Que viens-tu faire chez nous, Dr Algorithme?

Tribüne
Édition
2022/24
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2022.20846
Bull Med Suisses. 2022;103(24):826-828

Affiliations
Rédactrice en chef adjointe du Bulletin des médecins suisses

Publié le 14.06.2022

L’intelligence artificielle est en mesure d’analyser rapidement et précisément de grandes quantités de données, un atout fort utile dans le domaine médical. En ­parallèle, d’aucuns redoutent que la technologie ne vole des emplois aux médecins sur le long terme. Est-il dès lors pertinent de miser sur l’intelligence artificielle?
«Les médecins tels que nous les connaissons aujourd’hui deviendront obsolètes un jour» [1]. Lorsqu’il a formulé cette phrase, Jörg Goldhahn, médecin et chercheur, ne se doutait pas des réactions de colère qu’il ­allait provoquer. «Elles ont été nombreuses», indique-t-il. Le directeur de l’Institut pour la médecine translationnelle de l’EPF de Zurich avait endossé le rôle du méchant flic dans un débat pour ou contre sur la question polarisante «L’intelligence artificielle va-t-elle rendre les médecins obsolètes?» abordée en 2018 dans le British Medical Journal [2]. Le professeur sourit quand il repense à l’article et explique: «Je souhaitais lancer le débat.»
Dans une certaine mesure, le scientifique a raison de dire que les nouvelles technologies peuvent dépasser l’humain à certains égards. Un exemple: «L’intelligence artificielle peut aujourd’hui déjà identifier des tumeurs sur un scan plus rapidement que les médecins. Elle exécute les processus automatisables avec rapidité et précision.»

Qu’est-ce que l’intelligence artificielle (IA)?

L’intelligence artificielle est la capacité d’une technologie à imiter les capacités humaines, telles que l’apprentissage, l’analyse ou la prise de décision. En médecine, l’intelligence artificielle analyse les données et établit par exemple des ­diagnostics ou propose des thérapies.

La relation médecin-patient pas menacée

Est-ce donc la fin de la profession de médecin? «Plus vite que nous le pensons, le rôle des médecins constituera à soutenir les systèmes IA [intelligence arti­ficielle, note de la réd.]», écrivait Jörg Goldhahn dans son article publié dans le British Medical Journal. Il dit aujourd’hui: «J’ai exposé un scénario extrême.» Et ­relativise: «Un ­algorithme ne peut pas remplacer un médecin et surtout pas la relation entre le médecin et son patient.»
Jörg Goldhahn ne souhaite pas esquisser là le déclin de la profession de médecin. Au contraire. Le professeur de l’EPF a participé au développement et à la mise en place de filières d’études et de formation continue pour les médecins qui souhaitent se former dans le domaine de la numérisation [3]. «Dans le secteur de la santé, nous avons besoin de personnes à l’aise avec la technologie, mais également dotées d’un esprit critique. De personnes qui se posent des questions sur les développements numériques et qui les comprennent si bien qu’elles les exploitent au mieux», explique-t-il.

Un poste ad hoc à l’hôpital ­universitaire

Féru de technologie, ouvert à la nouveauté, mais toujours critique: voici le professeur Jens Eckstein, interniste, cardiologue et Chief Medical Information Officer à l’Hôpital universitaire de Bâle. Des questions relatives au système d’information clinique à la recherche de nouvelles applications numériques, la plupart des ­sujets liés à la numérisation dans le domaine médical passent d’abord par son bureau. «Je suis l’interlocuteur pour les start-ups, les grandes entreprises ou les chercheurs qui souhaitent collaborer avec nous.»
Dans le cadre d’un projet phare baptisé «SHIFT» [4] ­soutenu par Innosuisse, il travaille actuellement sur une nouvelle possibilité de surveiller en continu les ­paramètres vitaux des patients à l’hôpital et d’analyser les données au moyen de l’intelligence artificielle. Le ­wearable a la forme d’un bracelet et se porte au ­poignet comme une montre. Un capteur intégré collecte des paramètres qui fournissent des informations sur l’état de santé, notamment la fréquence et le rythme cardiaques. Par ailleurs, des tests sont en cours pour ­mesurer la fréquence respiratoire à l’aide de ce que l’on appelle le «Basler Band». A l’avenir, il sera peut-être possible de déterminer la pression artérielle, de mesurer la saturation en oxygène et la température cor­porelle centrale [5]. Des algorithmes ­analysent les ­données collectées et calculent automatiquement les risques pour la santé des personnes qui les portent.
Une smartwatch peut déjà mesurer ce genre de données. Alors pourquoi un tel bracelet? Les appareils du quotidien ne sont pas suffisamment précis pour une utilisation dans le domaine médical. A titre de comparaison: si l’application de navigation de votre smartphone ne calcule pas la durée d’un bouchon à la minute près, ce n’est pas dramatique. «Mais si une application dans notre hôpital indique une seule fois que le patient va bien alors qu’il va très mal, nous avons un énorme problème», souligne Jens Eckstein. C’est pourquoi Apple et Cie n’ont pas encore pu révolutionner le ­secteur de la santé. Mais peut-être le bracelet «Basler Band» pourra-t-il s’imposer un jour?
Dans le cadre du projet, Jens Eckstein monitore les ­patients hors des murs de l’hôpital à l’aide du bracelet. Il est prévu sur le long terme que les médecins puissent travailler dans leurs cabinets avec le bracelet «Basler Band», aient accès aux données et aux analyses. Avec quel but in fine? Tirer profit de l’application? Ou finir par se supprimer eux-mêmes puisque le ­bracelet prend en charge un nombre croissant de leurs tâches?

