Pas besoin de changer de cap

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Édition
2022/44
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.21002
Bull Med Suisses. 2022;103(44):34-36

Affiliations
Prof. ém., président de l’organe scientifique pour la médecine hautement spécialisée, Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé (CDS), Berne.

Publié le 01.11.2022

Médecine hautement spécialiséeComment répartir au mieux les prestations de la médecine hautement spécialisée (MHS)? Un article paru dans le Bulletin des médecins suisses présentait des pistes possibles. Martin Fey, président de l’organe scientifique pour la MHS, donne son point de vue.
Un changement de cap des mécanismes de réglementation de la médecine hautement spécialisée (MHS) en Suisse s’imposerait d’urgence. On s’exposerait à une perte de qualité et à une absence de répartition des prestations sur l’ensemble du territoire, s’inquiètent les quatre auteurs d’un article paru dans le Bulletin des médecins suisses [1] qui exercent tous dans deux hôpitaux cantonaux du sud-est de la Suisse. Leur prescription: le remède tient dans une stratégie qui utilise les réseaux et garde en vue les besoins des patients. Les auteurs recommandent de définir des hôpitaux centraux pour les prestations MHS. Leurs exigences sont déjà partiellement satisfaites par la MHS ou ne sont pas réalisables, notamment pour des raisons juridiques.

Les directives MHS sont judicieuses

En pratique, la MHS obéit à des règles strictes. Elle ne régit que de rares interventions critiques sur le plan médical, qui représentent une petite part des interventions typiquement pratiquées dans les disciplines concernées. La plupart des interventions MHS sont des opérations électives qui ne doivent pas obligatoirement être proposées dans chaque région. Au contraire, le document fondateur de la MHS, la Convention intercantonale relative à la médecine hautement spécialisée (CIMHS) de 2008 [2], précise que les prestations MHS doivent être concentrées sur le plus petit nombre possible de centres hospitaliers. Les mandats pour les résections œsophagiennes ont par exemple été attribués à huit services hospitaliers (alors que 20 hôpitaux avaient fait acte de candidature, dont certains n’opérant que quelques cas par an!). L’hôpital cantonal de Saint-Gall a reçu un mandat de prestations, mais pas celui de Coire. Pour les malades souffrant d’un cancer de l’œsophage, le «long» trajet des Grisons vers Saint-Gall ou l’hôpital universitaire de Zurich est acceptable.
La loi prévoit une planification des capacités hospitalières MHS conforme aux besoins et sans offre excédentaire, ce qui implique ipso facto que les régions de Suisse ne peuvent pas toutes posséder un centre MHS. Pour des raisons juridiques, la MHS doit en outre garantir qu’on n’aboutit pas à des situations de sous-couverture à l’échelle nationale. On ne risque donc pas qu’une attribution des prestations restrictive mette en péril «une couverture à la fois nationale et équitable quant à l’accès aux soins» en Suisse.

Comment les prestations sont attribuées

Les auteurs font l’éloge des douze centres suisses de traumatologie MHS comme un bon exemple d’hôpitaux centraux MHS définis. En effet, ils couvrent en temps voulu le traitement des blessés graves dans toutes les régions de Suisse. La réglementation des interventions en urgence nécessite toutefois d’autres directives que celles concernant l’attribution des opérations électives planifiables. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi les quatre auteurs estiment que la distinction entre les interventions en urgence et les interventions planifiables est «impropre, théorique et non pertinente».
La présélection d’«hôpitaux régionaux performants» comme critère pour l’attribution de mandats MHS n’est ni judicieuse ni possible pour des raisons juridiques et objectives. Dans un arrêt qui a fait date, le Tribunal administratif fédéral (TAF) a considéré que la MHS doit dans tous les cas suivre une procédure en deux temps [3]. Il convient tout d’abord de définir de manière juridiquement contraignante le domaine qui doit être rattaché à la MHS, autrement dit de lister les diagnostics et/ou interventions qui relèvent de la MHS, indépendamment de la question de savoir qui recevra finalement un mandat de prestations. Ce n’est que dans un deuxième temps que les hôpitaux appropriés se voient attribuer un mandat de prestations.
Pour l’attribution des prestations, la MHS doit, pour des raisons d’égalité de traitement, convier tous les hôpitaux suisses à se porter candidats et choisir parmi les candidatures celles qui répondent le mieux à des critères de qualité et de sélection prédéfinis. Il n’est pas certain que toutes les régions de Suisse possèdent des hôpitaux remplissant les critères de sélection stricts définis pour une intervention MHS donnée. Il est donc dans la nature de la chose que, pour la majorité des opérations électives, la MHS ne puisse pas et ne doive pas planifier une prise en charge avec des contingents régionaux prédéfinis de mandats de prestations. Quant à la manière exacte de définir une attribution «équitable» des prestations, les quatre auteurs en gardent le secret.

