Les déclarations sur la charge des primes à l’épreuve des faits

Quel est l’impact de l’évolution des primes sur le revenu disponible?

FMH
Édition
2022/35
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.21009
Bull Med Suisses. 2022;103(35):1070-1072

Affiliations
a Dre phil., collaboratrice scientifique de la présidente; b Dre méd., présidente de la FMH

Publié le 30.08.2022

Une question revêt une importance particulière pour les ménages suisses dans la discussion sur les primes: quel est l’impact des primes d’assurance-maladie sur leur revenu? Dans ce contexte, on compare souvent l’évolution des primes avec l’évolution du revenu. Nous allons donc soumettre ces déclarations à un examen critique et analyser les données disponibles à ce sujet.
«Pour beaucoup, les cotisations deviennent difficiles à supporter» [1], déclarait déjà le Conseil fédéral en 1994. A cette époque, Helmut Kohl dirigeait l’Allemagne et Boris Eltsine, la Russie. Alors que les deux chefs d’Etat sont depuis longtemps entrés dans l’histoire, les primes de l’assurance-maladie continuent de nous occuper. Les promesses formulées à l’époque par le Conseil fédéral au sujet de la nouvelle loi sur l’assurance-maladie en vue de «mettre en œuvre des mesures efficaces pour lutter contre la hausse des coûts de la santé» et «garantir des soins médicaux de qualité à un coût supportable pour tous» [1] sont aujourd’hui répétées quasiment à l’identique.
Mais comment la situation a-t-elle réellement évolué?«La charge des primes qui ne cesse d’augmenter» représente-t-elle effectivement «une menace existentielle pour la classe moyenne[...] si les coûts ne suivent pas l’évolution des salaires» [2], comme le Parlement s’est récemment demandé? Une chose est sûre, les primes d’assurance-maladie concernent tous les ménages en Suisse et chaque augmentation de primes représente une contrainte supplémentaire pour leurs budgets, sauf si elle est contrebalancée par une augmentation de leurs revenus. Dans le débat public, l’évolution des primes est donc souvent comparée à celle des revenus, comme le montrent les exemples suivants:
«Pendant que les primes ont augmenté de 142%, les ­salaires ont augmenté de 15% sur la même période.» [3]
«De 2010 à 2020, les coûts par tête et par année ont ­augmenté de 2,5%, alors que les salaires nominaux ont enregistré une croissance de seulement 0,7% sur la même période. Où cela va-t-il nous conduire?» [2]
«Aujourd’hui, nous payons des primes d’assurance-­maladie deux fois plus élevées qu’il y a trente ans, alors que les salaires n’ont de loin pas doublé par rapport aux années nonante. Au contraire, les salaires stagnent depuis un certain temps.» [2]
Ces citations reprises de l’émission de débat politique «Arena» de la télévision suisse alémanique et du Parlement le montrent: une augmentation des primes en pour cent supérieure à celle des salaires est considérée comme une menace. L’idée est simple: si les primes augmentent plus que les salaires, le revenu disponible des ménages baisse continuellement.