La crainte de perdre son emploi

«La peur de perdre son emploi est un sujet délicat qui revient sur la table dès nous abordons le recours aux nouvelles technologies et à l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé», explique Jens Eckstein. Il se sent un peu mal à l’aise, étant donné qu’il contribue lui-même à l’utilisation de telles applications. Il est ­toutefois convaincu d’agir dans la bonne direction.
En effet, on se plaint actuellement d’une pénurie de main-d’œuvre qualifiée, déclare Jens Eckstein avant d’ajouter: «Nos patientes et patients souhaitent plus de temps pour s’entretenir avec nous.» Tout va donc pour le mieux! Les nouvelles technologies soulagent les professionnels qui peuvent enfin consacrer plus de temps à la consultation, non? «Pour que cela fonctionne, la ­société doit exiger un système de santé dans lequel les professionnels de la santé peuvent utiliser le temps ainsi libéré pour les soins et le dialogue avec les ­patients», explique Jens Eckstein. Quelques années ­seront encore nécessaires avant d’y parvenir selon lui et Jörg Goldhahn.

Contribuer à façonner l’avenir

Lorsque des entreprises ou des universités annoncent par voie de presse qu’elles peuvent effectuer telles ­mesures et analyses dans le domaine médical à l’aide d’algorithmes, il s’agit généralement de premiers ­succès qui doivent encore être testés cliniquement pendant quelques années avant que certains d’entre eux puissent être effectivement utilisés.
Mais, comme chacun le sait, l’avenir commence toujours dans le présent. Jörg Goldhahn conseille ainsi aux hôpitaux de ne pas manquer le virage numérique. Ceux qui introduisent des technologies avant les autres auront un avantage sur la concurrence.
Les médecins qui rejettent les nouvelles technologies programment-ils finalement leur propre obsolescence? Le professeur de l’EPF ne souhaite pas polariser et nuance: «Nous avons finalement tous le même objectif. Plus de temps et un meilleur traitement pour nos patientes et patients.»
(Lisez également l’interview à la page suivante.)

«L’intelligence artificielle est le ­stéthoscope du XXIe siècle»

Pourquoi la FMH souhaite contribuer activement au développement de systèmes d’intelligence artificielle et comment de tels systèmes peuvent aider les médecins dans leur travail: les explications d’Alexander ­Zimmer, membre du Comité central de la FMH et responsable du département Numérisation/eHealth.
Alexander Zimmer, quels sont les avantages de l’intelligence artificielle pour la médecine?
A l’instar d’un pilote dans un cockpit, l’intelligence ­artificielle peut guider les médecins en identifiant rapidement et précisément les informations essentielles parmi la masse de données. En radiologie, par exemple, le temps nécessaire à la classification des tumeurs peut être réduit à quelques minutes. Il existe d’autres domaines d’application intéressants: une reconnaissance vocale basée sur l’intelligence artificielle peut documenter automatiquement les consultations avec les patientes et patients, ce qui nous permet de consacrer plus de temps au traitement.
Donfiore | Dreamstime.com
Y voyez-vous également des dangers?
L’intelligence artificielle utilisée à des fins diagnostiques et thérapeutiques pourrait remplacer, du moins en partie, les prestations médicales de base. Le profil de notre métier va donc changer avec l’intelligence arti­ficielle. Nous, les médecins, devrions donc y contribuer de manière critique et active.
Quand cela va-t-il se produire? Dans cinq, dix ou vingt ans? Ou dès maintenant?
Je pense que ce processus n’entraînera pas de changement brutal, mais il permettra à la médecine actuelle d’évoluer en permanence. L’intelligence artificielle a déjà fait son entrée dans notre vie quotidienne, parfois sans que nous en soyons conscients. La FMH souhaite donner à ses membres les moyens de participer activement et sans crainte à ce processus, dans l’intérêt de leurs patientes et patients.
Que fait la FMH dans ce contexte?
Fin septembre de cette année, la FMH publiera la ­brochure L’intelligence artificielle dans le quotidien médical. Nous y demandons notamment que le corps médical et la patientèle soient impliqués dans le développement de tels systèmes. Il faut par exemple s’assurer que des données pertinentes et de haute qualité sont disponibles pour entraîner l’intelligence artificielle. Cette dernière doit renforcer la relation médecin-patient et non la remplacer, c’est fondamental pour nous.
Pouvez-vous garantir que la technologie ne rendra jamais le médecin obsolète?
Il est peu probable que l’intelligence artificielle assume totalement le rôle des médecins. La médecine a toujours été une discipline soutenue par la technologie. Dans ce contexte, l’intelligence artificielle est souvent désignée comme le stéthoscope du XXIe siècle.
La manipulation d’instruments médicaux ne s’improvise pas. Comment former les futurs médecins à cette transition?
Une offre adéquate de formation prégraduée, postgraduée et continue et de perfectionnement est nécessaire. Les futurs mé­decins doivent apprendre à utiliser l’intelligence artificielle et les techno­logies modernes de manière judicieuse et compétente dans leur travail quotidien. Cela doit être accompagné de conditions juridiques et éthiques appropriées.
Interview: Eva MellRéférences
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