Une expertise sur place

La MHS exige expressément, tout comme les auteurs, que les centres disposent d’une expertise de divers domaines sur place. Où y a-t-il ici «contradiction»? La MHS attend d’un centre MHS qu’il apporte la preuve qu’il dispose de nombreux partenaires spécialisés dans une structure multidisciplinaire, et ce dans ses propres murs, afin de garantir une prise en charge optimale.

Renforcer les réseaux spécialisés

La MHS n’est en aucun cas «contre» les réseaux: au sein d’un réseau, suivant l’article 39 de la loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal), un mandat de prestations MHS ne peut toutefois être attribué qu’à un hôpital spécifiquement désigné et non pas au réseau en soi ou à un réseau de chirurgiens. Il ne s’agit pas d’une argutie juridique et formaliste, mais d’un choix judicieux. Un patient ou une patiente nécessitant une intervention MHS ne se trouve en effet pas dans un réseau mais dans la chambre X d’un hôpital C. Or c’est précisément dans cet hôpital qu’une équipe MHS multidisciplinaire compétente doit travailler, et ce, 24 heures sur 24. C’est ainsi que les infirmières et les médecins doivent savoir dépister précocement une complication postopératoire, même le dimanche à 2 heures du matin, faute de quoi ils s’exposent à une «failure to rescue» [4, 5].
Les règles sont strictes: les prestations MHS doivent être concentrées sur le plus petit nombre possible d’hôpitaux.
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Fragmentation du parcours de soins

La MHS conduirait, nous dit-on, à une fragmentation des prestations parce qu’elles sont séparées du parcours de soins. Ce reproche n’est pas tout à fait faux. La définition précise des prestations rattachées à la MHS avec les codes CHOP et/ou CIM permet toutefois de distinguer clairement les interventions qui ne peuvent être réalisées que dans les hôpitaux disposant d’un mandat de prestations MHS et celles qui ne sont pas soumises à la réglementation MHS. Cela apporte aux hôpitaux une sécurité de planification et des conditions juridiques claires.
Si l’on prend l’exemple du cancer du rectum, la MHS ne réglemente que la difficile chirurgie stationnaire du rectum, mais pas les examens ambulatoires ni la radio et chimiothérapie, car le domaine ambulatoire n’est pas du ressort de la MHS, comme l’écrivent justement les auteurs de l’article. Il en résulte effectivement une fragmentation, dans la mesure où toutes les étapes de la prise en charge, y compris l’intervention MHS, ne peuvent être proposées dans le même établissement. Ceux à qui ce morcellement ne convient pas peuvent envisager – les hérétiques ! – d’adresser d’emblée les malades souffrant d’un carcinome rectal fraîchement diagnostiqué à un centre MHS.
Le rattachement précis de codes CHOP et CIM à la MHS, ainsi que la définition rigoureuse des critères d’attribution des prestations, sont juridiquement indispensables. Il n’est pas rare que les hôpitaux n’ayant pas reçu de mandat de prestations MHS déposent un recours contre l’organe de décision MHS devant le TAF – un témoignage désolant du manque de compréhension du besoin de pilotage des interventions MHS en Suisse.
Un exemple: le fait que les cystectomies pour un carcinome vésical soient pratiquées dans plus de 50 services hospitaliers en Suisse, avec parfois seulement quelques cas par an, ne favorise pas la qualité des résultats. Ces dernières années, grâce à une procédure détaillée de rattachement à la MHS et à des mécanismes d’attribution des prestations juridiquement impeccables, le TAF a soutenu les décisions MHS. En fin de compte, le milieu hospitalier suisse n’a qu’à s’en prendre à lui-même si la MHS doit procéder de façon formaliste et parfois plus royaliste que le roi.

