Sécurité de l'approvisionnement et des patients compromise?

Aktuell
Édition
2022/42
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.21135
Bull Med Suisses. 2022;103(42):30-33

Affiliations
a Dre iur., juriste de la division Service juridique de la FMH; b Prof. méd., chef de la section Politique de la Société suisse d’oncologie médicale (SSOM) et médecin-chef Oncologie/Hématologie à l’Hôpital cantonal des Grisons

Publié le 18.10.2022

Remboursement des médicamentsLa prise en charge de médicaments dans des cas particuliers selon les art. 71a à 71d OAMal a fait ses preuves. C’est à nos yeux un modèle qui devrait être conservé, mais développé sur certains points. Or le projet de modification de l’OAMal du Conseil fédéral du 3 juin 2022 exacerbe les difficultés actuelles.
Contrairement aux prévisions de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), la révision proposée rendra encore plus difficile l’accès rapide aux soins pour les patientes et les patients car elle contourne les objectifs visés par les art. 71a à 71d de l’ordonnance sur l’assurance-maladie (OAMal), à savoir l’accès aux médicaments hors étiquette et leur remboursement. L’égalité d’accès aux soins médicaux nécessaires est pourtant un principe de l’assurance-maladie obligatoire. Selon une évaluation de l’OFSP publiée en décembre 2020, ce principe ne serait pas toujours garanti dans le cadre des art. 71a à 71d OAMal.
Quel est l’objectif du Conseil fédéral? Le site internet de l’OFSP apporte un élément de réponse: «Dans le domaine de la prise en charge des médicaments dans des cas particuliers, le Conseil fédéral veut améliorer l’égalité de traitement des patients par les assureurs-maladie, la fixation des prix ainsi que la transparence.» [1] Cependant, nous devons malheureusement constater que l’accent est mis presque exclusivement sur la réduction des coûts. Les facteurs tels que l’égalité d’accès, le bénéfice thérapeutique et la qualité ont été totalement perdus de vue dans le projet de révision.
Des instruments développés pour promouvoir un accès équitable tels que le Swiss Patient Access Pilot (SPAP) ont été mis en œuvre en 2019. L’objectif était de trouver une approche pragmatique pour améliorer l’égalité de traitement. Concrètement, le SPAP sert à démontrer la faisabilité d’intégrer un panel d’experts cliniques indépendants au processus de décision dans le cadre de cas particuliers «controversés» au sens des art. 71a à 71d OAMal («cas de rigueur»). Dans un dialogue impliquant tous les acteurs du système suisse de la santé, le SPAP tente de développer des solutions visant à améliorer la prise en charge des cas de rigueur et à promouvoir l’égalité d’accès aux thérapies contre le cancer indiquées médicalement. Malheureusement, ce mécanisme n’a pas été inclus dans la révision actuelle.
Des objectifs tels que la promotion des génériques et des biosimilaires, la hausse du taux de pénétration des génériques, un accès plus rapide aux nouveaux médicaments et une indemnisation équitable – qui sont indispensables pour la sécurité des patients et de l’approvisionnement – ne seront en aucune façon atteints par la présente révision. Au contraire, la mise en œuvre du projet mis en consultation aurait des effets collatéraux dévastateurs. Les mesures au cœur de cette révision se focalisent sur la réduction des coûts. Elles sont déconnectées des connaissances médicales et négligent la sécurité d’approvisionnement. De plus, la révision ne pallie que partiellement les problèmes existants au prix de nouveaux effets secondaires négatifs et de plus de bureaucratie. La politique d’économie des coûts prévue conduit à la restriction de la diversité des traitements et de la liberté thérapeutique, ce qui nuit aux patientes et aux patients. En particulier, l’accès à de nouveaux médicaments innovants avant l’admission dans la liste des spécialités (LS) ne serait presque plus garanti. Le projet de révision mis en consultation aggrave les problèmes qui existent lors de l’admission de nouveaux médicaments dans la LS et il est à craindre que les soins oncologiques en Suisse soient à l’avenir de moindre qualité que ceux dispensés aux États-Unis et dans le reste de l’Europe. Par ailleurs, le système de prix de référence, refusé par le Parlement, est introduit ici dans l’ordonnance.
Nous examinons ci-après quelques points controversés du projet mis en consultation, relatifs aux dispositions de l’OAMal et de l’ordonnance sur les prestations de l’assurance des soins (OPAS).

