Systèmes de soins intégrés

«Les conditions actuelles sont indignes»

Hintergrund
Édition
2022/39
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.21082
Bull Med Suisses. 2022;103(39):18-21

Publié le 27.09.2022

Consultation minutée Que ce soit dans l’ambulatoire ou le stationnaire, de nombreux médecins souhaiteraient avoir plus de temps pour leurs patients. Or la charge administrative augmente, comme le révèle la statistique médicale de la FMH. Des intiatives comme Sprechzimmerplus et le Café Med proposent des solutions créatives.
La pièce s’anime, des bribes de conversation fusent; au Café-Bar, l’assistante médicale sert des boissons. C’est l’inauguration de «Sprechzimmerplus» à Berne. Si le cabinet médical fonctionne déjà depuis juillet 2021, il a fallu la reporter à 2022 en raison de la pandémie.
Pourquoi faut-il un événement pour inaugurer un cabinet médical? C’est que Sprechzimmerplus n’est pas seulement un cabinet médical. C’est aussi et tout à la fois une bibliothèque, un espace de coworking, un café et un local événementiel. L’idée générale: permettre un financement croisé du cabinet médical grâce à l’utilisation multiple des locaux et à la location occasionnelle des deux pièces entièrement équipées. À long terme, cela permettra à Ueli Scheuber, médecin de famille salarié, de consacrer davantage de temps à sa patientèle. C’est-à-dire, le temps dont ces personnes ont besoin de lui en tant que médecin, indépendamment de la rémunération prévue et facturable.
Mais le médecin de famille et ses patients peuvent profiter de bien plus que du temps généreusement mis à disposition pour la consultation. Le café et la bibliothèque les invitent à s’attarder. Cornelius Warncke, médecin hospitalier et cofondateur de Sprechzimmerplus, explique: «Chez nous, les patients bénéficient d’une écoute et d’autonomie. Au lieu d’une consultation médicale figée dans le système de santé, ils arrivent dans un espace où ils se sentent bien, où ils trouvent de l’aide non seulement pour les questions médicales mais aussi pour d’autres aspects.»

Trop peu de temps pour les entretiens

Tout comme l’équipe de Sprechzimmerplus, de nombreux autres médecins souhaitent disposer de davantage de temps pour leur patientèle. La statistique médicale de la FMH 2021 révèle une diminution du temps disponible pour des activités au chevet du patient. Dans le domaine stationnaire, il ne reste pour cela plus qu’environ un tiers du temps de travail [1]. En revanche, la charge administrative a fortement progressé et correspond à plus d’un cinquième du temps de travail. Une situation frustrante.
Outre l’administratif, la charge de travail élevée, le sentiment d’urgence et l’économisation du système de santé sont évoqués pour expliquer le manque de temps pour les patientes et les patients. Mis ensemble, ces facteurs pèsent sur la qualité de la prise en charge. C’est du moins ce que craint un nombre croissant de médecins en Suisse. C’est aussi ce que montrent les statistiques. Qu’il s’agisse de soins ambulatoires ou stationnaires, le besoin de consacrer davantage de temps à l’entretien avec les patients s’exprime de plus en plus. Un besoin qui demande des solutions créatives.
Le cabinet Sprechzimmerplus s'étend sur deux étages. Ses deux salles de consultation entièrement équipées peuvent être louées.
© Jonas Spengler

Prendre le temps de discuter

Les médecins du amm Café Med proposé par l’Akademie Menschenmedizin (amm) interviennent totalement en dehors des contraintes tarifaires et des tâches administratives. Dans plusieurs villes de Suisse, du personnel médical qualifié à la retraite prend du temps, une fois par mois, et met son expérience et ses connaissances gratuitement à la disposition des patientes et des patients. Ces échanges informels se déroulent dans un restaurant ou dans un café.
L’atmosphère détendue facilite le contact pour la prise de décision médicale. C’est par un jour ensoleillé qu’un groupe de médecins, une psychologue et une infirmière s’installent tranquillement autour d’une table du restaurant Schnabel à Bâle et expliquent comment fonctionnent ces entretiens de conseil.
Il y a Suzanne Tanner, ancienne infirmière, qui se charge du tri et transfère les patients aux spécialistes appropriés. Elle note la discipline, le sujet et un éventuel transfert pour deuxième avis. Ensuite, le spécialiste médical peut consacrer à l’entretien autant de temps que nécessaire pour clarifier la suite de la procédure. Jürg Weber, un médecin de famille à la retraite, explique: «Il nous arrive de devoir apporter plus longtemps une écoute active, par exemple lorsqu’une personne veut détailler ses antécédents médicaux rencontrés au long de sa vie. Ce n’est qu’ensuite qu’elle peut formuler sa demande.» Dans son cabinet médical, il ne pouvait pas se permettre une telle attention. Autour de la table, tout le monde acquiesce.
Ce que les médecins à la retraite souhaiteraient pour leurs collègues en activité? «Que TARDOC passe», déclare Jürg Weber avec insistance. Noémi Deslex-Saïontz, gynécologue, ajoute: «Il faut relâcher la pression financière. Ce n’est peut-être pas réaliste, mais les conditions actuelles sont indignes.» Parmi le groupe, une interniste retraitée souhaite que l’on mette davantage de temps à disposition pour l’entretien médical dans la vie professionnelle, et qu’on le rémunère. Au amm Café Med, elle apprécie de pouvoir discuter de problèmes de santé variés avec les patients sans subir la pression du temps. Une manière de travailler qui n’est pas vraiment prévue par le tarif pour le moment.