Augmentation des salaires et des primes

Cette affirmation n’est juste que s’il s’agit de montants absolus en francs: si la prime augmente d’un franc, je dois gagner au moins un franc de plus pour maintenir mon revenu. Cette logique nous induit cependant en erreur lorsqu’il s’agit de pourcentages, car une augmentation des salaires de 1% correspond à un montant bien plus important qu’une augmentation des primes de 1%. Si un salaire brut moyen de 6665 francs [4] augmente de 1%, il augmente de 66,65 francs. Si une prime pour adulte moyenne de 374,40 francs [5]augmente de 1%, elle augmente de 3,74 francs. Même si la prime augmentait de 15%, et le salaire seulement de 1%, l’augmentation du salaire dépasserait toujours celle de la prime. Le fait de considérer seulement les augmentations en pourcentage rend une image déformée.
Cela peut facilement être démontré avec les exemples cités plus haut: en effet, où cela nous conduit-il si notre salaire modèle augmente de 0,7%, mais que la prime augmente de 2,5%, pour reprendre la question du Parlement? Le salaire augmenterait alors de 46,66 francs et la prime adulte de 9,36 francs. Et même s’il se produisait une augmentation des primes de 142% en parallèle à une augmentation des salaires de seulement 15%, comme cela a été affirmé dans l’émission «Arena», la croissance du salaire de 1000 francs serait toujours deux fois plus élevée que l’augmentation de la prime de 532 francs. Et de combien le salaire devrait-il augmenter pour disposer d’un revenu inchangé après doublement de la prime? Notre salaire modèle de 6665 francs n’aurait pas besoin de doubler comme l’implique la dernière citation, mais devrait seulement augmenter de 5,6% pour compenser une augmentation de prime de 100%.
Ces exemples de calcul sont évidemment fortement simplifiés. Ils ne prennent pas en considération le fait que les familles comptent plusieurs primes mais un seul, voire deux revenus qui sont susceptibles d’augmenter, ni d’autres aspects tels que les impôts et l’évolution du pouvoir d’achat. De plus, pour les ménages à faible revenu, les augmentations de salaire sont de moindre ampleur, mais les augmentations de primes d’ampleur égale. Tout cela devrait faire l’objet d’analyses différenciées. Pourtant, avant d’approfondir ces aspects, il faudrait se mettre d’accord sur le fait qu’il est inadéquat, voire trompeur, de comparer des pourcentages qui se fondent sur des bases totalement différentes.

L’Incidence de l’évolution des primes

L’indice des primes d’assurance-maladie (IPAM) de ­l’Office fédéral de la statistique (OFS) est un meilleur ­indicateur de la charge que représente l’évolution des primes d’assurance-maladie pour les ménages. Il a pour objectif de représenter l’incidence de l’évolution des primes dans l’assurance de base et l’assurance complémentaire sur la croissance du revenu disponible [6]. Il calcule la prime mensuelle moyenne pour les ­assurances-maladie en divisant le volume mensuel des primes ou des subventions par la population permanente en Suisse. Dans l’IPAM, le revenu disponible tient compte des revenus issus par exemple de l’activité lucrative, d’intérêts, de rentes ou de réductions de primes d’assurance, après déduction des dépenses telles que les impôts, les assurances sociales et d’autres assurances. Cela correspond donc «au montant effec­tivement à disposition pour la consommation et l’épargne» [7].
Le communiqué annuel de l’OFS relatif à l’incidence de l’évolution des primes sur le revenu disponible compare à chaque fois (a) comment le revenu disponible aurait évolué si les dépenses de primes étaient restées au niveau de l’année précédente et (b) comment le revenu disponible évolue effectivement compte tenu de l’évolution réelle des primes. Le tableau 1 présente les résultats de l’IPAM au cours des dernières décennies.
Tableau 1: Influence de l’évolution des primes sur le revenu disponible selon l’indice des primes d’assurance-maladie (IPAM) de l’OFS [12].
 Evolution du revenu disponible
AVEC SANS
modification des primes
Différence en ­%
2021+ 1,9%+ 1,9%0,0
2020+ 0,5%+ 0,5%0,0
2019+ 1,2%+ 1,2%0,0
2018+ 3,1%+ 3,4%– 0,3
2017+ 0,2%+ 0,5%– 0,3
2016– 0,1%+ 0,1%– 0,2
2015+ 0,5%+ 0,7%– 0,2
2014+ 1,0%+ 0,9%+ 0,1
2013+ 1,6%+ 1,7%– 0,1
2012+ 1,4%+ 1,6%– 0,2
2011+ 1,4%+ 1,8%– 0,4
2010+ 0,6%+ 1,2%– 0,6
2009+ 1,1%+ 1,2%– 0,1
2008+ 3,4%+ 3,4%0,0
2007+ 4,5%+ 4,5%0,0
2006+ 1,5%+ 1,8%– 0,3
2005+ 2,0%+ 2,2%– 0,2
2004n/an/a– 0,4
2003+ 1,0%+ 1,5%– 0,5
2002+ 1,7%+ 2,2%– 0,5
2001+ 3,2%+ 3,6%– 0,4
2000n/an/a– 0,3