Art. 71a à 71d OAMal

«Les art. 71a à 71d OAMal règlent la prise en charge par l’AOS de médicaments pour des traitements ‹hors étiquettes› ou hors LS dans des cas particuliers. Il s’agit en l’occurrence d’une dérogation qui vise en premier lieu à garantir l’accès à des médicaments ne figurant pas dans la liste des spécialités pour le traitement de maladies mortelles ou de problèmes de santé graves et chroniques.» [2]
Pour la prise en charge par l’assurance-maladie, «l’usage du médicament doit constituer un préalable indispensable à la réalisation d’une autre prestation remboursée par l’AOS, ou doit, faute d’alternatives thérapeutiques, apporter un bénéfice élevé au patient dans le traitement d’une grave maladie chronique ou mortelle.» [2]
Un accès rapide et équitable à des thérapies innovantes en Suisse, indépendamment du lieu de domicile, du statut social et de l’assurance contractée par les patientes et les patients, ainsi que la sécurité de l’approvisionnement sont des points fondamentaux de la sécurité des patients et de l’égalité de traitement. L’accès aux thérapies médicamenteuses doit être rendu possible à toutes et à tous selon le même droit et avec peu de bureaucratie. L’objectif doit être, à juste titre, de garantir la sécurité d’approvisionnement et la qualité des traitements et non de les pénaliser par une politique d’économie des coûts.
Il est souvent impossible d’apporter la preuve exigée de l’efficacité d’un médicament au moyen d’études cliniques contrôlées, notamment dans le cadre d’une utilisation hors étiquette. Peu importe que la preuve de l’efficacité doive reposer sur des études contrôlées randomisées ou non randomisées. En effet, une étude contrôlée randomisée n’est pas toujours possible en raison de la rareté de la maladie ou pour des motifs éthiques. Pour de nouveaux traitements innovants, il n’est pas rare que les études comparatives ne se justifient pas du point de vue éthique. Dans de tels cas, les patientes et les patients gravement malades n’auraient pas accès à une thérapie nécessaire et urgente.
Par ailleurs, la définition révisée de la notion de «grand progrès thérapeutique» est inacceptable: «Un grand progrès thérapeutique correspond au minimum à un progrès établi au moyen de critères d’évaluation principaux cliniquement pertinents d’au moins 35% par rapport à la thérapie médicamenteuse standard ou, à défaut, au placebo.» [3] Cette valeur seuil n’est souvent pas atteinte en oncologie. L’inadéquation de cette définition se reflète aussi dans le fait que près de 40% des médicaments contre le cancer figurant dans la LS ne remplissent pas ces critères. Les exigences seraient ainsi plus élevées pour des médicaments hors étiquette que pour des médicaments inscrits dans la LS. Nous estimons que près de la moitié des utilisations hors étiquette pour le traitement du cancer ne seraient plus disponibles, à moins que les patientes et les patients en supportent eux-mêmes les coûts annuels qui peuvent rapidement atteindre 60 000 à 100 000 francs. Ce bénéfice thérapeutique prévu dans le projet de révision (Hazard Ratio [HR] 0,65) est, selon des critères scientifiques, intenable. Des associations professionnelles comme la Société européenne d’oncologie médicale (ESMO) sont arrivées, après des réflexions similaires, à la conclusion qu’il conviendrait de tenir compte d’un taux / d’un bénéfice d’au moins 20% (HR 0,8).
Par conséquent, nous sommes d’avis qu’il est nécessaire d’associer l’expertise médicale et l’expérience clinique du domaine d’indication concerné afin d’évaluer ce «grand progrès thérapeutique» dans un cas particulier. Il faut clairement refuser des valeurs seuils telles que prévues dans cette révision qui créerait seulement une «liste officieuse des spécialités». La forte hausse des demandes concernant des produits hors étiquette résulte avant tout de l’allongement du temps d’attente entre l’autorisation de mise sur le marché de Swissmedic et l’inscription dans la LS, qui est dû en grande partie aux âpres négociations de prix entre l’industrie et l’OFSP. Du point de vue moral et éthique, il est insoutenable de reporter ce problème sur les patientes et les patients souffrant de maladies chroniques rares. Il conviendrait au contraire d’introduire des mécanismes permettant un accès rapide aux traitements, par exemple de mener en parallèle les négociations de prix lors de la procédure d’autorisation auprès de Swissmedic.
Par ailleurs, l’outil OLUtool, qui aide à évaluer des cas similaires de manière uniforme, n’a malheureusement pas réussi à atténuer le problème dans la mesure souhaitée. Actuellement, les interprétations sont trop différentes malgré les critères standardisés. De plus, en cas de refus de la caisse-maladie, le demandeur ne dispose pas de l’évaluation réalisée avec OLUtool et ne peut donc pas en comprendre la teneur.
Le législateur n’a malheureusement pas profité de la révision pour reprendre dans les ordonnances différentes solutions efficaces et pratiquées, comme la création d’un panel d’experts médicaux et l’introduction d’un registre hors étiquette avec des données de résultats. L’enregistrement des utilisations hors étiquette améliorerait non seulement la transparence, mais créerait également une base de données scientifique et fondée sur les faits. Les fournisseurs de prestations devraient avoir accès aussi bien aux demandes saisies qu’aux décisions rendues. Un registre faciliterait en outre la standardisation de la prise en charge de l’utilisation hors étiquette en servant de base aux groupes d’experts et aux acteurs de la branche.