La solution: une coopération renforcée

Est-ce la faute de l’économisation si les médecins disposent de trop peu de temps pour les entretiens avec les patients? Matthias Mitterlechner, professeur de Service Performance Management et directeur du Healthcare Management Lab à l’Université de Saint-Gall pondère. Il ne veut pas jeter la faute sur les aspects économiques: «La perspective économique, à savoir l’orientation des structures et des processus selon le principe d’efficacité, a toujours fait partie du système de santé. En soi, elle n’est ni bonne ni mauvaise.» Elle peut aussi contribuer à éviter des mesures inutiles et des redondances, à optimiser les temps d’attente dans les processus cliniques et administratifs, et à gagner ainsi du temps pour les entretiens avec les patients. Mais il ajoute: «L’économisation prend toujours plus d’importance dans le système de santé. En tant que secteur, celui-ci pèse toujours plus sur l’économie générale.» Pour la pratique médicale, il convient d’observer de manière critique les conséquences de cette économisation, qui s’orientent vers une commercialisation des prestations de santé uniquement axée sur les profits.
Il existe dans le système actuel des incitations problématiques et des évolutions susceptibles de générer des conséquences négatives sur la relation entre le médecin et le patient. Matthias Mitterlechner salue ainsi les initiatives comme Sprechzimmerplus ou Café Med: «C’est toujours bon de tester de nouvelles choses.» Mais finalement, il faut aussi des solutions au cœur du système de santé.
Matthias Mitterlechner étudie en conséquence les systèmes de soins intégrés pour lesquels on utilise les ressources en sortant du cadre strict des institutions (voir interview en page 21). Il explique que «les besoins des patients sont toujours plus complexes» et ajoute: «En général, des personnes atteintes de multimorbidité requièrent plusieurs fournisseurs de prestations et une interaction coordonnée entre ces derniers.» Mais les tarifs à la prestation actuels ne prennent pas en compte cette évolution. «Ils récompensent la quantité et n’incitent pas suffisamment à coordonner les processus au bénéfice des patients.» Matthias Mitterlechner souhaiterait donc que l’on expérimente à l’avenir davantage de modèles de rétribution alternatifs. «Mais jusqu’à présent, la Suisse s’est montrée plutôt réticente dans ce domaine.»

Mettre les ressources en commun

L’idée de Sprechzimmerplus, c’est de mettre les ressources en commun dès à présent. «Tous les cabinets médicaux ne disposent pas d’un laboratoire et d’une infrastructure propres. Nous permettons à des médecins et partenaires d’utiliser efficacement notre infrastructure», explique Cornelius Warncke. C’est un peu comme pour les start-ups qui partagent des ressources au lieu de créer chacune une infrastructure. Pour dire vrai, c’est bien l’esprit de start-up qui règne lors de l’inauguration de Sprechzimmerplus, avec l’attente joyeuse, l’enthousiasme, mais aussi les doutes qui font partie d’une telle entreprise. Même si le concept n’est pas encore éprouvé et qu’il reste une certaine incertitude, Cornelius Warncke est optimiste: «Les patients apprécient déjà beaucoup notre concept. Bien sûr, il faudra encore qu’il s’établisse, mais nous sommes confiants.»
Il semble donc qu’un esprit pionnier soit nécessaire pour consacrer davantage de temps aux patients dans le système de santé actuel, et ce même si ces derniers et leur bien-être sont en réalité au cœur de la création de valeur médicale.
Au Café Med, on peut prendre le temps d’échanger.
© amm
Un aperçu de l’inauguration de Sprechzimmerplus, un cabinet de médecine de famille d’un autre genre à Liebefeld, près de Berne.
© Jonas Spengler
1 Trezzini B et al. Forte disposition des médecins à se faire vacciner. Bull Med Suisses. 2021;102(44):1432-35