Revenu disponible

La première colonne du tableau montre que le revenu disponible moyen selon l’OFS a augmenté 19 années sur 20 depuis le début du millénaire, malgré les augmentations de primes. En considérant la deuxième ­colonne et la différence entre les deux pourcentages, on constate cependant que l’augmentation du revenu disponible aurait généralement été plus importante sans augmentation des primes, c’est-à-dire en moyenne de 0,2%.
L’effet modérateur de la croissance des primes sur l’évolution du revenu disponible a été le plus fort en 2010 lorsque le revenu disponible a augmenté de seulement 0,6% au lieu de 1,2%. En 2016, le revenu disponible a même baissé de 0,1%. Sans croissance des primes, il aurait augmenté de 0,1%. En 2014, en raison de la baisse de la prime moyenne, le revenu disponible a même augmenté plus fortement que sans évolution des primes. Au cours des trois dernières années, les faibles variations des primes n’ont pas eu d’impact sur la croissance du revenu disponible.

Le revenu et l’épargne augmentent

L’évolution des primes d’assurance-maladie et du ­revenu disponible peut aussi se lire dans l’enquête sur le budget des ménages de l’OFS [8]. Comme le fait remarquer l’OFS, cette enquête n’est hélas pas comparable à l’IPAM, étant donné que le revenu disponible est défini différemment [7]. La figure 1 compare les données de l’enquête sur le budget des ménages pour les années 2006 et 2019. Durant cette période, le revenu brut est passé de 8551 francs à 9582 francs par mois. Les prélèvements obligatoires (en rouge) et la part du revenu disponible (en bleu) ont tous deux augmenté.
Figure 1: Augmentation du revenu mensuel disponible et des prélèvements obligatoires en francs entre 2006 et 2019, données de l’enquête sur le budget des ménages [8].
La figure montre que de 2006 à 2019, les primes pour l’assurance de base ont augmenté de 187 francs (39%), c’est-à-dire de 483 à 670 francs. Les dépenses pour les impôts ont augmenté de 190 francs (19%) et celles pour les autres assurances sociales de 158 francs (20%). Malgré les prélèvements plus élevés, le revenu disponible (en bleu) a aussi augmenté de 508 francs (8%), c’est-à-dire de 6101 à 6609 francs. La croissance des primes de 187 francs a donc été contrebalancée par une augmentation du revenu disponible de 508 francs durant cette période.
Il vaut aussi la peine de regarder l’épargne. Les montants épargnés par les ménages sur leur revenu dis­ponible ont nettement plus augmenté que les primes, les impôts ou les cotisations aux assurances sociales. Alors qu’en 2006, un ménage moyen épargnait 842 francs par mois, ce montant avait augmenté de 390 francs (46%) en 2019 pour atteindre 1232 francs.

La bonne nouvelle

Il est important de considérer l’évolution des primes d’assurance-maladie dans le contexte de l’évolution des revenus pour mieux pouvoir évaluer la charge que représentent les primes pour la population et prendre des mesures efficaces. Pour que la politique soit en ­mesure de répondre à la situation, la réflexion et les arguments doivent s’appuyer sur des chiffres pertinents. Des comparaisons déroutantes de pourcentages qui se fondent sur des bases totalement différentes ne sont d’aucun secours dans ce contexte.
Une analyse précise des données publiées dans l’IPAM et l’enquête sur le budget des ménages montre que les primes d’assurance-maladie n’ont en moyenne pas entraîné une baisse du revenu disponible. Au contraire, ce dernier a augmenté, même si cette croissance aurait été plus importante sans augmentation des primes. De plus, le fait que les ménages sont en mesure d’épargner des montants toujours plus importants ne permet pas non plus de conclure que l’évolution des primes ­d’assurance-maladie représenterait une «menace existentielle» pour les ménages à revenus moyens et ­supérieurs.

