«Nous sommes les avocats des patients»

Reportage
Édition
2022/36
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.20971
Bull Med Suisses. 2022;103(36):14-18

Publié le 06.09.2022

Soins en prisonPlus de la moitié des détenus suisses souffrent de troubles psychiques. Dre Corinne Devaud Cornaz, psychiatre carcérale, les prend en charge. Reportage à la prison de Bellechasse pour comprendre ce qui la motive au quotidien et comment elle aide ses patients.
Le soleil brille généreusement en ce matin d’été. Des champs de blé s’étendent des deux côtés de la route qui mène à l’établissement pénitentiaire de Bellechasse. Les épis dorés dansent au rythme d’une légère brise. Des machines agricoles s’activent. Soudain, un poste et une barrière forcent à s’arrêter. «Bonjour, j’accompagne la Dre Corinne Devaud Cornaz pour un article sur la psychiatrie carcérale.» La barrière se lève. «On va vous annoncer à la réception et passer le contrôle de sécurité», lance l’intéressée en sortant de sa voiture. Bellechasse est une prison de taille moyenne comptant 200 détenus. Ici, il faut ouvrir à clé de nombreuses portes. La sixième débouche sur le couloir où les détenus en régime ouvert ou semi-ouvert entament leurs tâches quotidiennes. Les murs sont imprégnés d’une forte odeur de cigarettes. On arrive à l’espace thérapeutique de jour (PTJ), où trois détenus, une ergothérapeute, une éducatrice et un infirmier prennent tranquillement le petit déjeuner. «Vous voulez du café et une tartine? Servez-vous, il y a de la confiture maison. Le pain est fait à Bellechasse», dit l’ergothérapeute.
Le PTJ est une unité de soins créée début 2021 sous l’égide de Corinne Devaud Cornaz et qui prend en charge les détenus fribourgeois condamnés à l’article 59. Ceux-ci souffrent d’un grave trouble mental et leurs délits sont étroitement liés à leur maladie. «Ce ne sont pas de grands criminels, avait précisé la psychiatre avant la visite. Ils devraient être traités dans des institutions appropriées, je me bats pour ça, mais le manque de places et de personnel fait qu’ils restent souvent en prison.» Corinne Devaud Cornaz vient une à deux fois par semaine à Bellechasse et connaît donc bien les patients. Elle profite de moments informels comme le petit déjeuner pour échanger avec les détenus et l’équipe soignante, glanant des informations pour le suivi thérapeutique. La pause cède la place à l’atelier pâtisserie. Un des détenus fête son anniversaire, le groupe va confectionner un gâteau. Chaque jour, ces détenus suivent des activités thérapeutiques. Selon les chiffres, 50 à 60% de la population détenue est atteinte d’un trouble psychique [1]. «Les directions de prison reconnaissent peu à peu qu’il faut aménager des prestations aussi pour ces personnes.»

Bon bagage juridique

Pendant que les fourneaux chauffent, la psychiatre se rend au «cachot» pour voir le quatrième détenu de l’unité. Son délire psychotique s’est aggravé. La cellule est spartiate: sur 10 m2, un bloc de béton avec matelas et couverture, un lavabo, un WC turc et un petit vasistas qui permet à quelques rais de lumière d’entrer. Les cheveux en bataille, assis au bord du lit, le jeune homme parle avec l’infirmier spécialisé en psychiatrie. Pour calmer ses hallucinations, on lui a donné des tranquillisants. D’une voix douce mais assurée, Corinne Devaud Cornaz lui demande comment il va. Son discours est incohérent. Il a appelé sa mère alors que cela lui avait été interdit. Ces contacts ont péjoré son état qui est tel que la psychiatre a exigé son transfert à la clinique de Marsens. «Il a besoin d’un traitement approprié dans un établissement de soins, pas une prison.» Ce genre de demande doit être avalisé par la direction pénitentiaire et les autorités d’exécution des peines. «L’environnement pénitentiaire conditionne la manière dont on propose un traitement», souligne la spécialiste. Si elle a les mêmes compétences cliniques que le psychiatre général, elle doit tenir compte du cadre légal. «Cela requiert de bonnes connaissances judiciaires», dit celle qui a suivi un CAS en psychiatre forensique à l’Université de Lausanne.
Retour aux étages pour la réunion de réseau consacrée à ce cas difficile. Assistant social, criminologues, représentante de l’autorité cantonale de l’exécution des peines, agent de détention et équipe infirmière y assistent. Durant la séance, Corinne Devaud Cornaz insiste sur la nécessité de stabiliser son état psychotique et de mener des entretiens familiaux. La réunion s’avère plutôt concluante, la psychiatre est soulagée: «Nous sommes un peu les avocats des patients, nous devons toujours agir dans leur intérêt et remettre en question les mesures institutionnelles à leur encontre.» Face au risque de se faire instrumentaliser par les responsables pénitentiaires, le médecin doit garder son indépendance en tout temps. «Notre regard est toujours médical, or les autres instances tendent à le judiciariser.»

