Démultiplication des volumes en politique de la santé

Kommentar
Édition
2022/41
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.21134
Bull Med Suisses. 2022;103(41):26-27

Publié le 11.10.2022

Spirale administrativeUn juriste seul dans un village fera vite faillite. S’ils sont deux, en revanche, ils seront riches. Une vieille sagesse populaire résume qu’il faut parfois un contradicteur pour faire des affaires. Cela ne s’applique hélas pas seulement aux juristes mais par exemple aussi à un grand nombre d’employés de l’administration publique.
La multitude de projets de loi rend la politique de la santé de moins en moins transparente.
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À 500 pages de révisions de loi...

Les deux volets de mesures visant à freiner la hausse des coûts du Conseil fédéral, sans oublier le contre-projet indirect à l’initiative du parti du Centre, illustrent de façon exemplaire comment les efforts de l’administration publique démultiplient le travail des tiers. À eux seuls, les documents de base de ces révisions de loi comptent plus de 550 pages de projets et d’explications. Pour approfondir, il faut encore se plonger dans plusieurs centaines de pages d’analyses et de rapports publiés par la Confédération. Au terme de cette lecture titanesque, vous ne serez au courant que de trois projets de révision sur les 21 en cours au DFI dans le domaine de l’assurance-maladie [4].

… 5000 pages de prises de position

Sans compter que ces textes sont écrits par de nombreuses personnes hautement qualifiées de la Confédération et qu’ils doivent ensuite être lus par un très grand nombre de personnes. En effet, les associations professionnelles et les organisations de patients, les assureurs, les cantons, les représentants de l’industrie, etc. doivent analyser ces projets complexes et examiner leur impact concret. Pour ce faire, ils ont besoin de savoir-faire, parfois aussi d’expertises externes, et doivent assurément mobiliser beaucoup de temps pour rédiger des prises de position, éventuellement les traduire et aussi les publier. Le premier volet de mesures a suscité 150 prises de position, le deuxième 328, soit un total de plus de 5000 pages. Seule une infime partie des innombrables heures de travail investies, celles des cantons, ont été financées par les impôts. La plupart des prises de position ont été développées à l’aide d’autres ressources: celles des organisations de fournisseurs de prestations, des organisations de patients, des assureurs-maladie, des fédérations de consommateurs et bien d’autres encore.

... pour un effet incertain

L’engagement des acteurs pour que les projets de loi soient réalistes et applicables n’est qu’occasionnellement pris en compte. Même si la Confédération relève que les «objectifs en matière de coûts» et le «premier point de contact» ont tous les deux été rejetés «par une large majorité» lors de la consultation relative au deuxième volet [5], elle a décidé d’abandonner le premier point de contact mais de soumettre au Parlement son projet d’objectifs de coûts sous la forme d’un contre-projet indirect à l’initiative pour un frein aux coûts.
Une autre réglementation lourde de conséquences du deuxième volet de mesures a même été accentuée après la consultation. Quand on parle de «soins coordonnés», il s’agit aujourd’hui manifestement d’«administration étatique». Le Conseil fédéral souhaite que les fournisseurs de prestations ambulatoires travaillent comme employés dans de nouveaux «réseaux» organisés et soutenus financièrement par l’État. Les assurés qui n’ont jusqu’ici pas choisi un modèle d’assurance répondant aux exigences des réseaux actuels et offrant des primes plus faibles obtiendraient ainsi un «meilleur accès» aux soins coordonnés, ou celui-ci leur serait imposé pour leur bien. Les premières auditions ont lieu au Parlement tout juste six semaines après la publication de ces projets de réforme complexes qui interviennent fortement dans les structures de soins ambulatoires existantes. C’est donc dans l’urgence qu’il faut en analyser les tenants et les aboutissants pour le système de santé. Les infrastructures de tous les acteurs concernés sont mises à rude épreuve et la qualité des lois n’en est certainement pas améliorée.

Une avalanche de lois...