La formation médicale postgraduée

L’objection que la MHS mettrait en péril la formation médicale postgraduée et «décapiterait» les hôpitaux est difficilement compréhensible. La centralisation sur un petit nombre d’hôpitaux des opérations difficiles rarement pratiquées offre à la nouvelle génération les meilleures conditions pour voir de nombreuses opérations de ce type et assister au plus grand nombre possible d’interventions MHS. Les auteurs devraient d’abord démontrer pourquoi la dilution de ces opérations peu nombreuses en contingents régionaux serait synonyme d’une meilleure formation postgraduée.
Les hôpitaux qui n’obtiennent pas l’un ou l’autre des mandats de prestations MHS souhaités parce qu’ils ne satisfont pas aux exigences seraient «décapités», écrivent les auteurs, et ne pourraient plus recruter de médecins compétents. L’Hôpital de l’Île par exemple n’est pas «autorisé» à proposer des transplantations de cellules souches hématopoïétiques allogéniques, bien qu’il dispose d’un des plus grands services d’oncologie médicale en Suisse. Cela n’a toutefois pas porté préjudice à l’hôpital universitaire de Berne. En contrepartie, le service d’oncologie bernois est devenu le plus grand centre suisse pour les transplantations de cellules souches hématopoïétiques autologues et pour le traitement par cellules CAR-T (thérapies cellulaires dans les leucémies et les lymphomes). Cela montre que le fait de renoncer à l’une ou l’autre intervention MHS n’implique pas automatiquement un déclin de l’établissement, mais déclenche dans l’idéal des stratégies visant à développer avec ses ressources propres un pôle d’excellence dans d’autres domaines.

La qualité en péril

La qualité des prestations médicales doit être documentée et pas seulement autodéclarée. La réglementation MHS exige que les hôpitaux bénéficiant d’un mandat de prestations saisissent leurs données cliniques (un ensemble minimal prédéfini de données) dans un registre où elles sont comparées de temps à autre avec les données des dossiers médicaux pour en vérifier l’exactitude («source-vérification»). La chirurgie viscérale et la médecine de la transplantation font figure de modèle à cet égard. Il n’est visiblement pas possible d’obtenir des résultats sans mesures contraignantes – de fait, la saisie structurée et la validation continues et spontanées des données cliniques ne font pas partie du quotidien dans les hôpitaux suisses. Les certifications des services hospitaliers, très en vogue, n’y changent rien: elles concernent généralement les structures et les processus, mais ne vérifient guère les données des dossiers médicaux.

La question de l’économicité

Contrairement au reproche des auteurs, la MHS évalue très bien l’économicité des services MHS potentiels; il s’agit là en effet d’une obligation légale. Il serait toutefois intéressant de savoir comment les auteurs conçoivent la manière correcte de mesurer l’économicité des interventions MHS (ils ne s’expriment pas à ce sujet). La détermination de l’économicité des prestations MHS d’un hôpital est loin d’être simple, chaque méthode (Swiss-DRG, ITAR_K, etc.) ayant ses défauts.

En résumé

La MHS pratique un pilotage national, et justement pas cantonal ou régional, dans un secteur très spécialisé de la médecine. Cela fait sens et est ainsi voulu. La MHS ne nécessite pas de «changement de cap urgent».
Je remercie Mauro Poggia ainsi que le secrétaire général de la CDS, Michael Jordi et l’équipe de projet de la MHS (Noëlla Gérard, Luzia Guyer, Katharina Schönbucher et Matthias Fügi) pour leur relecture critique du manuscrit.

L’essentiel en bref

Il existe un pilotage national pour les prestations de la médecine hautement spécialisée (MHS). Les principes d’attribution des prestations sont définis dans la Convention intercantonale relative à la médecine hautement spécialisée (CIMHS).
Tous les hôpitaux suisses peuvent postuler aux prestations MHS. Le choix se porte sur ceux qui remplissent le mieux les critères de qualité et de sélection définis au préalable.
La procédure se base sur des directives légales et peut, dans une certaine mesure, conduire à une répartition régionale différente et à une fragmentation des prestations.
Pour l’auteur, la prise en charge des patients, la qualité des traitements, la formation médicale continue et la rentabilité des hôpitaux n’en sont pas affectées.
1 Furrer M, Keune H, Dick F, Schmied B. Kurswechsel ist dringend nötig. Schweiz Ärzteztg. 2022;103(3132):998–1002. saez.ch/article/doi/saez.2022.20851
2 Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de la santé, Convention intercantonale relative à la médecine hautement spécialisée (CIMHS) 2008. https://www.gdk-cds.ch/fileadmin/docs/public/gdk/themen/hsm/01_ivhsm_cimhs_14032008_f_c.pdf
3 Tribunal administratif fédéral, décision C-6539/201 du 26 novembre 2013.
4 Van Rijssen, et al. Variation in hospital mortality after pancreato-duodenectomy is related to failure to rescue rather than major complications: a nationwide audit. HPB (Oxford) 2018;20:759.
5 Rosero EB, et al. Failure to rescue: A quality indicator for postoperative care. Best Pract Res Clin Anaesthesiol. 2021;35:575.