Sur la base du modèle français

Corinne Devaud Cornaz enchaîne avec les consultations individuelles qui se déroulent dans une salle de musique, faute de place. «Cela montre l’espace que nous avons à disposition.» Si la présence des psychiatres est toujours mieux acceptée par les directions de prison, c’est avant tout grâce à la mobilisation des spécialistes eux-mêmes. En 2013, elle quitte le CHUV pour Bellechasse, où «il n’y avait rien» en matière de psychiatrie carcérale. Avec l’aide d’un infirmier spécialisé, elle crée une Unité Thérapeutique forensique. Dès 2015, un poste de psychiatre à 50% est créé. Corinne Devaud Cornaz a vécu une période «enrichissante, car tout était à faire». Depuis les années 1990, l’intégration de psychiatres dans les prisons romandes constitue une nouveauté. C’est le Prof. Dufour, alors nommé au Service de psychiatrie du CHUV, qui a importé le modèle français. Auparavant, les consultations dans les prisons étaient du ressort des généralistes. «Ils croulaient sous les demandes, qui devenaient de plus en plus psychiatriques.»
Le premier détenu entre dans la salle jonchée d’instruments de musique. Ces séances permettent de suivre l’évolution psychique des patients et d’évaluer l’efficacité des mesures thérapeutiques. Pourtant crucial et exigeant, ce suivi est dans l’ombre, les médias se focalisant sur les expertises psychiatriques, expose la spécialiste. «C’est pourquoi la thérapie forensique reste méconnue.» Corinne Devaud Cornaz ouvre son dossier et lui demande comment il va. «Bien», mais il aimerait un substitut à l’héroïne en vue d’une potentielle sortie de prison. Elle fronce les sourcils, n’ayant pas eu vent d’une telle addiction. Enumérant les médicaments qu’il prend, elle lui répond qu’elle va évaluer sa demande, sans garantie toutefois. «Il faut reconnaître la détresse de la personne sans se laisser instrumentaliser. Le cadre pénitentiaire peut pousser certains détenus à le faire.»

Avant la passion, la douche froide

Il y a 25 ans, Corinne Devaud Cornaz se passionne pour le monde carcéral par hasard. «Je m’intéressais aux troubles alimentaires chez les adolescents, la prison était hors de mon champ de vision», explique-t-elle en riant. C’est sa thèse de doctorat, qu’elle réalise au Québec sur l’offre thérapeutique pour les délinquants sexuels, qui la mène vers cet univers. De retour en Suisse, elle atterrit aux Établissements de la plaine de l’Orbe: c’est la douche froide. «J’étais dans le pénitencier de haute sécurité, avec des détenus ayant commis de crimes graves. Les cas psychiatriques étaient très lourds.» Un mental solide et les réseaux lui ont permis de rester à flot. «Quand on est constamment confronté à la violence des patients et des institutions, les échanges avec les collègues sont une grande aide. On cherche des solutions, notamment sur la manière d’organiser les soins en prison», dit celle qui est membre de la Conférence des médecins pénitentiaires suisse, du comité de la Société suisse de psychiatrie forensique et vice-présidente de la Commission nationale de la prévention de la torture.

Miroir de la société

Au fil de sa carrière, elle a vu son métier évoluer – pour le mieux. «Au début, j’avais l’impression de tout devoir faire toute seule. L’interprofessionnalité a sensiblement amélioré notre situation.» Avec les assistants sociaux, psychologues et somaticiens, les psychiatres se partagent la prise en charge qui a beaucoup changé. «On n’enferme plus les détenus 23 heures sur 24. On a pris conscience de la détresse engendrée», dit la psychiatre. Les maux les plus fréquents: dépression, troubles anxieux, addictions, psychose, troubles de la personnalité. La population carcérale a aussi évolué: plus jeune et migrante, avec davantage de délits sexuels [2]. «Elle est le miroir de la société. On fait presque de la psychiatrie de la migration. Moi qui aimais l’humanitaire, je le fais au final ici dans les prisons.» Sa motivation? Un intérêt pour la médecine communautaire et l’envie de s’occuper d’une population précarisée. Elle est persuadée de l’importance de son rôle: «Nous contribuons à stopper le cercle de violence en milieu carcéral en apportant une déontologie.»
Mais les besoins sont loin d’être couverts. Pour 6310 détenus répartis dans 91 établissements [3], on compte à peine entre 40 à 50 psychiatres forensiques. En théorie, il faudrait un psychiatre à temps plein pour 50 détenus. Or, ne faire que du pénitentiaire n’est pas tenable sur le long terme, estime Corinne Devaud Cornaz qui travaille aussi dans un cabinet relié au Réseau fribourgeois de santé mentale. Aménager des postes à temps partiel, les rendre visibles et diversifier les mandats est la clé. L’intéressée prend congé: «Je dois accueillir la psychologue qui rejoint notre équipe.» La relève est timide, mais bien là.
1 www.snm.ch/images/documents/snm_news/63_snmnews_psychiatrie_prison.pdf?phpMyAdmin=ad5e229b938c67878df4528979c2b319
2 doc.rero.ch/record/27331/files/Texte_publication_Journ_es_p_nit_de_FR_2008.pdf
3 www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/criminalite-droit-penal/execution-penale/etablissements-penitentiaires.html