La multitude de projets de loi rend la politique de la santé de moins en moins transparente. Même les personnes qui travaillent quotidiennement sur les sujets complexes relevant du secteur de la santé n’arrivent plus à savoir à quel stade se trouvent les réformes en cours ni à évaluer les effets d’une révision de loi ou leurs interactions avec d’autres projets de loi. Du parlementaire bien informé à l’électeur en passant par le journaliste spécialisé, pour tous, il est de plus en plus difficile de saisir la portée de révisions parfois très complexes.

... qui nous éloigne de la pratique

Le déséquilibre croissant entre les ressources de l’État et celles des acteurs du système de santé a aussi pour conséquence de pénaliser les voix, de moins en moins écoutées, qui portent l’expérience du terrain. Les activités étatiques, à l’image de la machinerie législative qui travaille toujours plus vite, confinent les acteurs du système de santé dans un rôle toujours plus réactif. Cela se répercute sur la prise en charge médicale: celui qui rédige des projets de loi dans l’administration publique possède une grande expertise juridique, mais n’a encore jamais pris en charge une ou un patient. Celui qui esquisse les plans pour des réseaux de soins orchestrés par l’État n’a jamais coordonné un traitement complexe. Sans le contrôle de la praticabilité par les acteurs, le risque augmente d’avoir des réglementations qui, en théorie, sont tout à fait pertinentes mais, en pratique, parfaitement inutiles, voire nuisibles.

Réglementation et administration

La réglementation toujours plus détaillée par toujours plus de lois entraîne une augmentation continue du travail administratif dans le secteur de la santé. La charge de travail atteint un pic lors de la mise en œuvre d’une loi même bien intentionnée. Il n’est pas rare que le tsunami administratif s’annonce au plus tard avec l’ordonnance. Avant de favoriser la qualité ou l’adéquation des soins, une loi sur la qualité ou sur l’admission encourage la bureaucratie. Tous les acteurs de la santé ont fait face ces dernières années (et décennies) à une microréglementation accrue, suivie d’une microadministration. Pour couvrir l’augmentation du temps de travail consacré à la documentation médicale, il faudrait créer environ 100 postes de médecin par an. C’est du temps qui coûte de l’argent, suscite la frustration des jeunes professionnels de la santé et manque aux patients.

Pas de valeur ajoutée sans équilibre

Pour un village, avoir deux juristes riches est une bonne chose tant qu’ils génèrent de la valeur ajoutée pour les résidents. Pour un système de santé de qualité financièrement viable, le travail des autorités est donc nécessaire au même titre que l’engagement des acteurs concernés. En revanche, il n’y aura pas de valeur ajoutée sans un équilibre sain, c’est-à-dire qu’aucune des parties ne provoque ou ne paralyse l’autre. Pour un village, les avantages seront au rendez-vous si les deux parties se lancent des défis, mais parviennent aussi mutuellement à se compléter, se corriger, s’émuler et s’équilibrer pour arriver ensemble à de bonnes solutions.
Yvonne Gilli
Dre méd., présidente de la FMH
1 20 Minuten; 9 septembre 2022; «Das ist extrem» – jeder Sechste arbeitet für den Staat https://www.20min.ch/story/das-ist-extrem-jeder-sechste-arbeitet-fuer-den-staat-457824011318
2 Aargauer Zeitung, 9 novembre 2021; Bundesverwaltung wächst und wächst: Jetzt beschäftigt sie über 40 000 Beamte; URL: https://www.aargauerzeitung.ch/schweiz/big-government-bundesverwaltung-waechst-und-waechst-jetzt-beschaeftigt-sie-ueber-40000-beamte-ld.2211309#back-order
5 DFI, OFSP. Modification de la loi fédérale sur l’assurance-maladie: 2e volet de mesures visant à maîtriser les coûts à titre de contre-projet indirect à l’initiative populaire fédérale «Pour des primes plus basses. Frein aux coûts dans le système de santé (initiative pour un frein aux coûts)». Rapport sur les résultats de la procédure de consultation. Berne, le 28 avril 2021