Art. 38a OPAS

L’art., 38a al. 1, OPAS est une autre disposition très délicate qui concerne notamment les différents bénéficiaires de médicaments: «La quote-part s’élève à 50% des coûts dépassant la franchise pour les médicaments dont le prix de fabrique est au moins 10% supérieur à la moyenne des prix de fabrique du tiers le plus avantageux de tous les médicaments composés des mêmes substances actives et figurant sur la liste des spécialités.» Cette disposition prévoit que les personnes assurées (en vertu de la loi sur l’assurance-maladie) devront payer cette différence en participant plus aux coûts si elles veulent la préparation originale au lieu d’une alternative équivalente.
Une quote-part de 20% au lieu de 10% est actuellement prévue pour les médicaments dont le prix est excessif par rapport à d’autres médicaments contenant les mêmes substances actives. Une augmentation de la quote-part à 50% augmente la charge administrative et peut amener des patientes et des patients à changer la médication. C’est précisément l’effet du système de prix de référence que le Parlement a refusé et cela encourage la médecine à deux vitesses: les patientes et les patients sont forcés de payer une quote-part plus élevée ou d’opter pour un médicament moins cher. Le législateur a en outre prévu que cette disposition exigeant une quote-part de 50% s’applique également à la «prise en charge de médicaments dans des cas particuliers» dans le domaine de l’utilisation hors étiquette conformément à l’art. 71a OAMal.
La sécurité des patientes et des patients est au cœur des traitements médicaux, au même titre que la liberté thérapeutique des médecins. Ces principes sont pourtant compromis par la répercussion des coûts sur les patientes et les patients, par le biais de la quote-part, ce qui viole l’égalité d’accès aux soins. Les personnes avec de bas revenus sont ainsi défavorisées, l’inégalité s’accroît et il n’est plus possible de garantir un accès équitable en termes de sécurité d’approvisionnement. C’est une fois de plus une disposition non adaptée à la pratique, qui soulève de nombreuses questions.

Art. 71, al. 1, let. i, OAMal

Conformément à l’actuel art. 38a, al. 6, OPAS, un médicament plus onéreux peut être remis sans que l’assuré ne doive participer davantage aux coûts si des motifs médicaux s’opposent à une substitution.
Avec le nouvel art. 71, al. 1, let. 1, OAMal, l’OFSP établit et publie une liste des exceptions à la substitution. Cette liste mentionne les substances actives dont les médicaments ne peuvent pas être remplacés pour des raisons de sécurité ou d’efficacité et, respectivement, ceux pour lesquels les assurés n’ont pas à payer une quote-part plus élevée lorsque la préparation prescrite est plus chère.
Une préparation originale plus chère peut être remise sans que la personne assurée ne doive payer une quote-part plus élevée lorsque des raisons médicales s’opposent à une substitution. Mais seul le fournisseur de prestations peut décider quelle décision médicale ou quelle prescription constitue le traitement le mieux adapté. L’expert médical doit ainsi avoir la compétence de trancher dans des cas individuels si des raisons médicales s’opposent à la substitution. Il n’est pas réaliste d’établir une liste exhaustive des exceptions à la substitution. C’est justement dans des cas d’oncologie complexes que l’oncologue traitant est le seul à pouvoir évaluer si le médicament le plus cher doit être prescrit pour des raisons d’efficacité ou de sécurité. Ce n’est pas aux patients de payer la différence de coûts.

Résumé

Plusieurs dispositions des ordonnances contiennent des valeurs limites numéraires et des pourcentages. Ce sont cependant des hypothèses incompatibles avec l’expertise médicale qui peuvent en fin de compte avoir des effets négatifs sur la prise en charge médicale et la sécurité des patients. Reprenons à titre d’exemple l’exigence de 35% de bénéfice thérapeutique à atteindre lors de l’évaluation du «grand progrès thérapeutique» au sens de l’art. 38b, al. 5, OPAS. Hormis les incohérences de fond relevées dans les deux ordonnances, les dispositions révisées sont difficilement compréhensibles, en partie en raison de leur formulation, et ne peuvent guère être mises en œuvre sur les plans organisationnel et administratif.
Pour la sécurité des patientes et des patients, nous demandons que l’Office fédéral de la santé publique procède à une analyse d’impact de cette réglementation et qu’il suspende le projet de révision de ces ordonnances.
© Towfiqu barbhuiya / Unsplash
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2 Remboursement de médicaments destinés aux enfants atteints du cancer, Rapport du Conseil fédéral donnant suite au postulat 18.4098 CSSS-N du 25 octobre 2018, p. 5 et 6.
3 Art. 38b al. 5 OPAS