Et la mauvaise nouvelle

Les valeurs moyennes analysées ici ne permettent ­c­ependant pas de se prononcer sur la répartition des charges, car les ménages dont le revenu est inférieur à la moyenne restent invisibles. Comme nous l’avons déjà souligné, les primes d’assurance-maladie représentent parfois un lourd fardeau pour leur budget [9, 10]. Les augmentations de primes touchent particulièrement ces ménages, étant donné que leur revenu augmente moins et que les primes par tête ne tiennent pas compte de la capacité économique des ménages. Dans les familles qui doivent compenser l’augmentation de plusieurs primes avec un ou deux revenus, le rapport entre augmentation des salaires et augmentation des primes se détériore plus vite que dans la moyenne de tous les ménages.
La question du poids des primes d’assurance-maladie doit donc impérativement être abordée de manière différenciée, et cela même parmi les ménages à faible revenu, comme le montrent les analyses de la Confédération. D’après l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), les ménages modèles à faible revenu dépensent en moyenne 9% de leur revenu disponible pour l’assurance de base. Cette part varie cependant de 3% à 21% suivant le type de ménage et le canton [11]. Les scénarios catastrophe et les solutions toutes faites ne permettent pas de résoudre les problèmes des ménages pour lesqueles le fardeau des primes est difficile à supporter. Il faut donc procéder à une analyse rigoureuse des chiffres pertinents pour améliorer leur situation par des mesures efficaces.
nora.wille[at]fmh.ch
 1 Explications du Conseil fédéral sur la votation populaire du 4 décembre 1994. Premier objet: Loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal). L’essentiel en bref, p. 3; URL: https://www.bk.admin.ch/dam/bk/fr/dokumente/Abstimmungsbuechlein/erlaeuterungen_desbundesrates04121994.pdf.download.pdf/explications_du_conseilfederal04121994.pdf
 2 Bulletin officiel, Conseil national, session d’été 2022, 31.05.22
 3 SRF, 11.6.2022, «Arena» zu Gesundheitskosten – Politik stellt Krankenkassenverbänden ein Ultimatum; URL: https://www.srf.ch/news/schweiz/arena-zu-gesundheitskosten-politik-stellt-krankenkassenverbaenden-ein-ultimatum
 4 Site Internet de l’Office fédéral de la statistique sur le niveau des salaires – Suisse; salaire mensuel brut, quantile 50%; URL: https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/travail-remuneration/salaires-revenus-cout-travail/niveau-salaires-suisse.html
 5 Office fédéral de la santé publique, 24.9.2019, Coûts de l’assurance-maladie: la prime moyenne augmentera de 0,2% en 2020; URL: https://www.bag.admin.ch/bag/fr/home/das-bag/aktuell/news/news-24-09-2019.html
 6 Site Internet sur l’indice des primes d’assurance-maladie (IPAM); URL: https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/prix/enquetes/kvpi.html
 7 Communiqué de presse de l’Office fédéral de la statistique, 19.11.2021, Indice des primes d’assurance-maladie pour 2021. La hausse des primes entre 2020 et 2021 est sans influence sur l’évolution du revenu disponible
 8 Office fédéral de la statistique, Enquête sur le budget des ménages (EBM); Tableau je-f-20.02.01.00.01; publié le 23.11.2021; URL: https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/situation-economique-sociale-population/revenus-consommation-et-fortune/budget-des-menages.assetdetail.20024322.html
 9 Wille N, Schlup J. Caisses-maladie: qui paie combien en Suisse? Bulletin des médecins suisses 2019;100(37):1212-1215; URL: https://bullmed.ch/article/doi/saez.2019.18160
10 Wille N, Schlup J. Que dépensons-nous pour les primes d’assurance-maladie? Bulletin des médecins suisses 2020;101(36):1057–60; URL: https://bullmed.ch/article/doi/saez.2020.19176
11 Ecoplan, Wirksamkeit der Prämienverbilligung – Monitoring 2020, mandataire: Office fédéral de la santé publique, Berne, mai 2022; URL: https://www.bag.admin.ch/dam/bag/de/dokumente/kuv-aufsicht/bakv/pramienverbilligung/monitoring-2020-wirksamkeit-pv.pdf.download.pdf/monitoring-2020-wirksamkeit-pv.pdf
12 Les données dans le tableau s’appuient sur les chiffres des communiqués annuels de l’Office fédéral de la statistique relatifs à l’indice des primes d’assurance-maladie qui ont été publiés entre 2001 et 2021. Elles sont disponibles sur le site Internet de l’Office fédéral de la statistique à l’adresse https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/prix/primes-assurance-maladie.html