par ailleurs, les données saisies une fois dans le DEP doivent pouvoir être réutilisées de sorte à réduire les doublons et le travail administratif qui en découle. Cela suppose une structuration sémantique rigoureuse des données dans le DEP. L’utilisation du DEP doit être financée de manière rentable.
Cela paraît judicieux. Vous critiquez néanmoins le DEP en le qualifiant de «cimetière des données»?
Oui, cette crainte demeure. Aujourd’hui encore, le plan de médication peut être sauvegardé dans le DEP sous plusieurs formats, notamment. Ceux qui misent sur une structuration cohérente sont pénalisés, car ils doivent saisir manuellement les informations non structurées du plan de médication. D’autres informations pertinentes pour le traitement telles que le rapport de sortie peuvent elles aussi être saisies de différentes manières dans le DEP. D’autres pays ont testé plusieurs formats d’échange avant d’en adopter un seul.
Quel est le rôle de l’intégration dans les systèmes logiciels des cabinets médicaux?
Il convient de noter qu’il est impératif d’intégrer en profondeur le DEP dans les systèmes primaires. Dans le cas contraire, les médecins risquent de tenir une double comptabilité et d’être confrontés à des charges supplémentaires inutiles: les portails destinés aux professionnels de la santé, dans lesquels les données doivent être transférées manuellement n’entrent donc pas en ligne de compte. Dans le cadre de la stratégie de gestion des données de la Confédération, l’accent est toujours mis sur le principe du «once-only». Pour y parvenir, les données doivent être saisies sous une forme conceptuelle claire prenant également en compte le contexte, de sorte à garantir l’interopérabilité sémantique des données. Nous en sommes encore très loin avec les systèmes primaires disponibles en Suisse.
Pourquoi la situation est-elle si différente dans les hôpitaux?
Les hôpitaux disposent d’une infrastructure TIC avec une expertise et un personnel appropriés. Les cabinets individuels doivent acheter l’expertise nécessaire auprès de prestataires informatiques externes. Du point de vue de la FMH, les médecins du domaine ambulatoire ont besoin d’un budget comme les hôpitaux pour pouvoir réaliser les investissements dans la numérisation.
Faut-il donc recourir à la contrainte pour réaliser les allégements promis par le DEP?
Le caractère facultatif de la tenue d’un DEP est déjà supprimé pour les médecins exerçant en ambulatoire, qui sont autorisés à exercer à la charge de l’AOS depuis le 1er janvier 2022. Dans les faits, cela signifie la suppression du caractère volontaire pour les prestataires de soins ambulatoires. En adoptant la motion 19.3955 au printemps 2021, le Conseil national et le Conseil des États ont en outre mandaté le Conseil fédéral d’élaborer les bases légales nécessaires pour que tous les prestataires et professionnels de la santé soient tenus de s’affilier à une communauté ou à une communauté de référence certifiée. La FMH s’engage à présent pour des périodes de transition appropriées.
Les conséquences sont-elles déjà prévisibles?
Les investissements liés à la numérisation d’un cabinet médical et à sa connexion à un DEP sont importants. Ils n’en valent pas la peine si le médecin doit prendre sa retraite dans quelques années et fermer son cabinet. Cela concerne actuellement plus de la moitié des médecins de famille qui mettront fin à leur activité en cabinet d’ici une dizaine d’années en raison de leur âge. Il faut partir du principe qu’en cas de participation forcée au DEP, de nombreux médecins de famille cesseront leur activité plus tôt. Ce serait catastrophique pour les soins en médecine générale en Suisse, déjà en proie à une pénurie.
Que peut-on attendre de votre part dans le futur?
La FMH soutient l’introduction du DEP s’il apporte une valeur ajoutée aux patients et aux professionnels de la santé. Nous continuons à proposer notre expertise et notre collaboration dans le but de créer cette valeur ajoutée. Nous souhaiterions toutefois être impliqués non seulement à titre consultatif, mais également être représentés dans les organes décisionnels idoines de la Confédération.
Interview: Volker Richert
Alexander Zimmer
est membre du comité central de la Fédération des médecins suisses FMH et responsable du département Numérisation et eHealth.